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Chapitre XVI
Le bonhomme Buvat

Maintenant, il faut que nos lecteurs nous permettent de leur faire faire plus ample connaissance avec un des personnages principaux de l'histoire que nous avons entrepris de leur raconter, personnage que nous n'avons encore fait que leur indiquer en passant. Nous voulons parler du bon bourgeois que nous avons vu d'abord quitter le groupe de la rue de Valois et se diriger vers la barrière des Sergents, au moment où l'artiste en plein air allait commencer sa quête, et que, si on se le rappelle, nous avons revu ensuite, dans un moment si inopportun, traverser attardé la rue des Bons-Enfants dans toute sa longueur.
Dieu nous garde de mettre l'intelligence de nos lecteurs en question, à ce point de douter un seul instant qu'ils n'aient reconnu, dans le pauvre diable à qui le chevalier d'Harmental était venu si à propos en aide, le bonhomme de la terrasse de la rue du Temps-Perdu. Mais ce qu'ils ne peuvent savoir, si nous ne leur racontons avec quelque détail, c'est ce qu'était physiquement, moralement et socialement, ce pauvre diable.
Si l'on n'a point oublié le peu de choses que nous avons eu jusqu'à présent l'occasion de dire sur son compte, on doit se rappeler que c'était un homme de quarante à quarante-cinq ans. Or, comme chacun sait, passé quarante ans, le bourgeois de Paris n'a plus d'âge, car de ce moment il oublie totalement le soin de sa personne, dont en général il ne s'est jamais beaucoup occupé, si bien qu'il met ce qu'il trouve et se coiffe comme il peut, négligence dont souffrent singulièrement ses grâces corporelles, surtout quand son physique, comme celui de notre héros, n'est pas de nature à se faire valoir par lui- même. Notre bourgeois était un petit homme de cinq pieds un pouce, gros et court, disposé à pousser à l'obésité à mesure qu'il avancerait en âge, et porteur d'une de ces figures placides où tout, cheveux, sourcils, yeux et peau, semble de la même couleur ; d'une de ces figures, enfin, dont, à dix pas, on ne distingue aucun trait. Aussi, le physionomiste le plus enthousiaste, s'il eût cherché à lire sur ce visage quelque haute et curieuse destinée, se serait certes arrêté dans son examen dès qu'il eût remonté de ses gros yeux bleu faïence à son front déprimé, ou qu'il eût descendu de ses lèvres bonassement entrouvertes aux plis rebondis de son double menton. Alors il eût compris qu'il avait sous les yeux une de ces têtes auxquelles toute fermentation est inconnue, dont les passions, bonnes ou mauvaises, ont respecté la fraîcheur, et qui n'ont jamais ballotté dans les parois vides de leur cerveau que le refrain banal de quelque chanson avec laquelle les nourrices endorment les enfants.
Ajoutons que la Providence, qui ne fait jamais les choses à demi, avait signé l'original dont nous venons d'offrir la copie à nos lecteurs du nom caractéristique de Jean Buvat. Il est vrai que les personnes qui avaient pu apprécier la profonde nullité d'esprit et les excellentes qualités de coeur de ce brave homme supprimaient d'ordinaire le surnom patronymique qu'il avait reçu sur les fonts baptismaux, et l'appelaient tout simplement le bonhomme Buvat.
Dès sa plus tendre jeunesse, le petit Buvat, qui avait une répugnance marquée pour toute espèce d'étude, manifesta une vocation toute particulière pour la calligraphie. Aussi arrivait-il chaque matin au collège des Oratoriens, où sa mère l'envoyait gratis, avec des thèmes et des versions fourmillant de fautes, mais écrits avec une netteté, une régularité, une propreté, qui faisaient plaisir à voir. Il en résultait que le petit Buvat recevait régulièrement tous les jours le fouet pour la paresse de son esprit, et tous les ans le prix d'écriture pour l'habileté de sa main. A quinze ans, il passa de l'Epitome sacrae qu'il avait recommencé cinq fois, à l'Epitome Graecae ; mais dès les premières versions, les professeurs s'aperçurent que le saut qu'ils venaient de faire faire à leur élève était trop fort pour lui, et ils le remirent pour la sixième fois à l'Epitome sacrae.
Tout passif qu'il paraissait être à l'extérieur, le jeune Buvat ne manquait pas au fond d'un certain orgueil ; il revint le soir tout pleurant chez sa mère, se plaignit à elle de l'injustice qui lui avait été faite, et déclara dans sa douleur une chose qu'il s'était bien gardé d'avouer jusque-là : c'est qu'il y avait à son école des enfants de dix ans plus avancés que lui. Madame veuve Buvat, qui était une commère, et qui voyait partir tous les matins son fils avec des devoirs parfaitement peints, ce qui lui suffisait à elle pour croire qu'il n'y avait rien à y redire, courut le lendemain chanter pouille aux bons pères. Ceux-ci lui répondirent que son fils était un bon enfant, incapable d'une mauvaise pensée vis-à-vis de Dieu et d'une mauvaise action envers ses camarades, mais qu'il était en même temps d'une si formidable bêtise, qu'ils lui conseillaient de développer, en le faisant maître d'écriture, le seul talent dont il parût que la nature, dans son avarice envers lui, eût consenti à le douer.
Ce conseil fut un trait de lumière pour madame Buvat. Elle comprit que de cette façon le produit qu'elle tirerait de son fils serait immédiat : elle revint donc à la maison et communiqua au jeune Buvat les nouveaux plans d'avenir qu'elle venait de former pour lui. Le jeune Buvat n'y vit qu'un moyen d'échapper à la fustigation et aux férules qu'il recevait tous les jours, et que ne compensait pas dans son esprit la récompense reliée en veau qu'il recevait tous les ans. Il accueillit donc les ouvertures de madame sa mère avec la plus grande joie, lui promit qu'avant six mois il serait le premier maître d'écriture de la capitale, et, le jour même, après avoir, de ses petites économies, acheté un canif à quatre lames, un paquet de plumes d'oie et deux cahiers de papier, il se mit à l'oeuvre.
Les bons oratoriens ne s'étaient pas trompés sur la véritable vocation du jeune Buvat : la calligraphie était chez lui un art qui arrivait presque jusqu'au dessin. Au bout de six mois, comme le singe des Mille et une Nuits, il écrivait six sortes d'écritures, et imitait au trait toutes sortes de figures d'hommes, d'arbres et d'animaux. Au bout d'un an, il avait fait de tels progrès, qu'il demeura convaincu qu'il pouvait lancer son prospectus. Il y travailla pendant trois mois, jour et nuit, et pensa perdre la vue, mais il est juste de dire aussi qu'au bout de ce temps il avait accompli un chef- d'oeuvre : ce n'était pas une simple pancarte, c'était un véritable tableau représentant la Création du monde en pleins et en déliés, divisée à peu près comme la Transfiguration de Raphal. Dans la partie du haut, consacrée à l'Eden, le Père éternel tirait Eve du côté d'Adam endormi, entouré des animaux que la noblesse de leur nature rapproche de l'homme, tels que le lion, le cheval et le chien. Au bas était la mer, dans les profondeurs de laquelle on voyait nager les poissons les plus fantastiques, et qui ballottait à sa surface un superbe vaisseau à trois ponts. Des deux côtés, des arbres chargés d'oiseaux mettaient le ciel qu'ils touchaient de leur sommet en communication avec la terre qu'ils fouillaient de leurs racines, et dans l'intervalle laissé libre par toutes ces belles choses s'élançait dans la ligne la plus parfaitement horizontale, et reproduit en six écritures différentes, l'adverbe impitoyablement.
Cette fois, l'artiste ne fut point trompé dans son attente. Le tableau produisit l'effet qu'il devait produire ; huit jours après, le jeune Buvat avait cinq écoliers et deux écolières.
Cette vogue ne fit qu'augmenter, et madame Buvat, après quelques années encore passées dans une aisance supérieure à celle qu'elle avait jamais eue, même du temps de feu son mari, eut la satisfaction de mourir parfaitement rassurée sur l'avenir de monsieur son fils.
Quant à lui, après avoir convenablement pleuré madame sa mère, il poursuivit le cours de sa vie, si quotidiennement réglée qu'il pouvait affirmer chaque soir que son lendemain serait exactement calqué sur la veille. Il arriva ainsi à l'âge de vingt-six ou vingt-sept ans, ayant traversé, dans le calme éternel de son innocente et vertueuse bonhomie, cette époque orageuse de l'existence.
Ce fut vers ce temps que le brave homme trouva l'occasion de faire une action sublime, et qu'il la fit instinctivement, naïvement et bonnement, comme tout ce qu'il faisait. Peut-être un homme d'esprit eût-il passé près d'elle sans la voir, ou eût-il détourné la tête en la voyant.
Il y avait alors au premier étage de la maison n° 6 de la rue des Orties, dont Buvat occupait modestement une mansarde, un jeune ménage qui faisait l'admiration de tout le quartier par l'harmonie charmante avec laquelle vivaient ensemble le mari et la femme. Il est vrai de dire que les deux époux avaient l'air d'être nés l'un pour l'autre. Le mari était un homme de trente- quatre à trente-cinq ans, d'origine méridionale, ayant les cheveux, les yeux et la barbe noirs, le teint basané, et des dents comme des perles. Il se nommait Albert du Rocher, était fils d'un ancien chef cévenol qui avait été forcé de se faire catholique ainsi que toute sa famille, lors des persécutions de M. de Bâville, et, moitié par opposition, moitié parce que la jeunesse cherche les jeunes gens, il était entré, après avoir fait ses preuves comme écuyer, chez monsieur le duc de Chartres, lequel, à cette époque justement, reformait sa maison, qui avait fort souffert dans la campagne précédente à la bataille de Steinkerque, où le prince avait fait ses premières armes. Du Rocher avait donc obtenu la place de la Neuville, son prédécesseur, qui avait été tué lors de cette belle charge de la maison du roi, qui, conduite par monsieur le duc de Chartres, avait décidé de la victoire.
L'hiver avait interrompu la campagne ; mais le printemps arrivé, monsieur de Luxembourg rappela à lui tous ces beaux officiers qui partageaient semestriellement, à cette époque, leur vie entre la guerre et les plaisirs. M. le duc de Chartres, toujours si ardent à tirer une épée que la jalousie de Louis XIV repoussa si souvent au fourreau, fut un des premiers à se rendre à cet appel. Du Rocher le suivit avec toute sa maison militaire.
La grande journée de Nerwinde arriva. M. le duc de Chartres avait comme d'habitude le commandement de la maison ; comme d'habitude, il chargea à sa tête, mais si profondément, que, dans ses différentes charges, il resta cinq fois à peu près seul au milieu d'ennemis. A la cinquième fois, il n'avait près de lui qu'un jeune homme qu'il connaissait à peine, mais au coup d'oeil rapide qu'il échangea avec lui, il reconnut que c'était un de ces coeurs sur lesquels il pouvait compter, et, au lieu de se rendre, comme le lui proposait un brigadier ennemi qui l'avait reconnu, il lui cassa la tête d'un coup de pistolet. Au même instant, deux coups de feu partirent, dont l'un enleva le chapeau du prince, et dont l'autre s'amortit sur la poignée de son épée ; mais à peine ces deux coups de feu étaient-ils partis, que ceux qui les avaient tirés tombèrent presque simultanément, renversés par le compagnon du prince, l'un d'un coup de sabre, l'autre d'un coup de pistolet. Une décharge générale se fit alors sur ces deux hommes, qui ne furent heureusement, ou plutôt miraculeusement, atteints par aucune balle ; seulement le cheval du prince, blessé mortellement à la tête, s'abattit sous lui, le jeune homme qui l'accompagnait sauta aussitôt à bas du sien et le lui offrit. Le prince fit quelques difficultés d'accepter ce service, qui pouvait coûter si cher à celui qui le lui rendait ; mais le jeune homme, qui était grand et fort pensant que ce n'était pas le moment d'échanger des politesses, prit le prince dans ses bras, et, bon gré mal gré, le remit en selle. En ce moment, M. d'Arcy, qui arrivait avec un détachement de chevau-légers, pénétra jusqu'à lui juste au moment où, malgré leur courage, le prince et son compagnon allaient être tués ou pris. Tous deux étaient sans blessures, quoique le prince eût reçu quatre balles dans ses habits. Le duc de Chartres tendit alors la main à son compagnon et lui demanda comment il s'appelait, car quoique sa figure lui fût connue, il était depuis si peu de temps à son service qu'il ne se rappelait même pas son nom. Le jeune homme lui répondit qu'il s'appelait Albert du Rocher, et qu'il avait remplacé près de lui, comme écuyer, la Neuville, tué à Steinkerque.
Alors, se retournant vers ceux qui venaient d'arriver : – Messieurs, leur dit le prince, c'est vous qui m'avez empêché d'être pris ; mais, ajouta-t-il en montrant du Rocher, voilà celui qui m'a empêché d'être tué.
A la fin de la campagne, monsieur le duc de Chartres nomma du Rocher son premier écuyer, et, trois ans après, ayant toujours conservé pour lui l'affection reconnaissante qu'il lui avait vouée, il le maria avec une jeune personne dont il était amoureux et de la dot de laquelle il se chargea. Malheureusement, comme monsieur de Chartres n'était encore qu'un jeune homme à cette époque, la dot ne dut pas être bien forte, mais en échange il se chargea de l'avancement de son protégé.
Cette jeune personne était d'origine anglaise : sa mère avait accompagné Madame Henriette en France, lorsqu'elle était venue épouser Monsieur, et après l'empoisonnement de cette princesse par le chevalier d'Effiat, elle était passée dame d'atours au service de la grande dauphine ; mais en 1690, la grande dauphine étant morte, et l'Anglaise, dans sa fierté tout insulaire n'ayant pas voulu rester près de mademoiselle Choin, elle s'était retirée dans une petite maison de campagne, qu'elle louait près de Saint-Cloud, pour s'y livrer tout entière à l'éducation de sa petite Clarice, employant à cette éducation la rente viagère qu'elle tenait de la munificence du grand dauphin. Ce fut là que dans les voyages du duc de Chartres à Saint-Cloud, du Rocher fit la connaissance de cette jeune fille, avec laquelle monsieur le duc de Chartres, comme nous l'avons dit, le maria vers 1697.
C'étaient donc ces deux jeunes gens, dont l'union faisait plaisir à voir, qui occupaient le premier étage de la maison n° 6 de la rue des Orties, dont Buvat habitait modestement une mansarde.
Les jeunes époux avaient eu tout d'abord un fils, dont, dès l'âge de quatre ans, l'éducation calligraphique fut confiée à Buvat. Le jeune élève faisait déjà les progrès les plus satisfaisants, lorsqu'il fut tout à coup enlevé par la rougeole. Le désespoir des parents fut grand, comme il est facile de le comprendre ; Buvat le partagea d'autant plus sincèrement que son écolier annonçait les plus heureuses dispositions. Cette sympathie pour leur douleur, de la part d'un étranger, les attacha à lui, et un jour que le bonhomme se plaignait de l'avenir précaire qui attend les artistes, Albert du Rocher lui proposa d'user de son influence pour lui faire obtenir une place à la Bibliothèque. Buvat bondit de joie à l'idée de devenir fonctionnaire public. Le même jour la demande fut écrite de sa plus belle écriture ; le premier écuyer l'apostilla chaudement, et, un mois après, Buvat reçut un brevet d'employé à la bibliothèque royale, section des manuscrits aux appointements de neuf cents livres.
A compter de ce jour, Buvat, dans l'orgueil bien naturel que lui inspirait sa nouvelle position sociale, oublia ses écoliers et ses écolières, et s'adonna tout entier à la confection des étiquettes. Neuf cents livres, assurées jusqu'à la fin de sa vie, étaient une véritable fortune, et le digne écrivain, grâce à la munificence royale, commença de couler des jours filés d'or et de soie, promettant toujours à ses bons voisins que, s'ils avaient un autre enfant, ce ne serait pas un autre que lui, Jean Buvat, qui lui montrerait à écrire. De leur côté, les pauvres parents désiraient fort donner ce surcroît d'occupation au digne écrivain. Dieu exauça leur désir. Vers la fin de l'année 1702, Clarice accoucha d'une fille.
Ce fut une très grande joie dans toute la maison. Buvat ne se sentait pas d'aise : il courait par les escaliers, se battant les cuisses avec les mains, et chantant à tue-tête le refrain de sa chanson favorite : Laissez-moi aller, laissez-moi jouer, etc. Ce jour-là, pour la première fois depuis qu'il avait été nommé, c'est-à-dire depuis deux ans, il n'arriva à son bureau qu'à dix heures un quart au lieu de dix heures précises. Un surnuméraire, qui le croyait mort, avait demandé sa place.
La petite Bathilde n'avait pas huit jours que Buvat voulait déjà lui faire faire des bâtons, disant qu'il fallait, pour bien apprendre une chose, l'apprendre dans sa jeunesse. On eut toutes les peines du monde à lui faire comprendre qu'il fallait au moins attendre qu'elle eût deux ou trois ans. Il se résigna ; mais, en attendant, il lui prépara des exemples. Au bout de trois ans, Clarice lui tint parole, et Buvat eut la satisfaction de mettre solennellement entre les mains de Bathilde la première plume qu'elle eût touchée.
On était arrivé au commencement de 1707, et le duc de Chartres, devenu duc d'Orléans par la mort de Monsieur avait enfin obtenu un commandement en Espagne, où il devait conduire des troupes au maréchal de Berwick. Des ordres furent aussitôt donnés à toute sa maison militaire de se tenir prête pour le 5 mars. Comme premier écuyer, Albert devait nécessairement accompagner le prince. Cette nouvelle, qui en tout autre temps l'eût comblé de joie, lui fut presque douloureuse en ce moment car la santé de Clarice commençait à inspirer de vives inquiétudes, et le médecin avait laissé échapper le mot de phtisie pulmonaire. Soit que Clarice se sentît elle-même gravement attaquée, soit, chose plus naturelle encore, qu'elle craignît tout simplement pour son mari, l'explosion de sa douleur fut si grande, qu'Albert lui-même ne put s'empêcher de pleurer avec elle. La petite Bathilde et Buvat pleurèrent parce qu'ils voyaient pleurer.
Le 5 mai arriva : c'était le jour fixé pour le départ. Malgré sa douleur, Clarice s'était occupée elle-même des équipages de son mari, et avait voulu qu'ils fussent dignes du prince qu'il accompagnait. Aussi, au milieu de ses larmes, un éclair d'orgueilleuse joie illumina son visage, lorsqu'elle vit Albert dans son élégant uniforme et sur son beau cheval de bataille. Quant à Albert, il était plein d'orgueil et de fierté. La pauvre femme sourit tristement à ses rêves d'avenir ; mais, pour ne pas l'attrister dans ce moment suprême, elle renferma son chagrin dans son coeur, et faisant taire les craintes qu'elle avait pour lui, et peut-être aussi celles qu'elle avait pour elle-même, elle fut la première à lui dire de penser non pas à elle, mais à son honneur.
Le duc d'Orléans et son corps d'armée entrèrent en Catalogne dans les premiers jours d'avril, et s'avancèrent aussitôt à marches forcées à travers l'Aragon. En arrivant à Segorbe, le duc apprit que le maréchal de Berwick s'apprêtait à donner une bataille décisive, et, dans le désir qu'il avait d'arriver à temps pour y prendre part, il expédia Albert en courrier ; avec mission de dire au maréchal que le duc d'Orléans arrivait à son aide avec dix mille hommes et de le prier, si cela ne contrariait pas ses dispositions, de l'attendre pour commencer l'action, Albert partit ; mais, égaré dans les montagnes, perdu par de mauvais guides, il ne précéda l'armée que d'un jour et arriva au camp du maréchal de Berwick au moment même où il allait engager le combat. Albert se fit indiquer la position qu'occupait en personne le maréchal ; on lui montra à la gauche de l'armée, sur un petit mamelon d'où l'on découvrait toute la plaine, le duc de Berwick au milieu de son état major. Albert mit son cheval au galop et piqua droit sur lui.
Le messager se fit reconnaître au maréchal, et lui exposa la cause de sa mission. Le maréchal, pour toute réponse, lui montra le champ de bataille, et lui dit de retourner vers le prince et de lui dire ce qu'il avait vu. Mais Albert avait respiré l'odeur de la poudre, et ne voulait point s'en aller ainsi. Il demanda la permission de rester, afin de lui donner du moins la nouvelle de la victoire. Le maréchal y consentit. En ce moment, une charge de dragons ayant paru nécessaire au général en chef, il commanda à un de ses aides de camp de porter au colonel l'ordre de charger. Le jeune homme partit au galop, mais à peine avait-il franchi le tiers de la distance qui séparait le mamelon de la position occupée par ce régiment qu'il eut la tête emportée par un boulet de canon. Il n'était pas encore tombé des étriers, qu'Albert, saisissant cette occasion de prendre part à la bataille, lança son cheval à son tour, transmit l'ordre au colonel, et, au lieu de revenir vers le maréchal, tira son épée et chargea en tête du régiment.
Cette charge fut une des plus brillantes de la journée, et elle s'enfonça si profondément au coeur des impériaux qu'elle commença d'ébranler l'ennemi. Le maréchal, malgré lui, avait suivi des yeux, au milieu de la mêlée, ce jeune officier qu'il pouvait reconnaître à son uniforme. Il le vit arriver jusqu'au drapeau ennemi, engager une lutte corps à corps avec celui qui le portait, puis, au bout d'un instant, quand le régiment fut en fuite, il vit revenir Albert à lui, tenant sa conquête dans ses bras. Arrivé devant le maréchal, il jeta le drapeau à ses pieds, ouvrit la bouche pour parler, mais, au lieu de paroles, ce fut une gorgée de sang qui vint sur ses lèvres. Le maréchal le vit chanceler sur ses arçons, et s'avança pour le soutenir ; mais, avant qu'il eût pu lui porter secours, Albert était tombé : une balle lui avait traversé la poitrine.
Le maréchal sauta de son cheval, mais le courageux jeune homme était mort sur le drapeau qu'il venait de conquérir.

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