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Chapitre XVII
Le bonhomme Buvat.

Le duc d'Orléans arriva le lendemain de la bataille ; il regretta Albert comme on regrette un homme de coeur, mais, après tout, il était mort de la mort du brave, il était mort au milieu d'une victoire, il était mort sur le drapeau qu'il avait conquis : que pouvait demander de plus un Français, un soldat, un gentilhomme ?
Le duc d'Orléans voulut écrire de sa main à la pauvre veuve. Si quelque chose pouvait consoler une femme de la mort de son mari, ce serait sans doute une pareille lettre. Mais la pauvre Clarice ne vit qu'une chose, c'est qu'elle n'avait plus d'époux et que sa Bathilde n'avait plus de père.
A quatre heures, Buvat rentra de la Bibliothèque ; on lui dit que Clarice le demandait : il descendit aussitôt. La pauvre femme ne pleurait pas ; elle était atterrée, sans larmes, sans paroles ; ses yeux étaient fixes et caves comme ceux d'une folle. Quand Buvat entra, elle ne se tourna pas vers lui, elle ne tourna pas la tête, elle se contenta d'étendre la main de son côté et de lui présenter la lettre.
Buvat regarda à droite et à gauche d'un air tout hébété pour deviner de quoi il était question ; puis, voyant que rien ne pouvait diriger ses conjectures, il reporta ses yeux sur le papier, et lut à haute voix :

« Madame, votre mari est mort pour la France et pour moi. Ni la France ni moi ne pouvons vous rendre votre mari ; mais souvenez-vous que si jamais vous aviez besoin de quelque chose, nous sommes tous deux vos débiteurs.
Votre affectionné,
                    Philippe d'Orléans. »

- Comment ! s'écria Buvat en fixant ses gros yeux sur Clarice, monsieur du Rocher ?... pas possible !
- Papa est mort ? dit en s'approchant de sa mère la petite Bathilde, qui jouait dans un coin avec sa poupée. Maman, est-ce que c'est vrai que papa est mort ?
- Hélas ! hélas ! oui, ma chère enfant, s'écria Clarice retrouvant tout à la fois les paroles et les larmes, oh ! oui, c'est vrai ! ce n'est que trop vrai ! Oh ! malheureuses que nous sommes !
- Madame, dit Buvat qui n'avait pas dans l'imagination de grandes ressources consolatrices, il ne faut pas vous désoler ainsi ; c'est peut-être une fausse nouvelle.
- Ne voyez-vous pas que la lettre est du duc d'Orléans lui-même ? s'écria la pauvre veuve. Oui, mon enfant, oui, ton père est mort. Pleure, pleure, ma fille ! peut-être qu'en voyant tes larmes Dieu aura pitié de toi.
Et en disant ces paroles, la pauvre femme toussa si douloureusement, que Buvat en sentit sa propre poitrine comme déchirée : mais son effroi fut bien plus grand encore, lorsqu'il lui vit retirer plein de sang le mouchoir qu'elle avait approché de sa bouche. Alors il comprit que le malheur qui venait de lui arriver n'était peut-être pas le plus grand qui menaçât la petite Bathilde.
L'appartement qu'occupait Clarice était devenu désormais trop grand pour elle ; personne ne s'étonna donc de la voir le quitter pour en prendre un plus petit au second.
Outre la douleur qui, chez Clarice, avait anéanti toutes ses autres facultés, il y a dans tout noble coeur une certaine répugnance à solliciter, même de la patrie, la récompense du sang versé pour elle, surtout quand ce sang est encore chaud, comme l'était celui d'Albert. La pauvre veuve hésita donc à se présenter au ministère de la guerre pour faire valoir ses droits. Il en résulta qu'au bout de trois mois, quand elle put prendre sur elle de faire les premières démarches, la prise de Requena et celle de Saragosse avaient déjà fait oublier la bataille d'Almanza. Clarice montra la lettre du prince ; le secrétaire du ministre lui répondit qu'avec une pareille lettre elle ne pouvait manquer de tout obtenir, mais qu'il fallait attendre le retour de Son Altesse. Clarice regarda dans une glace son visage maigri, et sourit tristement. – Attendre ! dit-elle ; oui, cela vaudrait mieux, j'en conviens ; mais Dieu sait si j'en aurai le temps.
Il résulta de cet échec que Clarice quitta son logement du second pour prendre deux petites chambres au troisième. La pauvre veuve n'avait d'autre fortune que le traitement de son mari. La petite dot que lui avait donnée le duc avait disparu dans l'achat d'un mobilier et dans les équipages de son mari. Comme le nouveau logement qu'elle prenait était beaucoup plus petit que l'autre, on ne s'étonna donc point que Clarice vendît le superflu de ses meubles.
On attendait pour la fin de l'automne le retour du duc d'Orléans, et Clarice comptait sur ce retour pour améliorer sa situation ; mais, contre toutes les habitudes stratégiques de cette époque, l'armée, au lieu de prendre ses quartiers d'hiver, continua la campagne, et l'on apprit qu'au lieu de se préparer à revenir, le duc d'Orléans se préparait à mettre le siège devant Lérida. Or, en 1647, le grand Condé lui-même avait échoué devant Lérida, et le nouveau siège, en supposant même qu'il eût une bonne issue, promettait de traîner effroyablement en longueur.
Clarice risqua quelques nouvelles démarches : cette fois on avait déjà oublié jusqu'au nom de son mari. Elle eut de nouveau recours à la lettre du prince ; cette lettre fit son effet ordinaire, mais on lui répondit qu'après le siège de Lérida, le duc d'Orléans ne pouvait manquer de revenir : force fut donc à la pauvre veuve de prendre encore patience.
Seulement elle quitta ses deux chambres pour prendre une petite mansarde en face de celle de Buvat, et elle vendit ce qui lui restait de meubles, ne gardant qu'une table, quelques chaises, le berceau de la petite Bathilde, et un lit pour elle.
Buvat avait vu sans trop s'en rendre compte tous ces déménagements successifs, et quoiqu'il n'eût pas l'esprit très subtil, il ne lui avait pas été difficile de comprendre la situation de sa voisine. Buvat, qui était un homme d'ordre, avait devant lui quelques petites économies qu'il avait grande envie de mettre à la disposition de sa voisine ; mais comme, à mesure que la misère de Clarice devenait plus grande, sa fierté grandissait aussi ; jamais le pauvre Buvat n'osa lui faire une pareille offre. Et cependant, vingt fois il alla chez elle avec un petit rouleau qui renfermait toute sa fortune, c'est-à-dire cinquante ou soixante louis ; mais chaque fois il sortit de chez Clarice, le rouleau à moitié tiré de sa poche, sans jamais pouvoir prendre sur lui de le tirer tout à fait. Seulement, un jour il arriva que Buvat, en descendant pour aller à son bureau, ayant rencontré le propriétaire qui faisait sa tournée trimestrielle, et ayant deviné que la visite qu'il comptait faire à sa voisine, avec sa scrupuleuse ponctualité allait, malgré l'exiguïté de la somme, la mettre peut-être dans un grand embarras, il fit entrer le propriétaire chez lui, en disant que, la veille, madame du Rocher lui avait remis l'argent, afin qu'il retirât les deux quittances en même temps. Le propriétaire, qui y trouvait son compte et qui avait craint un retard du côté de sa locataire, ne s'inquiéta point de quelle part lui venait l'argent : il tendit les deux mains, remit les deux quittances et continua sa tournée.
Il faut dire aussi que, dans la naïveté de son âme Buvat fut tourmenté de cette bonne action comme d'un crime ; il fut trois ou quatre jours sans oser se présenter chez sa voisine, de sorte que, lorsqu'il y revint, il la trouva toute affectée de ce qu'elle croyait un acte d'indifférence de sa part. De son côté, Buvat trouva Clarice si fort changée encore pendant ces quatre jours, qu'il sortit en secouant la tête et en s'essuyant les yeux, et que, pour la première fois peut-être, il se mit au lit sans chanter, pendant les quinze tours qu'il avait l'habitude de faire dans sa chambre avant de se coucher :

          Laissez-moi aller
          Laissez-moi jouer, etc.

ce qui était une preuve de bien triste et bien profonde préoccupation.
Les derniers jours de l'hiver s'écoulèrent et apportèrent en passant la nouvelle de la reddition de Lérida, mais en même temps on apprit que le jeune et infatigable général s'apprêtait à assiéger Tortose. Ce fut le dernier coup porté à la pauvre Clarice. Elle comprit que le printemps allait venir, et avec le printemps une nouvelle campagne qui retiendrait le duc à l'armée. Les forces lui manquèrent, et elle fut obligée de s'aliter.
La position de Clarice était affreuse ; elle ne s'abusait pas sur sa maladie, elle sentait qu'elle était mortelle, et elle n'avait personne au monde à qui recommander son enfant. La pauvre femme craignait la mort, non pas pour elle, mais pour sa fille, qui n'aurait pas même la pierre de la tombe maternelle pour y reposer sa tête. Son mari n'avait que des parents éloignés, dont elle ne pouvait ni ne voulait solliciter la pitié. Quant à sa famille à elle, née en France, où sa mère était morte, elle ne l'avait jamais connue. D'ailleurs, elle comprenait qu'y eût-il quelque espoir de ce côté, elle n'avait plus le temps d'y recourir. La mort venait.
Une nuit, Buvat, qui la veille au soir avait quitté Clarice dévorée par la fièvre, l'entendit gémir si profondément, qu'il sauta à bas de son lit et s'habilla pour aller lui offrir son secours ; mais, arrivé à la porte, il n'osa entrer ni frapper. Clarice pleurait à sanglots et priait à haute voix. En ce moment, la petite Bathilde s'éveilla et appela sa mère. Clarice renfonça ses larmes, alla prendre son enfant dans son berceau, et, l'agenouillant sur son lit, elle lui fit répéter tout ce qu'elle savait de prières, et entre chacune d'elles Buvat l'entendait s'écrier d'une voix douloureuse : « O mon Dieu ! mon Dieu ! écoutez mon pauvre enfant ! » Il y avait dans cette scène nocturne d'un enfant à peine hors du berceau et d'une mère à moitié dans la tombe, s'adressant tous deux au Seigneur comme à leur seul et unique soutien, au milieu du silence de la nuit, quelque chose de si profondément triste que le bon Buvat tomba à genoux, et promit solennellement tout bas ce qu'il n'osait offrir tout haut. Il jura que Bathilde pourrait rester orpheline, mais que du moins elle ne serait pas abandonnée. Dieu avait entendu la double prière qui avait monté vers lui, et il l'exauçait.
Le lendemain, Buvat fit, en entrant chez Clarice, ce qu'il n'avait jamais osé faire ; il prit Bathilde entre ses bras, appuya sa bonne grosse figure contre le charmant petit visage de l'enfant, et lui dit tout bas : – Sois tranquille, va, pauvre petite innocente, il y a encore de bonnes gens sur la terre.– La petite fille alors lui jeta les bras autour du cou et l'embrassa à son tour. Buvat sentit que des larmes lui venaient aux yeux, et comme il avait entendu répéter maintes fois qu'il ne faut pas pleurer devant les malades de peur de les inquiéter, il tira sa montre et dit de sa plus grosse voix pour en dissimuler l'émotion : – Hum ! hum ! il est dix heures moins un quart ; il faut que je m'en aille. Adieu, madame du Rocher.
Sur l'escalier, il rencontra le médecin et lui demanda ce qu'il pensait de la malade. Comme c'était un médecin qui venait par charité, et qu'il ne se croyait pas obligé d'avoir des ménagements, attendu qu'on ne les lui payait pas, il répondit que dans trois jours elle serait morte.
En rentrant à quatre heures, Buvat trouva la maison en émoi. En descendant de chez Clarice, le médecin avait dit qu'il fallait appeler le viatique. On avait donc été prévenir le curé, et le curé était venu, avait monté l'escalier, précédé du sacristain et de sa sonnette, et sans préparation aucune, il était entré dans la chambre de la malade. Clarice l'avait reçu comme on reçoit le Seigneur, c'est-à-dire les mains jointes et les yeux au ciel, mais l'impression produite sur elle n'en avait pas moins été terrible. Buvat entendit des chants, et se douta de ce qui était arrivé : il monta vivement, et trouva le haut de l'escalier et la porte de la chambre encombrés de toutes les commères du quartier, qui avaient comme c'était l'habitude à cette époque, suivi le saint- sacrement. Autour du lit où était étendue la mourante, déjà si pâle et si raidie que, sans les deux grosses larmes qui coulaient de ses yeux, on eût pu la prendre pour une statue de marbre couchée sur un tombeau, les prêtres chantaient les prières des agonisants, et, dans un coin de la chambre, la petite Bathilde, qu'on avait séparée de sa mère, afin que la malade ne fût point distraite pendant l'accomplissement de son dernier acte de religion, était blottie, n'osant ni crier ni pleurer, tout effrayée de voir tant de monde qu'elle ne connaissait point, et d'entendre tant de bruit auquel elle ne comprenait rien. Aussi, dès qu'elle aperçut Buvat, l'enfant courut à lui, comme à la seule personne qu'elle connût au milieu de cette funèbre assemblée. Buvat la prit dans ses bras et alla s'agenouiller avec elle près du lit de la mourante. En ce moment Clarice abaissa ses yeux du ciel sur la terre. Sans doute elle venait d'adresser au ciel son éternelle prière d'envoyer un protecteur à sa fille. Elle vit Bathilde dans les bras du seul ami qu'elle se connût au monde. Avec ce regard perçant des moribonds, elle plongea jusqu'au fond de ce coeur pur et dévoué, et elle y lut en ce moment tout ce qu'il n'avait pas osé lui dire ; car elle se souleva sur son séant, lui tendit la main en jetant un cri de reconnaissance et de joie, que les anges seuls comprirent, et, comme si elle avait épuisé les dernières forces de sa vie dans cet élan maternel, elle retomba évanouie sur son lit.
La cérémonie religieuse étant terminée, les prêtres se retirèrent d'abord ; les dévotes les suivirent, les indifférents et les curieux sortirent les derniers. De ce nombre étaient plusieurs femmes. Buvat leur demanda si quelqu'une d'entre elles n'aurait point parmi ses connaissances une bonne garde- malade : une d'elles se présenta aussitôt, assura, au milieu du chorus de ses compagnes, qu'elle avait toutes les vertus requises pour exercer cet honorable état, mais que, justement à cause de cette réunion de qualités, elle avait l'habitude de se faire payer huit jours d'avance, attendu qu'elle était fort courue dans le quartier. Buvat s'informa du prix qu'elle mettait à ces huit jours ; elle répondit que pour tout autre ce serait seize livres ; mais qu'attendu que la pauvre dame ne paraissait pas très fortunée, elle se contenterait de douze. Buvat, qui avait justement touché son mois le jour même, tira deux écus de sa poche et les lui donna sans marchander. Elle lui eût demandé le double qu'il l'eût donné également ; aussi cette générosité inattendue provoqua-t-elle force suppositions dont quelques-unes n'étaient pas au plus grand honneur de la mourante ; tant il est vrai qu'une bonne action est une chose si rare, qu'il faut toujours, lorsqu'elle se produit aux yeux des hommes, que les hommes humiliés lui cherchent une cause impure ou intéressée !
Clarice était toujours évanouie. La garde entra aussitôt en fonctions, en lui faisant, à défaut de sels, respirer du vinaigre. Buvat se retira. Quant à la petite Bathilde, on lui avait dit que sa mère dormait. La pauvre enfant ne connaissait pas encore la différence qu'il y avait entre le sommeil et la mort, et elle s'était remise à jouer dans un coin avec sa poupée.
Au bout d'une heure, Buvat revint demander des nouvelles de Clarice : la malade était sortie de son évanouissement, mais quoiqu'elle eût les yeux ouverts, elle ne parlait plus : cependant elle pouvait reconnaître encore, car, dès qu'elle l'aperçut, elle joignit les mains et se mit à prier, puis elle parut chercher quelque chose sous son traversin. Mais l'effort qu'il fallait qu'elle fît était sans doute trop grand pour sa faiblesse, car elle poussa un gémissement et retomba de nouveau sans mouvement sur son oreiller. La garde secoua la tête, et approchant de la malade : – Il est bien, votre oreiller, ma petite mère, lui dit-elle, il ne faut pas le déranger. Puis, se retournant vers Buvat : – Ah ! les malades, ajouta-t-elle en haussant les épaules, ne m'en parlez pas ! ça se figure toujours que ça a quelque chose qui les gêne. C'est la mort, quoi ! c'est la mort ! mais ils ne le savent pas.
Clarice poussa un profond soupir, mais elle resta immobile. La garde s'approcha d'elle, et avec la barbe d'une plume elle lui frotta les lèvres d'un cordial de son invention, qu'elle était allée chercher chez le pharmacien. Buvat ne put supporter ce spectacle ; il recommanda la mère et l'enfant à la garde, et sortit.
Le lendemain matin la malade était plus mal encore ; car, quoiqu'elle eût les yeux ouverts, elle ne paraissait reconnaître personne autre que sa fille, qu'on avait couchée près d'elle sur le lit, et dont elle avait pris la petite main qu'elle ne voulait plus lâcher. De son côté l'enfant, comme si elle sentait que c'était la dernière étreinte maternelle, restait immobile et muette. Quand elle aperçut son bon ami, elle lui dit seulement :
- Elle dort, maman, elle dort.
Il sembla alors à Buvat que Clarice faisait un mouvement, comme si elle entendait encore et reconnaissait la voix de sa fille ; mais ce pouvait être aussi bien un frisson nerveux. Il demanda à la garde si la malade avait besoin de quelque chose. La garde secoua la tête en disant :
- Pourquoi faire ? ça serait de l'argent jeté à l'eau : ces gueux d'apothicaires en gagnent bien assez comme cela !
Buvat aurait bien voulu rester près de Clarice, car il voyait qu'elle ne devait plus avoir que bien peu de temps à vivre ; mais il n'aurait jamais eu l'idée, à moins d'être mourant lui-même, qu'il pût manquer un seul jour d'aller à son bureau. Il y arriva donc comme d'habitude mais si triste et si accablé, que le roi ne gagna pas grand-chose à sa présence. On remarqua même avec étonnement, ce jour-là, que Buvat n'attendit pas que quatre heures fussent sonnées pour dénouer les cordons des fausses manches bleues qu'il passait en arrivant pour garantir son habit, et qu'au premier coup de l'horloge, il se leva, prit son chapeau et sortit. Le surnuméraire qui avait déjà demandé sa place le regarda s'en aller, puis, quand il eut refermé la porte :
- Eh bien ! à la bonne heure, dit-il assez haut pour être entendu du chef, en voilà un qui se la passe douce !
Les pressentiments de Buvat furent confirmés : en arrivant à la maison, il demanda à la portière comment allait Clarice.
- Ah ! Dieu merci ! répondit-elle, la pauvre femme est bien heureuse : elle ne souffre plus.
- Elle est morte ! s'écria Buvat avec ce frisson que produit toujours sur celui qui l'entend ce mot terrible.
- Il y a trois quarts d'heure à peu près, répondit la portière ; et elle se remit à remmailler son bas en reprenant sur un air bien gai une petite chanson qu'elle avait interrompue pour répondre à Buvat.
Buvat monta les marches de l'escalier lentement, une à une, s'arrêtant à chaque étage pour s'essuyer le front ; puis, en arrivant sur le palier où étaient sa chambre et celle de Clarice, il fut obligé de s'appuyer au mur, car il sentait que les jambes lui manquaient. Il y a dans la vue d'un cadavre quelque chose de terrible et de solennel, dont l'homme le plus maître de lui- même subit l'impression. Aussi était-il là, muet, immobile, hésitant, lorsqu'il lui sembla entendre la voix de la petite Bathilde qui se lamentait. Il se souvint alors de la pauvre enfant, et cela lui rendit quelque courage. Cependant, arrivé à la porte, il s'arrêta encore, mais alors il entendit plus distinctement les gémissements de la petite fille.
- Maman ! criait l'enfant de sa petite voix entrecoupée par les larmes ; maman ; réveille-toi donc ! maman ! pourquoi as-tu froid comme cela ?
Puis l'enfant venait à la porte, et frappant avec sa petite main :
- Bon ami, disait-elle, bon ami, viens ! je suis toute seule, j'ai peur !
Buvat ne comprenait pas qu'on n'eût pas emporté l'enfant quelque part, aussitôt que sa mère était morte, et la pitié profonde que lui inspira la pauvre petite l'emportant sur le sentiment pénible qui l'avait arrêté un instant, il porta la main à la serrure pour ouvrir la porte. La porte était fermée. En ce moment il entendit la portière qui l'appelait ; il courut à l'escalier et lui demanda où était la clef.
- Eh bien ! c'est justement cela, répondit la portière ; regardez donc, que je suis bête ! j'ai oublié de vous la donner en passant, moi !
Buvat descendit aussi vite qu'il put le faire.
- Et pourquoi cette clef se trouve-t-elle ici ? demanda-t-il.
- C'est le propriétaire qui l'y a déposée, après avoir fait enlever les meubles, répondit la portière.
- Comment ! enlever les meubles ! s'écria Buvat.
- Eh ! sans doute qu'il a fait enlever les meubles ! Elle n'était pas riche, votre voisine, monsieur Buvat, et il y a gros à parier qu'elle doit de tous les côtés. Tiens ! il n'a pas voulu de chicanes, le propriétaire ! Le terme avant tout ! c'est trop juste. D'ailleurs elle n'a plus besoin de meubles, la pauvre chère femme !
- Mais la garde, qu'est-elle devenue ?
- Quand elle a vu sa malade morte, elle s'en est allée. Son affaire était finie ; elle viendra l'ensevelir pour un écu, si vous voulez. C'est ordinairement les portières qui ont ce petit boni-là ; mais moi, je ne puis pas : je suis trop sensible.
Buvat comprit en frissonnant tout ce qui s'était passé. Il monta aussi rapidement cette fois qu'il était monté lentement la première. La main lui tremblait tellement qu'il ne pouvait trouver la serrure. Enfin la clef tourna et la porte s'ouvrit.
Clarice était étendue à terre sur la paillasse de son lit, au milieu de la chambre toute démeublée. Un mauvais drap avait été jeté sur elle et avait dû la cacher tout entière, mais la petite Bathilde l'avait rabattu pour chercher le visage de sa mère, qu'elle embrassait au moment où Buvat entrait.
- Ah ! bon ami, bon ami, s'écria l'enfant, réveille donc ma petite maman, qui veut toujours dormir ; réveille-la, je t'en prie.
Et l'enfant courait à Buvat, qui regardait de la porte ce triste spectacle.
Buvat conduisit Bathilde près du cadavre.
- Embrasse une dernière fois ta mère, pauvre enfant, lui dit-il.
L'enfant obéit.
- Et maintenant, continua-t-il, laisse-la dormir. Un jour, le bon Dieu la réveillera.
Et il prit l'enfant dans ses bras et l'emporta chez lui. L'enfant se laissa faire sans résistance, comme si elle eût compris sa faiblesse et son isolement.
Alors il la coucha dans son propre lit, car on avait enlevé jusqu'au berceau de l'enfant, et quand il la vit endormie, il sortit pour aller faire la déclaration mortuaire au commissaire du quartier, et prévenir l'administration des pompes funèbres.
Lorsqu'il revint la portière lui remit un papier que la garde avait trouvé dans la main de Clarice en l'ensevelissant.
Buvat l'ouvrit et reconnut la lettre du duc d'Orléans.
C'était le seul héritage que la pauvre mère avait laissé à sa fille.

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