Le Chevalier d'Harmental Vous êtes ici : Accueil > Accueil > Bibliothèque
Page précédente | Imprimer

Chapitre XXIII
L'abbé Dubois

Tout le monde sait les commencements de l'abbé Dubois ; nous ne nous étendrons donc pas sur la biographie de ses jeunes années, que l'on trouvera dans tous les mémoires du temps et particulièrement dans ceux de l'implacable Saint-Simon.
Dubois n'a point été calomnié : c'était chose impossible ; seulement on a dit de lui tout le mal qu'il méritait, et l'on n'a pas dit tout le bien qu'on pouvait en dire. Il y avait dans ses antécédents et dans ceux d'Alberoni, son rival, une grande similitude ; mais, il faut le dire, le génie était pour Dubois, et dans cette longue lutte avec l'Espagne, que la nature de notre sujet nous force d'indiquer seulement, tout l'avantage fut au fils de l'apothicaire contre le fils du jardinier. Dubois précédait Figaro, auquel il a peut-être servi de type ; mais, plus heureux que lui, il était passé de l'office au salon et du salon à la salle du trône.
Tous ses avancements successifs avaient payé non seulement des services particuliers, mais aussi des services publics : c'était un de ces hommes qui, pour nous servir de l'expression de monsieur de Talleyrand, ne parviennent pas mais qui arrivent.
Sa dernière négociation était son chef-d'oeuvre : c'était plus que la ratification du traité d'Utrecht, c'était un traité plus avantageux encore pour la France. L'empereur non seulement renonçait à tous ses droits sur la couronne d'Espagne, comme Philippe V avait renoncé à tous ses droits sur la couronne de France, mais encore il entrait, avec l'Angleterre et la Hollande, dans la ligue formée à la fois contre l'Espagne au midi, et contre la Suède et la Russie au nord.
La division des cinq ou six grands Etats de l'Europe était établie par ce traité sur une base si juste et si solide, qu'après cent vingt ans de guerres, de révolutions et de bouleversements, tous ces Etats, moins l'Empire, se retrouvent aujourd'hui à peu près dans la même situation où ils étaient alors.
De son côté, le régent, peu rigoriste de sa nature, aimait cet homme qui avait fait son éducation, et dont il avait fait la fortune. Le régent appréciait dans Dubois les qualités qu'il avait, et n'osait blâmer trop fort quelques vices dont il n'était pas exempt. Cependant, il y avait entre le régent et Dubois un abîme ; les vices et les vertus du régent étaient ceux d'un grand seigneur, les qualités et les défauts de Dubois étaient ceux d'un laquais. Aussi le régent avait-il beau lui dire, à chaque faveur nouvelle qu'il lui accordait :
- Dubois, Dubois, fais-y bien attention : ce n'est qu'un habit de livrée que je te mets sur le dos !
Dubois, qui s'inquiétait du don et non point de la manière dont il était fait, lui répondait avec cette grimace de singe et ce bredouillement de cuistre qui n'appartenaient qu'à lui.
- Je suis votre valet, monseigneur ; habillez-moi toujours de même.
Au reste, Dubois aimait fort le régent et lui était on ne peut plus dévoué. Il sentait bien que cette main puissante le soutenait seule au-dessus du cloaque dont il était sorti, et dans lequel, haï et méprisé comme il l'était de tous, un signe du maître pouvait le faire retomber. Il veillait donc avec un intérêt tout personnel sur les haines et sur les complots qui pouvaient atteindre le prince, et plus d'une fois, à l'aide d'une contre-police souvent mieux servie que celle du lieutenant général et qui s'étendait, par madame de Tencin, aux plus hauts degrés de l'aristocratie et par la Fillon, aux plus bas étages de la société, il avait déjoué des conspirations dont messire Voyer d'Argenson n'avait pas même entendu souffler mot.
Aussi le régent, qui appréciait les offices de tous genres que Dubois lui avait rendus et pouvait lui rendre encore, reçut-il l'abbé ambassadeur les bras ouverts. Dès qu'il le vit paraître, il se leva, et au contraire des princes ordinaires qui, pour diminuer la récompense, déprécient les services :
- Dubois, lui dit-il joyeusement, tu es mon meilleur ami, et le traité de la quadruple alliance sera plus profitable au roi Louis XV que toutes les victoires de son aïeul Louis XIV.
- A la bonne heure ! dit Dubois, et vous me rendez justice, vous, monseigneur ; mais malheureusement il n'en est pas de même de tout le monde.
- Ah ! ah ! dit le régent, aurais-tu rencontré ma mère ? elle sort d'ici.
- Justement, et elle était presque tentée d'y rentrer pour vous demander, vu la bonne réussite de mon ambassade, de m'en accorder une autre en Chine ou en Perse.
- Que veux-tu ? mon pauvre abbé, reprit en riant le prince, ma mère est pleine de préjugés, et elle ne te pardonnera jamais d'avoir fait de son fils un pareil élève. Mais tranquillise-toi, l'abbé, j'ai besoin de toi ici.
- Et comment se porte Sa Majesté ? demanda Dubois, avec un sourire plein d'une détestable espérance. Il était bien malingre au moment de mon départ !
- Bien, l'abbé, très bien, répondit gravement le prince. Dieu nous le conservera, je l'espère, pour le bonheur de la France et pour la honte de nos calomniateurs.
- Et monseigneur le voit, comme d'habitude, tous les jours ?
- Je l'ai encore vu hier, et lui ai même parlé de toi.
- Bah ! et que lui avez-vous dit ?
- Je lui ai dit que tu venais d'assurer probablement la tranquillité de son règne.
- Et qu'a répondu le roi ?
- Ce qu'il a répondu ? Il a répondu, mon cher, qu'il ne croyait pas les abbés si utiles.
- Sa Majesté est pleine d'esprit ! Et le vieux Villeroy était là sans doute ?
- Comme toujours.
- Il faudra quelque beau matin, avec la permission de Votre Altesse, que j'envoie ce vieux drôle voir à l'autre bout de la France si j'y suis. Il commence à me lasser pour vous, avec son insolence !
- Laisse faire, Dubois, laisse faire ; toute chose viendra en son temps.
- Même mon archevêché ?
- A propos, qu'est-ce que cette nouvelle folie ?
- Nouvelle folie, monseigneur ? Sur ma parole ! rien n'est plus sérieux.
- Comment ! cette lettre du roi d'Angleterre qui me demande un archevêché pour toi...
- Votre Altesse n'en a-t-elle point reconnu le style ?
- C'est toi qui l'as dictée, maraud !
- A Néricault Destouches, qui l'a fait signer au roi.
- Et le roi l'a signée comme cela, sans rien dire ?
- Si fait ! « Comment voulez-vous, a-t-il dit à notre poète, qu'un prince protestant se mêle de faire un archevêque en France ? Le régent lira ma recommandation, en rira et n'en fera rien.- Oui bien, Sire, a répondu Destouches, qui a, ma foi ! plus d'esprit qu'il n'en met dans ses pièces, le régent en rira, mais après en avoir ri, il fera ce que lui demandera Votre Majesté. »
- Destouches en a menti !
- Destouches n'a jamais dit si vrai, monseigneur.
- Toi, archevêque ! Le roi George mériterait qu'en revanche, je lui désignasse quelque maraud de ton espèce pour l'archevêché d'York, lorsqu'il viendra à vaquer.
- Je vous mets au défi de trouver mon pareil. Je ne connais qu'un homme...
- Et quel est-il ? Je serais curieux de le connaître, moi.
- Oh ! c'est inutile ; il est déjà placé, et, comme sa place est bonne, il ne la changerait pas pour tous les archevêchés du monde.
- Insolent !
- A qui donc en avez-vous, monseigneur ?
- Un drôle qui veut être archevêque et qui n'a seulement pas fait sa première communion.
- Eh bien ! je n'en serai que mieux préparé.
- Mais le sous-diaconat, le diaconat, la prêtrise ?
- Bah ! nous trouverons bien quelque dépêcheur de messes, quelque frère Jean des Entomeures qui me donnera tout cela en une heure.
- Je te mets au défi de le trouver.
- C'est déjà fait.
- Et quel est celui-là ?
- Votre premier aumônier, l'évêque de Nantes, Tressan.
- Le drôle a réponse à tout ! Mais ton mariage ?
- Mon mariage ?
- Oui, madame Dubois !
- Madame Dubois ? Je ne connais pas cela !
- Comment, malheureux ! L'aurais-tu assassinée ?
- Monseigneur oublie qu'il n'y a pas plus de trois jours encore qu'il a ordonnancé le quartier de pension qu'elle touche sur sa cassette.
- Et si elle vient mettre opposition à ton archevêché ?
- Je l'en délie ! elle n'a pas de preuves.
- Elle peut se faire donner une copie de ton acte de mariage.
- Il n'y a pas de copie sans original.
- Et l'original ?
- En voici les restes, dit Dubois en tirant de son portefeuille un petit papier qui contenait une pincée de cendres.
- Comment ! misérable ! et tu n'as pas peur que je t'envoie aux galères ?
- Si le coeur vous en dit, le moment est bon, car j'entends la voix du lieutenant de police dans votre antichambre.
- Qui l'a fait demander ?
- Moi.
- Pourquoi faire ?
- Pour lui laver la tête.
- A quel sujet ?
- Vous allez le savoir. Ainsi, c'est convenu, me voilà archevêque.
- Et as-tu déjà fait ton choix pour un archevêché ?
- Oui, je prends Cambrai.
- Peste ! tu n'es pas dégoûté !
- Oh ! mon Dieu ! ce n'est pas pour ce qu'il rapporte, c'est pour l'honneur de succéder à Fénelon.
- Et cela nous vaudra sans doute un nouveau Télémaque ?
- Oui, si Votre Altesse me trouve une seule Pénélope par tout le royaume.
- A propos de Pénélope, tu sais que madame de Sabran...
- Je sais tout.
- Ah çà ! l'abbé, ta police est donc toujours aussi bien faite ?
- Vous allez en juger.
Dubois étendit la main vers un cordon de sonnette ; la cloche retentit, un huissier parut.
- Faites entrer monsieur le lieutenant général, dit Dubois.
- Mais, dis donc, l'abbé, reprit le régent, il me semble que c'est toi qui ordonnes maintenant ici ?
- C'est pour votre bien, monseigneur ; laissez-moi faire.
- Fais donc, dit le régent ; il faut avoir de l'indulgence pour les nouveaux arrivants.
Messire Voyer d'Argenson entra. C'était l'égal de Dubois pour la laideur ; seulement sa laideur, à lui, offrait un type tout opposé : il était gros, grand, lourd, portait une immense perruque, avait de gros sourcils hérissés, et ne manquait jamais d'être pris pour le diable par les enfants qui le voyaient pour la première fois. Du reste, souple, actif, habile, intrigant, et faisant assez consciencieusement son office quand il n'était pas détourné de ses devoirs nocturnes par quelque galante préoccupation.
- Monsieur le lieutenant général, dit Dubois sans même laisser à d'Argenson le temps d'achever son salut, voici monseigneur qui n'a pas de secrets pour moi, et qui vient de vous envoyer chercher pour que vous me disiez sous quel costume il est sorti hier soir, dans quelle maison il a passé la nuit, et ce qui lui est arrivé en sortant de cette maison. Si je n'arrivais pas à l'instant même de Londres, je ne vous ferais pas toutes ces questions ; mais vous comprenez que, comme je courais la poste sur la route de Calais, je ne puis rien savoir.
- Mais, répondit d'Argenson, présumant que toutes ces questions cachaient quelque piège, s'est-il donc passé quelque chose d'extraordinaire hier soir ? Quant à moi, je dois avouer que je n'ai reçu aucun rapport. En tout cas, je l'espère, il n'est arrivé aucun accident à monseigneur ?
- Oh ! mon Dieu ! non, aucun. Seulement, monseigneur, qui était sorti hier à huit heures du soir, en garde française, pour aller souper chez madame de Sabran, a manqué d'être enlevé en sortant de chez elle.
- Enlevé ! s'écria d'Argenson en pâlissant, tandis que de son côté le régent poussait une exclamation d'étonnement. Enlevé ! et par qui ?
- Ah ! dit Dubois, voilà ce que nous ignorons et ce que vous devriez savoir, vous, monsieur le lieutenant général, si, au lieu de faire la police cette nuit, vous n'aviez pas été passer votre temps au couvent de la Madeleine de Traisnel.
- Comment, d'Argenson ! dit le régent en éclatant de rire, vous, un grave magistrat, vous donnez de pareils exemples ! Ah ! soyez tranquille, je vous recevrai bien maintenant si vous venez, comme vous l'avez déjà fait du temps du feu roi, m'apporter au bout de l'année le journal de mes faits et gestes.
- Monseigneur, reprit en balbutiant le lieutenant général, j'espère que Votre Altesse ne croit pas un mot de ce que lui dit monsieur l'abbé Dubois.
- Hé quoi ! malheureux, au lieu de vous humilier de votre ignorance, vous me donnez un démenti ! Monseigneur, je veux vous conduire au sérail de d'Argenson, une abbesse de vingt-six ans et des novices de quinze ; un boudoir en étoffe des Indes ravissant et des cellules tendues en toile peinte ! Oh ! monsieur le lieutenant de police fait bien les choses, et un quinze pour cent de la loterie y a passé.
Le régent se tenait les côtes en voyant la figure bouleversée de d'Argenson.
- Mais, reprit le lieutenant de police, en essayant de ramener la conversation sur celui des deux sujets qui tout en étant le plus humiliant pour lui, était cependant le moins désagréable, il n'y a pas grand mérite à vous, monsieur l'abbé, à connaître les détails d'un événement que monseigneur vous a sans doute raconté.
- Sur mon honneur ! d'Argenson, s'écria le régent, je ne lui en ai pas dit une parole.
- Laissez donc, monsieur le lieutenant ! Est-ce que c'est monseigneur aussi qui m'a raconté l'histoire de cette novice des hospitalières du faubourg Saint-Marceau que vous avez failli enlever par-dessus les murailles de son couvent ? Est-ce que c'est monseigneur qui m'a parlé de cette maison que vous avez fait bâtir, sous un faux nom mitoyennement avec les murs du couvent de la Madeleine, ce qui fait que vous y pouvez entrer à toute heure, par une porte cachée dans une armoire, et qui donne dans la sacristie de la chapelle du bienheureux saint Marc, votre patron ? Enfin, est-ce encore monseigneur qui m'a dit qu'hier Votre Grandeur avait passé la soirée à se faire gratter la plante des pieds, et à se faire lire, par les épouses du Seigneur, les placets qu'elle avait reçus dans la journée ? Mais non, tout cela, mon cher lieutenant, c'est l'enfance de l'art, et celui qui ne saurait que cela ne serait pas digne, je l'espère bien, de dénouer les cordons de vos souliers.
- Ecoutez, monsieur l'abbé, répondit le lieutenant de police en reprenant son ton sérieux ; si tout ce que vous m'avez dit sur monseigneur est vrai, la chose est grave, et je suis dans mon tort de ne pas la savoir, quand un autre la sait ; mais il n'y a pas de temps perdu : nous connaîtrons les coupables, et nous les punirons comme ils le méritent.
- Mais, dit le régent, il ne faut pas non plus attacher trop d'importance à cela : ce sont sans doute quelques officiers ivres qui croyaient faire une plaisanterie à un de leurs camarades.
- C'est une belle et bonne conspiration, monseigneur reprit Dubois, et qui part de l'ambassade d'Espagne, en passant par l'Arsenal, pour arriver au Palais-Royal.
- Encore, Dubois !
- Toujours, monseigneur.
- Et vous, d'Argenson, quelle est votre opinion là-dessus ?
- Que vos ennemis sont capables de tout, monseigneur ; mais nous déjouerons leurs complots quels qu'ils soient, je vous en donne ma parole !
En ce moment, la porte s'ouvrit, et l'huissier de service annonça Son Altesse monseigneur le duc du Maine, qui venait pour le conseil, et qui, en sa qualité de prince du sang, avait le privilège de ne point attendre. Il s'avança de cet air timide et inquiet qui lui était naturel, jetant un regard oblique sur les trois personnes en face desquelles il se trouvait, comme pour pénétrer de quelle chose on s'occupait au moment de son arrivée. Le régent comprit sa pensée.
- Soyez le bienvenu, mon cousin, lui dit-il.- Tenez, voici deux méchants sujets que vous connaissez, et qui m'assuraient à l'instant même que vous conspiriez contre moi.
Le duc du Maine devint pâle comme la mort, et, sentant les jambes lui manquer, s'appuya sur la canne en forme de béquille qu'il portait habituellement.
- Et j'espère, monseigneur, répondit-il d'une voix à laquelle il essayait vainement de rendre sa fermeté, que vous n'avez pas ajouté foi à une pareille calomnie ?
- Oh ! mon Dieu, non, répondit négligemment le régent. Mais ? que voulez-vous ? j'ai affaire à deux entêtés qui prétendent qu'ils vous prendront un jour sur le fait. Je n'en crois rien ; mais comme je suis beau joueur, à tout hasard je vous en préviens. Mettez-vous donc en garde contre eux, car ce sont de fins compères, je vous en réponds !
Le duc du Maine desserrait les dents pour répondre quelque excuse banale, lorsque la porte s'ouvrit de nouveau et que l'huissier annonça successivement monsieur le duc de Bourbon, monsieur le prince de Conti, monsieur le duc de Saint-Simon, monsieur le duc de Guiche, capitaine des gardes, monsieur le duc de Noailles, président du conseil des finances, monsieur le duc d'Antin, surintendant des bâtiments, le maréchal d'Uxelles président des affaires étrangères, l'évêque de Troyes, le marquis de Lavrillière, le marquis d'Effiat, le duc de Laforce, le marquis de Torcy, et les maréchaux de Villeroy d'Estrées, de Villars et de Bezons.
Comme ces graves personnages étaient convoqués pour examiner le traité de la quadruple alliance, rapporté de Londres par Dubois, et que le traité de la quadruple alliance ne figure que très secondairement dans l'histoire que nous nous sommes engagé à raconter, nos lecteurs trouveront bon que nous quittions le somptueux cabinet du Palais-Royal pour les ramener dans la pauvre mansarde de la rue du Temps-Perdu.

Chapitre précédent | Chapitre suivant

© Société des Amis d'Alexandre Dumas
1998-2010
Haut de page
Page précédente