Le Chevalier d'Harmental Vous êtes ici : Accueil > Accueil > Bibliothèque
Page précédente | Imprimer

Chapitre XXX
Un prétexte

A quatre heures et quelques minutes, d'Harmental aperçut Buvat qui tournait le coin de la rue du Temps-Perdu, du côté de la rue Montmartre. Le chevalier crut remarquer que l'honnête écrivain marchait d'une allure plus pressée que d'habitude, et qu'au lieu de tenir sa canne perpendiculairement comme fait un bourgeois qui marche, il la tenait horizontalement comme un coureur qui trotte. Quant à cet air de majesté qui avait tant frappé la veille monsieur Boniface, il avait entièrement disparu pour faire place à une légère expression d'inquiétude. Il n'y avait pas à s'y tromper, Buvat ne revenait si diligemment que parce qu'il était inquiet de Bathilde : Bathilde était donc souffrante !
Le chevalier suivit des yeux le digne écrivain jusqu'au moment où il disparut sous la porte de l'allée qui donnait entrée à la maison qu'il habitait. D'Harmental, avec raison, présumait qu'il entrerait chez Bathilde au lieu de remonter chez lui, et il espérait qu'il ouvrirait enfin la fenêtre aux derniers rayons du soleil, qui depuis le matin venait la caresser. Mais d'Harmental se trompait. Buvat se contenta de soulever le rideau et de venir coller sa grosse face sur une vitre, tout en tambourinant avec les deux mains sur les deux vitres voisines ; encore son apparition fut-elle de bien courte durée, car au bout d'un instant il se retourna vivement comme fait un homme qu'on appelle ; et, laissant retomber le rideau de mousseline qu'il avait rejeté derrière lui, il disparut. D'Harmental présuma que la disparition était motivée par un appel à l'appétit de son voisin ; cela lui rappela que, préoccupé de l'obstination que mettait cette malheureuse fenêtre à ne pas s'ouvrir, il avait oublié le déjeuner ce qui, il faut le dire à la honte de d'Harmental, était une bien grande infraction à ses habitudes.
Or, comme il n'y avait pas de chance que la fenêtre s'ouvrît tant que ses voisins seraient occupés à dîner, le chevalier résolut de mettre ce moment à profit en dînant lui-même. En conséquence, il sonna son concierge, lui ordonna d'aller chercher chez le rôtisseur le poulet le plus gras et chez le fruitier les plus beaux fruits qu'il pourrait trouver. Quant au vin, il lui en restait encore quelques vieilles bouteilles de l'envoi que lui avait fait l'abbé Brigaud.
D'Harmental mangea avec un certain remords : il ne comprenait pas qu'il put être à la fois si tourmenté et avoir tant d'appétit. Heureusement il se rappela avoir lu, dans je ne sais quel moraliste, que la tristesse creusait affreusement l'estomac. Cette maxime mit sa conscience en repos, et il en résulta que le malheureux poulet fut dévoré jusqu'à la carcasse.
Quoique l'action de dîner fût fort naturelle en elle-même et n'offrît, certes, rien de répréhensible, d'Harmental, avant de se mettre à table, avait fermé sa fenêtre tout en se ménageant par l'écartement du rideau, un petit jour au moyen duquel il découvrait les étages supérieurs de la maison qui faisait face à la sienne. Grâce à cette précaution, au moment où il achevait son repas, il aperçut Buvat qui, sans doute, après avoir terminé le sien, apparaissait à la fenêtre de sa terrasse. Comme nous l'avons dit, il faisait un temps magnifique, aussi Buvat parut-il très disposé à en profiter ; mais comme Buvat était de ces êtres à part pour qui le plaisir n'existe qu'à la condition qu'il sera partagé, D'Harmental le vit se retourner, et à son geste, il présuma qu'il invitait Bathilde, qui sans doute l'avait accompagné chez lui, à le suivre sur la terrasse. En conséquence, un instant d'Harmental espéra qu'il allait voir paraître la jeune fille, et se leva le coeur bondissant ; mais il se trompait. Si tentante que fût cette belle soirée, si éloquente que fût la prière par laquelle Buvat invitait sa pupille à en jouir, tout fut inutile ; mais il n'en fut pas de même de Mirza qui, sautant sur la fenêtre sans y être invitée, se mit à bondir joyeusement sur la terrasse, en tenant à sa gueule le bout d'un ruban gorge de pigeon qu'elle faisait flotter comme une banderole, et que d'Harmental reconnut pour celui qui serrait le bonnet de nuit de son voisin. Celui-ci le reconnut aussi, car se lançant aussitôt à la poursuite de Mirza, il fit, en la poursuivant de toute la force de ses petites jambes, trois ou quatre fois le tour de la terrasse, exercice qui se fût sans doute indéfiniment prolongé, si Mirza n'avait eu l'imprudence de se réfugier dans la fameuse caverne de l'hydre dont nous avons donné à nos lecteurs une si pompeuse description. Buvat hésita un instant à plonger son bras dans l'antre, mais enfin, faisant un effort de courage, il y poursuivit la fugitive, et au bout d'un instant, le chevalier le vit retirer sa main armée du bienheureux ruban, que Buvat passa et repassa sur son genou pour en effacer les froissures, après quoi il le plia proprement, et rentra dans sa chambre pour le serrer sans doute en quelque tiroir où il fût à l'abri de l'espièglerie de Mirza.
C'était ce moment que le chevalier attendait. Il ouvrit sa fenêtre, passa sa tête entre les deux battants entrouverts, et attendit. Au bout d'un instant, Mirza sortit à son tour sa tête de la caverne, regarda autour d'elle, bâilla, secoua ses oreilles et sauta sur la terrasse. En ce moment le chevalier l'appela du ton le plus caressant et le plus séducteur qu'il put prendre. Mirza tressaillit au son de la voix ; puis guidés par la voix, ses yeux se dirigèrent vers le chevalier. Au premier regard elle reconnut l'homme aux morceaux de sucre, poussa un petit grognement de joie, puis, avec une pensée d'instinctive gastronomie aussi rapide que l'éclair, elle s'élança d'un seul bond par la fenêtre de Buvat, comme fait le cerf Coco à travers son tambour, et disparut. D'Harmental baissa la tête, et presque au même instant entrevit Mirza qui traversait la rue comme une vision et qui, avant que le chevalier eût eu le temps de refermer sa fenêtre, grattait déjà à sa porte. Heureusement pour d'Harmental, Mirza avait la mémoire du sucre développée à un degré égal où il avait, lui, celle des sons.
On devine que le chevalier ne fit point attendre la charmante petite bête, qui s'élança toute bondissante dans la chambre, en laissant échapper des signes non équivoques de la joie que lui donnait ce retour inattendu. Quant à d'Harmental, il était presque aussi heureux que s'il eût vu Bathilde. Mirza, c'était quelque chose de la jeune fille, c'était sa levrette bien-aimée, tant caressée, tant baisée par elle, qui le jour allongeait sa tête sur ses genoux, qui le soir couchait sur le pied de son lit ; c'était la confidente de ses chagrins et de son bonheur, c'était en outre une messagère sûre, rapide, excellente, et c'est à ce dernier titre surtout que d'Harmental l'avait attirée chez lui et venait de si bien la recevoir.
Le chevalier mit Mirza à même du sucrier, s'assit à son secrétaire, et laissant parler son coeur et courir sa plume, écrivit la lettre suivante :

« Chère Bathilde, vous me croyez bien coupable, n'est-ce pas ? mais vous ne pouvez pas savoir les étranges circonstances dans lesquelles je me trouve, et qui sont mon excuse ; si j'étais assez heureux pour vous voir un instant, un seul instant, vous comprendriez comment il y a en moi deux personnages si différents, le jeune étudiant de la mansarde et le gentilhomme des fêtes de Sceaux ; ouvrez-moi donc ou votre fenêtre, pour que je puisse vous voir, ou votre porte, pour que je puisse vous parler ; permettez-moi d'aller vous demander mon pardon à genoux. Je suis sûr que lorsque vous saurez combien je suis malheureux, et surtout combien je vous aime, vous aurez pitié de moi.
« Adieu, ou plutôt au revoir, chère Bathilde ; je donne à notre charmante messagère tous les baisers que je voudrais déposer sur vos jolis pieds.
« Adieu encore, je vous aime plus que je ne puis le dire, plus que vous ne pouvez le croire, plus que vous ne vous en douterez jamais.
                    Raoul. »

Ce billet qui eût paru bien froid à une femme de notre époque, parce qu'il ne disait juste que ce que celui qui écrivait voulait dire, parut fort suffisant au chevalier, et véritablement était fort passionné pour l'époque ; aussi d'Harmental le plia-t-il sans y rien changer, et l'attacha-t-il comme le premier sous le collier de Mirza ; puis enlevant alors le sucrier, que la gourmande petite bête suivit des yeux jusqu'à l'armoire où d'Harmental le renferma, le chevalier ouvrit la porte de sa chambre et indiqua du geste à Mirza ce qui lui restait à faire. Soit fierté, soit intelligence, Mirza ne se le fit point redire à deux fois, s'élança dans l'escalier comme si elle avait des ailes, ne s'arrêta que le temps juste de donner en passant un coup de dent à monsieur Boniface qui rentrait de chez son procureur, traversa la rue comme un éclair et disparut dans l'allée de la maison de Bathilde. Un instant encore d'Harmental demeura avec inquiétude à la fenêtre, car il craignait que Mirza n'allât rejoindre Buvat sous le berceau de chèvrefeuille, et que la lettre ne se trouvât détournée ainsi de sa véritable destination. Mais Mirza n'était point bête à commettre de semblables méprises, et comme au bout de quelques secondes d'Harmental ne la vit point paraître à la fenêtre de la terrasse, il en augura avec beaucoup de sagacité qu'elle s'était arrêtée au quatrième. En conséquence, pour ne point trop effaroucher la pauvre Bathilde, il ferma sa fenêtre, espérant qu'à l'aide de cette concession, il obtiendrait quelque signe qui lui indiquerait qu'on était en voie de lui pardonner.
Mais il n'en fut point ainsi : d'Harmental attendit vainement toute la soirée et une partie de la nuit. A onze heures, la lumière, à peine visible à travers les doubles rideaux, toujours hermétiquement fermés s'éteignit tout à fait. Une heure encore d'Harmental veilla à sa fenêtre ouverte pour saisir la moindre apparence de rapprochement ; mais rien ne parut, tout resta muet, comme tout était sombre, et force fut à d'Harmental de renoncer à l'espoir de revoir Bathilde avant le lendemain.
Mais le lendemain ramena les mêmes rigueurs : c'était un parti pris de défense qui, pour un homme moins amoureux que d'Harmental, eût purement et simplement indiqué la crainte de la défaite ; mais le chevalier, ramené par un sentiment véritable à la simplicité de l'âge d'or n'y vit, lui, qu'une froideur à l'éternité de laquelle il commença de croire ; il est vrai qu'elle durait depuis vingt-quatre heures.
D'Harmental passa la matinée à rouler dans sa tête mille projets plus absurdes les uns que les autres. Le seul qui eût le sens commun était tout bonnement de traverser la rue, de monter les quatre étages de Bathilde, d'entrer chez elle et de lui tout dire ; il lui vint à l'esprit comme les autres, mais comme c'était le seul qui fût raisonnable, d'Harmental se garda bien de s'y arrêter. D'ailleurs, c'était une hardiesse bien grande que de se présenter ainsi chez Bathilde sans y être autorisé par le moindre signe, ou tout au moins sans y être conduit par quelque prétexte. Une pareille façon de faire pouvait blesser Bathilde, et elle n'était déjà que trop irritée ; mieux valait donc attendre, et d'Harmental attendit.
A deux heures, Brigaud entra et trouva d'Harmental d'une humeur massacrante. L'abbé jeta un coup d'oeil de côté sur la fenêtre, toujours hermétiquement fermée, et devina tout. Il prit une chaise, s'assit en face de d'Harmental, et tournant ses pouces l'un autour de l'autre comme il voyait faire au chevalier :
- Mon cher pupille, lui dit-il après un instant de silence, ou je suis mauvais physionomiste, ou je lis sur votre visage qu'il vous est arrivé quelque chose de profondément triste.
- Et vous lisez bien, mon cher abbé, dit le chevalier. Je m'ennuie.
- Ah ! vraiment !
- Et si bien, continua d'Harmental, qui avait le soin d'épancher la bile qu'il avait faite la veille, que je suis tout prêt à envoyer votre conspiration à tous les diables.
- Oh ! chevalier il ne faut pas jeter ainsi le manche après la cognée. Comment ! envoyer la conspiration à tous les diables quand elle va comme sur des roulettes. Allons donc ! et que diraient les autres ?
- Vous êtes charmant, vous et les autres ; les autres, mon cher, ils courent le monde, ils vont au bal, à l'Opéra, ils ont des duels, des maîtresses, de la distraction enfin, et ils ne sont pas forcés de se tenir comme moi renfermés dans une mauvaise mansarde.
- Eh bien ! mais ce piano, ces pastels ?
- Avec cela que c'est encore bien distrayant, votre musique et votre dessin !
- Ce n'est pas distrayant quand on dessine ou qu'on chante seul ; mais enfin quand on peut dessiner et chanter en compagnie, cela commence déjà à mieux faire.
- Et avec qui diable voulez-vous que je dessine et que je chante ?
- Vous avez d'abord les deux demoiselles Denis.
- Ah oui ! avec cela qu'elles chantent juste et qu'elles dessinent bien, n'est ce pas ?
- Mon Dieu ! je ne vous les donne pas comme des virtuoses et comme des artistes, et je sais bien qu'elles ne sont pas de la force de votre voisine. Eh bien ! mais à propos, votre voisine ?
- Eh bien ! ma voisine ?
- Pourquoi ne faites-vous pas de la musique avec elle, par exemple ? elle qui chante si bien : cela vous distrairait.
- Est-ce que je la connais, ma voisine ? est-ce qu'elle ouvre seulement sa fenêtre ? Voyez, depuis hier matin, elle est barricadée chez elle. Ah ! oui, ma voisine, elle est aimable !
- Eh bien ! voyez, on m'avait dit qu'elle était charmante, à moi.
- D'ailleurs, comment voulez-vous que nous chantions chacun dans notre chambre ? cela ferait un singulier duo !
- Non pas ; chez elle.
- Chez elle ! Est-ce que je lui suis présenté ? est-ce que je la connais ?
- Eh bien mais ! on prend un prétexte.
- Eh ! depuis hier j'en cherche un.
- Et vous ne l'avez pas encore trouvé ? un homme d'imagination comme vous ! Ah ! mon cher pupille ! je ne vous reconnais pas là.
- Tenez, l'abbé, trêve de plaisanterie, je ne suis pas en train aujourd'hui ; que voulez-vous, on a ses jours, et aujourd'hui je suis stupide.
- Eh bien ! ces jours-là on s'adresse à ses amis.
- A ses amis ; pourquoi faire ?
- Pour trouver le prétexte qu'on cherche vainement soi-même.
- Eh bien ! l'abbé mon ami, trouvez-moi ce prétexte. Allons, j'attends.
- Rien n'est plus facile.
- Vraiment !
- Le voulez-vous ?
- Faites attention à quoi vous vous engagez.
- Je m'engage à vous ouvrir la porte de votre voisine.
- D'une façon convenable ?
- Comment donc, est-ce que j'en connais d'autres ?
- L'abbé, je vous étrangle, si votre prétexte est mauvais.
- Et s'il est bon ?
- S'il est bon, l'abbé, s'il est bon, vous êtes un homme adorable.
- Vous rappelez-vous ce qu'a dit le comte de Laval, de la descente que la justice a faite dans sa maison du Val-de-Grâce, et la nécessité ou il a été de renvoyer ses ouvriers et de faire enterrer sa presse ?
- Parfaitement.
- Vous rappelez-vous la délibération qui a été prise à la suite de cela ?
- Oui, que l'on se servirait d'un copiste.
- Enfin, vous rappelez-vous encore que je me suis chargé de trouver ce copiste, moi ?
- Je me le rappelle.
- Eh bien ! ce copiste sur lequel j'ai jeté les yeux, cet honnête homme que j'ai promis de découvrir, il est tout découvert. mon cher chevalier, c'est le tuteur de Bathilde.
- Buvat ?
- Lui-même. Eh bien ! je vous passe mes pleins pouvoirs ; vous montez chez lui, vous lui offrez des rouleaux d'or à gagner ; la porte vous est ouverte à deux battants, et vous chantez tant que vous voulez avec Bathilde.
- Ah ! mon cher Brigaud, s'écria d'Harmental en sautant au cou de l'abbé, vous me sauvez la vie, parole d'honneur !
Et d'Harmental prit son chapeau et s'élança vers la porte. Maintenant qu'il avait un prétexte, il ne redoutait plus rien.
- Eh bien ! eh bien ! dit Brigaud, vous ne me demandez même pas où le bonhomme doit aller chercher les copies en question.
- Chez vous, pardieu !
- Non pas ! non pas ! jeune homme ; non pas !
- Et chez qui ?
- Chez le prince de Listhnay, rue du Bac, 110.
- Chez le prince de Listhnay !... Qu'est-ce que ce prince-là, l'abbé ?
- Un prince de notre façon, d'Avranches, le valet de chambre de madame du Maine.
- Et vous croyez qu'il jouera bien son rôle !
- Pas pour vous, peut-être, qui avez l'habitude de voir de vrais princes, mais pour Buvat...
- Vous avez raison. Au revoir, l'abbé !
- Vous trouvez donc le prétexte bon ?
- Excellent.
- Allez donc, en ce cas, et que Dieu vous garde !
D'Harmental descendit les marches de l'escalier quatre à quatre ; puis arrivé au milieu de la rue, et voyant à sa fenêtre l'abbé Brigaud qui le regardait, il lui fit un dernier signe de la main et disparut sous la porte de l'allée qui conduisait chez Bathilde.

Chapitre précédent | Chapitre suivant

© Société des Amis d'Alexandre Dumas
1998-2010
Haut de page
Page précédente