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Chapitre IV
La chauve-souris.

Les bals de l'Opéra étaient alors dans toute leur fureur. C'était une invention contemporaine du chevalier de Bouillon, à qui il n'avait fallu rien moins que le service qu'il venait de rendre ainsi à la société dissipée de ce temps-là pour se faire pardonner le titre de prince d'Auvergne, qu'il avait pris on ne savait trop pourquoi. C'était donc lui qui avait inventé ce double plancher qui met le parterre au niveau du théâtre, et le régent, juste appréciateur de toute belle invention, lui avait accordé, pour le récompenser de celle-là, une pension de six mille livres. C'était quatre fois ce que le grand roi donnait à Corneille.
Cette belle salle, à l'architecture riche et grave, que le cardinal de Richelieu avait inaugurée par sa Mirame, où Lulli et Quinault avaient fait représenter leurs pastorales et où Molière avait joué lui-même ses principaux chefs- d'oeuvre, était donc ce soir-là le rendez-vous de tout ce que la cour avait de noble, de riche et d'élégant. D'Harmental, par un sentiment de dépit bien naturel dans sa situation, avait donné un soin plus grand que d'habitude encore à sa toilette. Aussi arriva-t-il comme la salle était déjà pleine. Il en résulta qu'un instant il eut la crainte que le masque au ruban violet ne pût le rejoindre, attendu que le génie inconnu avait eu la négligence de ne point lui assigner un lieu de rendez-vous. Il se félicita alors d'être venu à visage découvert, résolution qui, pour le dire en passant, annonçait de sa part une grande sécurité dans la discrétion de ses adversaires dont un mot l'eût envoyé devant le parlement ou tout au moins à la Bastille ; mais telle était la confiance que les gentilshommes avaient réciproquement à cette époque dans leur loyauté, qu'après avoir passé le matin son épée à travers le corps de l'un des favoris du régent, le chevalier venait, sans hésitation aucune, chercher aventure au Palais-Royal.
La première personne qu'il aperçut fut le jeune duc de Richelieu, que son nom, ses aventures, son élégance et peut-être ses indiscrétions, commençaient à mettre si fort à la mode. On assurait que deux princesses du sang se disputaient alors son amour, ce qui n'empêchait pas mesdames de Nesle et de Polignac de se battre au pistolet pour lui, et madame de Sabran, madame de Villars, madame de Mouchy et madame de Tencin de se partager son coeur.
Il venait de rejoindre le marquis de Canillac, un des roués du régent, qu'à cause de l'apparence rigide qu'il affectait, Son Altesse appelait son Mentor. Richelieu commençait à raconter à Canillac une histoire tout haut et avec de grands éclats. Le chevalier connaissait le duc, mais pas assez pour arriver au milieu d'une conversation entamée ; ce n'était d'ailleurs pas lui qu'il cherchait : aussi allait-il passer outre, lorsque le duc l'arrêta par la basque de son habit.
- Pardieu ! dit-il, mon cher chevalier, vous n'êtes pas de trop ; je raconte à Canillac une bonne aventure qui peut lui servir, à lui, comme lieutenant nocturne de monsieur le régent, et à vous, comme exposé au même danger que j'ai couru. L'histoire date d'aujourd'hui : c'est un mérite de plus, car je n'ai encore eu le temps de la raconter qu'à vingt personnes, de sorte qu'elle est à peine connue. Répandez-la : vous me ferez plaisir et à monsieur le régent aussi.
D'Harmental fronça le sourcil, Richelieu prenait mal son temps ; en ce moment le chevalier de Ravanne passa poursuivant un masque.
- Ravanne ! cria Richelieu, Ravanne !
- Je n'ai pas le loisir, répondit le chevalier.
- Savez-vous où est Lafare ?
- Il a la migraine.
- Et Fargy ?
- Il s'est donné une entorse.
Et Ravanne se perdit dans la foule, après avoir échangé avec son adversaire du matin le salut le plus amical.
- Eh bien ! et l'histoire ? demanda Canillac.
- Nous y voici. Imaginez-vous qu'il y a six ou sept mois, à ma sortie de la Bastille, où m'avait envoyé mon duel avec Gacé, trois ou quatre jours peut- être après avoir reparu dans le monde, Rafé me remet un charmant petit billet de madame de Parabère, par lequel je suis invité à passer le soir même chez elle. Vous comprenez, chevalier, ce n'est pas au moment où l'on sort de la Bastille que l'on méprise un rendez-vous donné par la maîtresse de celui qui en tient les clefs. Aussi ne faut-il pas demander si je fus exact. A l'heure dite, j'arrive. Devinez qui je trouve assis à côté d'elle sur un sofa ? Je vous le donne en cent !
- Son mari ? dit Canillac.
- Non, point ; Son Altesse Royale elle-même. Je fus d'autant plus étonné qu'on m'avait fait entrer comme si la dame était seule. Néanmoins, comme vous le comprenez bien, chevalier, je ne me laissai point étourdir ; je pris un air composé, naïf et modeste, un air comme le tien, Canillac, et je saluai la marquise avec une apparence de si profond respect, que le régent éclata de rire. Comme je ne m'attendais pas à cette explosion, je fus, je l'avoue, un peu déconcerté. Je pris une chaise pour m'asseoir, mais le régent me fit signe de prendre place sur le sofa, de l'autre côté de la marquise : j'obéis.
- Mon cher duc, me dit-il, nous vous avons écrit pour une affaire fort sérieuse. Voilà cette pauvre marquise qui, toute séparée qu'elle est depuis deux ans de son mari, se trouve enceinte.
La marquise fit ce qu'elle put pour rougir ; mais sentant qu'elle ne pouvait en venir à bout elle se couvrit la figure avec son éventail.
- Au premier mot qu'elle m'a dit de sa position, continua le régent, j'ai fait venir d'Argenson, et je lui demandai de qui l'enfant pouvait être.
- Oh ! monsieur, épargnez-moi, dit la marquise.
- Allons, mon petit corbeau, reprit le régent, cela va être fini. Un peu de patience. Savez-vous ce que d'Argenson me répondit, mon cher duc ?
- Non, dis-je, assez embarrassé de ma personne.
- Il me répondit que c'était de moi ou de vous.
- C'est une atroce calomnie ! m'écriai-je.
- Ne vous enferrez pas, duc, la marquise a tout avoué.
- Alors, repris-je, si la marquise a tout avoué, je ne vois pas ce qui me reste à vous dire.
- Aussi, continua le régent, je ne vous demande pas pour que vous me donniez des renseignements plus détaillés, mais afin que, comme complices du même crime, nous nous tirions d'affaire l'un par l'autre.
- Et qu'avez-vous à craindre, monseigneur ? demandai-je. Quant à moi, je sais que, protégé par le nom de Votre Altesse, je puis tout braver.
- Ce que nous avons à craindre, mon cher ? les criailleries de Parabère, qui voudra que je le fasse duc.
- Eh bien ! mais si nous le faisions père ? répondis-je.
- Justement s'écria le régent, voilà notre affaire, et vous avez eu la même idée que la marquise.
- Pardieu, madame, répondis-je, c'est bien de l'honneur pour moi.
- Mais la difficulté, objecta madame de Parabère, c'est qu'il y a plus de deux ans que je n'ai même parlé au marquis, et que, comme il se pique de jalousie, de sévérité, que sais-je ! il a fait serment que si jamais je me trouvais dans la position où je me trouve, un bon procès le vengerait de moi.
- Vous comprenez, Richelieu, cela devient inquiétant, ajouta le régent.
- Peste ! je crois bien, monseigneur !
- J'ai bien quelques moyens coercitifs entre les mains, mais ces moyens ne vont pas jusqu'à forcer un mari de recevoir sa femme chez lui.
- Eh bien ! repris-je, si on le faisait venir chez sa femme ?
- Voilà la difficulté.
- Attendez donc, madame la marquise ; sans indiscrétion est-ce que monsieur de Parabère a toujours un faible pour le vin de Chambertin et de Romance ?
- J'en ai peur, dit la marquise.
- Alors, monseigneur, nous sommes sauvés ! J'invite monsieur le marquis à souper dans ma petite maison, avec une douzaine de mauvais sujets et de femmes charmantes ! vous y envoyez Dubois...
- Comment ! Dubois ? demanda le régent.
- Sans doute ; il faut bien quelqu'un qui nous conserve sa tête. Comme Dubois ne peut pas boire, et pour cause, il se chargera de faire boire le marquis ; et quand tout le monde sera sous la table, il le démêlera au milieu de nous tous, il en fera ce qu'il voudra. Le reste regarde la marquise.
- Quand je vous le disais, marquise, reprit le régent en frappant dans ses mains, que Richelieu était de bon conseil ! Tenez, duc, continua-t-il, vous devriez renoncer à rôder autour de certains palais, laisser la vieille tranquillement mourir à Saint-Cyr, le boiteux rimer ses vers à Sceaux, et vous rallier franchement à nous. Je vous donnerais dans mon cabinet la place de cette vieille caboche de d'Uxelles, et les choses n'en iraient peut être pas plus mal...
- Oui-da ! répondis-je, je le crois bien, mais la chose est impossible : j'ai d'autres visées.
- Mauvaise tête ! murmura le régent.
- Et monsieur de Parabère ? demanda le chevalier d'Harmental, curieux de connaître la fin de l'histoire.
- Monsieur de Parabère ! eh bien ! mais tout se passa comme la chose avait été arrêtée. Il s'endormit chez moi, et se réveilla chez sa femme. Vous comprenez qu'il a fait grand bruit, mais il n'y avait plus moyen de crier au scandale et d'intenter un procès : sa voiture avait passé la nuit à la porte, et tous les domestiques l'avaient vu entrer et sortir, de sorte que nous attendîmes tranquillement, quoique avec une certaine impatience, de savoir à qui l'enfant ressemblerait, de monsieur de Parabère, du régent ou de moi. Enfin, la marquise est accouchée aujourd'hui à midi.
- Et à qui l'enfant ressemble-t-il ? demanda Canillac.
- A Nocé ! répondit Richelieu en éclatant de rire.
Est-ce que l'histoire n'est pas bonne, marquis ? Hein ! quel malheur que ce pauvre marquis de Parabère ait eu la sottise de mourir avant le dénouement ! Comme il eût été vengé du tour que nous lui avons joué !
- Chevalier, dit en ce moment à l'oreille de d'Harmental une voix douce et flûtée, tandis qu'une petite main se posait sur son bras, quand vous aurez fini avec monsieur de Richelieu, je réclame mon tour.
- Excusez, monsieur le duc, dit le chevalier, mais vous voyez qu'on m'enlève.
- Je vous laisse aller, mais à une condition.
- Laquelle ?
- C'est que vous raconterez mon histoire à cette charmante chauve-souris, en la chargeant de la redire à tous les oiseaux de nuit de sa connaissance.
- J'ai bien peur, répondit d'Harmental, de n'en avoir pas le temps.
- Oh ! alors, tant mieux pour vous, reprit le duc en lâchant le chevalier, qu'il avait retenu jusque-là par son habit, car vous aurez en ce cas quelque chose de mieux à dire.
Et il tourna sur ses talons pour prendre lui-même le bras d'un domino qui, en passant, venait de lui faire compliment sur son aventure.
Le chevalier d'Harmental jeta un coup d'oeil rapide sur le masque qui venait de l'accoster, afin de s'assurer si c'était bien celui qui lui avait donné rendez- vous, et il reconnut sur son épaule gauche le ruban violet qui devait lui servir de signe de ralliement. Il s'empressa donc de s'éloigner de Canillac et de Richelieu, afin de n'être point interrompu dans sa conversation qui, selon toute probabilité, devait être pour lui de quelque intérêt.
L'inconnue, qui au son de sa voix avait trahi son sexe, était de moyenne stature, et, autant qu'on en pouvait juger à l'élasticité et à la souplesse de ses mouvements, paraissait être une jeune femme. Quant à sa taille, à sa tournure, à tout ce que l'oeil observateur a tant intérêt à découvrir en pareil cas, il était inutile de s'en occuper, vu le peu de résultat que promettait cette étude. En effet, comme l'avait déjà indiqué monsieur de Richelieu, elle avait adopté de tous les costumes celui qui était le plus propre à dissimuler ou les grâces ou les défauts : elle était vêtue en chauve-souris, costume fort en usage à cette époque, et d'autant plus commode qu'il était d'une simplicité parfaite, se composant simplement de la réunion de deux jupons noirs. La manière de les employer était à la portée de tout le monde : on serrait l'un, comme d'habitude, autour de sa ceinture ; on passait sa tête masquée par la fente de la poche de l'autre ; on rabattait le devant, dont on faisait deux ailes ; on relevait le derrière, dont on faisait deux cornes, et l'on avait la presque certitude de damner son interlocuteur, qui ne vous reconnaissait, empaqueté ainsi, que lorsqu'on y mettait une extrême bonne volonté.
Le chevalier fit toutes ces remarques en moins de temps qu'il ne nous en a fallu pour décrire un tel costume ; mais n'ayant aucune idée de la personne à laquelle il avait affaire et croyant qu'il s'agissait tout bonnement de quelque intrigue amoureuse, il hésitait à lui adresser la parole, lorsque, tournant la tête de son côté :
- Chevalier, lui dit le masque sans prendre la peine de déguiser sa voix, dans la certitude sans doute que sa voix lui était inconnue, savez-vous bien que je vous ai une double reconnaissance d'être venu, surtout dans la situation d'esprit où vous êtes ? Il est malheureux que je ne puisse en conscience attribuer une pareille exactitude qu'à la curiosité.
- Beau masque, reprit d'Harmental, ne m'avez-vous pas dit dans votre lettre que vous étiez un bon génie ? Or, si réellement vous participez d'une nature supérieure le passé, le présent et l'avenir doivent vous être connus ; vous saviez donc que je viendrais, et, puisque vous le saviez, ma venue ne doit donc pas vous étonner.
- Hélas ! répondit l'inconnue, que l'on voit bien que vous êtes un faible mortel, et que vous avez le bonheur de ne vous être jamais élevé au-dessus de votre sphère ! autrement vous sauriez que si nous connaissons comme vous le dites, le passé, le présent et l'avenir, cette science est muette en ce qui nous regarde, et ce sont les choses que nous désirons le plus qui restent plongées pour nous dans la plus grande obscurité.
- Diable ! répondit d'Harmental, savez-vous, monsieur le génie, que vous allez me rendre bien fat si vous continuez de ce ton-là ? Car, prenez-y garde, vous m'avez dit, ou à peu près, que vous aviez grand désir que je vinsse à votre rendez-vous.
- Je croyais ne rien vous apprendre de nouveau, chevalier, et il me semblait que ma lettre, sous le rapport du désir que j'avais de vous voir, ne devait vous laisser aucun doute.
- Ce désir, que je n'admets au reste que parce que vous l'avouez et que je suis trop galant pour vous donner un démenti, ne vous a-t-il pas fait promettre dans cette lettre plus qu'il n'est en votre pouvoir de tenir ?
- Faites l'épreuve de ma science, elle vous donnera la mesure de mon pouvoir.
- Oh ! mon Dieu ! je me bornerai à la chose la plus simple : vous savez, dites-vous, le passé, le présent et l'avenir ; dites-moi ma bonne aventure.
- Rien de plus facile : donnez-moi votre main.
D'Harmental fit ce qu'on lui demandait.
- Sire chevalier, dit l'inconnue après un instant d'examen, je vois fort lisiblement écrits, par la direction de l'adducteur et par la disposition des fibres longitudinales de l'aponévrose palmaire, cinq mots dans lesquels est renfermée toute l'histoire de votre vie ; ces mots sont : Courage, ambition, désappointement, amour et trahison.
- Peste ! interrompit le chevalier, je ne savais pas que les génies étudiassent si à fond l'anatomie et fussent obligés de prendre leurs licences comme un bachelier de Salamanque !
- Les génies savent tout ce que les hommes savent et bien d'autres choses encore, chevalier.
- Eh bien ! que veulent dire ces mots à la fois si sonores et si opposés, et que vous apprennent-ils de moi dans le passé, mon très savant génie ?
- Ils m'apprennent que c'est par votre courage seul que vous avez acquis le grade de colonel que vous occupiez dans l'armée de Flandre ; que ce grade avait éveillé votre ambition ; que cette ambition a été suivie d'un désappointement, et que vous avez cru vous consoler de ce désappointement par l'amour ; mais que l'amour, comme la fortune, étant sujet à la trahison, vous avez été trahi.
- Pas mal, dit le chevalier, et la sibylle de Cumes ne s'en serait pas mieux tirée. Un peu de vague, comme dans tous les horoscopes ; mais du reste, un grand fond de vérité. Passons au présent, beau masque.
- Le présent ! chevalier ! Parlons-en tout bas, car il sent terriblement la Bastille !
Le chevalier tressaillit malgré lui car il croyait que nul, excepté les acteurs qui y avaient joué un rôle, ne pouvait connaître son aventure, du matin.
- Il y a à cette heure, continua l'inconnue, deux braves gentilshommes couchés fort tristement dans leur lit tandis que nous bavardons gaiement au bal ; et cela, parce que certain chevalier d'Harmental, grand écouteur aux portes, ne s'est pas souvenu d'un hémistiche de Virgile.
- Et quel est cet hémistiche ? demanda le chevalier de plus en plus étonné.
- Facilis descensus Averni, dit en riant la chauve-souris.
- Mon cher génie ! s'écria le chevalier en plongeant ses regards à travers les ouvertures du masque de l'inconnue, voici, permettez-moi de vous le dire, une citation tant soit peu masculine.
- Ne savez-vous pas que les génies sont des deux sexes ?
- Oui, mais je n'avais pas entendu dire qu'ils citassent si couramment l' Enéide.
- La citation n'est-elle pas juste ? Vous me parlez de la sibylle de Cumes, je vous réponds dans sa langue ; vous me demandez du positif, je vous en donne ; mais vous autres mortels, vous n'êtes jamais satisfaits.
- Non, car j'avoue que cette science du passé et du présent m'inspire une terrible envie de connaître l'avenir.
- Il y a toujours deux avenirs, dit le masque ; il y a l'avenir des coeurs faibles, et l'avenir des coeurs forts. Dieu a donné à l'homme le libre arbitre, afin qu'il pût choisir. Votre avenir dépend de vous.
- Encore faut-il les connaître, ces deux avenirs, pour choisir le meilleur.
- Eh bien ! il y en a un qui vous attend quelque part, aux environs de Nevers, dans le fond d'une province, entre les lapins de votre garenne et les poules de votre basse-cour. Celui-là vous conduira droit au banc de marguillier de la paroisse. C'est d'une ambition facile, et il n'y a qu'à vous laisser faire pour l'atteindre : vous êtes sur la route.
- Et l'autre ? répliqua le chevalier, visiblement piqué que l'on pût supposer qu'en aucun cas un pareil avenir serait jamais le sien.
- L'autre, dit l'inconnue en appuyant son bras sur le bras du jeune gentilhomme, et en fixant sur lui ses yeux à travers son masque ; l'autre vous rejettera dans le bruit et dans la lumière ; l'autre fera de vous un des acteurs de la scène qui se joue dans le monde ; l'autre, que vous perdiez ou que vous gagniez, vous laissera du moins le renom d'un grand joueur.
- Si je perds, que perdrai-je ? demanda le chevalier.
- La vie probablement.
Le chevalier fit un geste de mépris.
- Et si je gagne ? ajouta-t-il.
- Que dites-vous du grade de mestre de camp, du titre de grand d'Espagne, et du cordon du Saint-Esprit ? Tout cela sans compter le bâton de maréchal en perspective.
- Je dis que le gain vaut l'enjeu, beau masque, et que si tu me donnes la preuve que tu peux tenir ce que tu promets, je suis homme à faire ta partie.
- Cette preuve, répondit le masque, ne peut vous être donnée que par une autre que moi, chevalier, et si vous voulez l'acquérir il faut me suivre.
- Oh ! oh ! dit d'Harmental, me serais-je trompé, et ne serais-tu qu'un génie de second ordre, un esprit subalterne, une puissance intermédiaire ? Diable ! voilà qui m'ôterait un peu de ma considération pour toi.
- Qu'importe, si je suis soumis à quelque grande enchanteresse, et si c'est elle qui m'envoie !
- Je te préviens que je ne traite rien par ambassadeur.
- Aussi ai-je mission de vous conduire près d'elle.
- Alors je la verrai ?
- Face à face, comme Moïse vit le Seigneur.
- Partons, en ce cas !
- Chevalier, vous allez vite en besogne ! Oubliez-vous qu'avant toute initiation il y a certaines cérémonies indispensables pour s'assurer de la discrétion des initiés ?
- Que faut-il faire ?
- Il faut vous laisser bander les yeux, vous laisser conduire où l'on voudra vous mener ; puis, arrivé à la porte du temple, faire le serment solennel que vous ne révélerez rien à qui que ce soit des choses qu'on vous aura dites ou des personnes que vous aurez vues.
- Je suis prêt à jurer par le Styx, dit en riant d'Harmental.
- Non, chevalier, répondit le masque d'une voix grave ; jurez tout bonnement par l'honneur, on vous connaît, et cela suffira.
- Et ce serment fait, demanda le chevalier après un instant de silence et de réflexion, me sera-t-il permis de me retirer si les choses que l'on me proposera ne sont pas de celles que puisse accomplir un gentilhomme ?
- Vous n'aurez que votre conscience pour arbitre, et on ne vous demandera que votre parole pour gage.
- Je suis prêt, dit le chevalier.
- Allons donc, dit le masque.
Le chevalier s'apprêta à traverser la foule en ligne droite pour gagner la porte de la salle ; mais ayant aperçu Brancas, Broglie et Simiane qui se trouvaient sur sa route et qui l'eussent arrêté sans doute au passage il fit un détour et prit une ligne courbe, laquelle cependant devait le conduire au même but.
- Que faites-vous ? demanda le masque.
- J'évite la rencontre de quelqu'un qui pourrait nous retarder.
- Tant mieux ! je commençais à craindre.
- Que craigniez-vous ? demanda d'Harmental.
- Je craignais, répondit en riant le masque, que votre empressement ne fût diminué de la différence de la diagonale aux deux côtés du carré.
- Pardieu ! dit d'Harmental, voilà la première fois, je crois, qu'on donne rendez-vous à un gentilhomme, au bal de l'opéra, pour lui parler anatomie, littérature ancienne et mathématiques ! Je suis fâché de vous le dire, beau masque, mais vous êtes bien le génie le plus pédant que j'aie connu de ma vie.
La chauve-souris éclata de rire, mais ne répondit rien à cette boutade, dans laquelle éclatait le dépit du chevalier de ne pouvoir reconnaître une personne qui paraissait cependant si bien au fait de ses propres aventures ; mais comme ce dépit ne faisait qu'ajouter à sa curiosité, au bout d'un instant, tous deux, étant descendus d'une hâte pareille, se trouvèrent dans le vestibule.
- Quel chemin prenons-nous ? dit le chevalier ; nous en allons-nous par dessous terre ou dans un char attelé de deux griffons ?
- Si vous le permettez, chevalier, nous nous en irons tout bonnement dans une voiture. Au fond, et quoique vous ayez paru en douter plus d'une fois, je suis femme et j'ai peur des ténèbres.
- Permettez-moi, en ce cas, de faire avancer mon carrosse, dit le chevalier.
- Non pas, j'ai le mien, s'il vous plaît, répondit le masque.
- Appelez-le donc alors.
- Avec votre permission, chevalier, nous ne serons pas plus fiers que Mahomet à l'endroit de la montagne ; et comme mon carrosse ne peut pas venir à nous, nous irons à mon carrosse.
A ces mots, la chauve-souris entraîna le chevalier dans la rue Saint-Honoré. Une voiture sans armoiries, attelée de deux chevaux de couleur sombre, attendait au coin de la petite rue Pierre-Lescot. Le cocher était sur son siège, enveloppé d'une grande houppelande qui lui cachait tout le bas de la figure, tandis qu'un large chapeau à trois cornes couvrait son front et ses yeux. Un valet de pied tenait d'une main une portière ouverte, et de l'autre se masquait le visage avec son mouchoir.
- Montez, dit le masque au chevalier.
D'Harmental hésita un instant : ces deux domestiques inconnus sans livrée, qui paraissaient aussi désireux que leur maîtresse de conserver leur incognito ; cette voiture sans aucun chiffre, sans aucun blason, l'endroit obscur où elle était retirée, l'heure avancée de la nuit, tout inspirait au chevalier un sentiment de défiance très naturel ; mais bientôt, réfléchissant qu'il donnait le bras à une femme et qu'il avait une épée au côté, il monta hardiment dans le carrosse. La chauve-souris s'assit près de lui, et le valet de pied referma la portière avec un ressort qui tourna deux fois à la manière d'une clef.
- Eh bien ! ne parlons-nous pas ? demanda le chevalier en voyant que la voiture restait immobile.
- Il nous reste une petite précaution à prendre, répondit le masque en tirant un mouchoir de soie de sa poche.
- Ah ! oui, c'est vrai, dit d'Harmental, je l'avais oublié ; je me livre à vous en toute confiance ; faites.
Et il avança sa tête.
L'inconnue lui banda les yeux, puis, l'opération terminée :
- Chevalier, dit-elle, vous me donnez votre parole de ne point écarter ce bandeau avant que vous ayez reçu la permission de l'enlever tout à fait ?
- Je vous la donne.
- C'est bien.
Alors, soulevant la glace de devant :
- Où vous savez, monsieur le comte, dit l'inconnue en s'adressant au cocher.
Et la voiture partit au galop.

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