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Chapitre XL
L'homme propose

- Votre Altesse ici ! Votre Altesse chez moi ! s'écria d'Harmental. Qu'ai-je donc fait pour mériter tant d'honneur ?
- Le moment est venu, chevalier, dit la duchesse, où il faut que nous laissions voir aux gens que nous estimons le cas que nous faisons d'eux. D'ailleurs, il ne sera pas dit que les amis de madame du Maine s'exposeront pour elle et qu'elle ne s'exposera point avec eux. Dieu merci ! je suis la petite-fille du grand Condé, et je sens que je n'ai dégénéré en rien de mon aïeul.
- Que Votre Altesse soit deux fois la bienvenue, dit Pompadour, car elle nous tire d'un grand embarras. Tout décidé que nous étions à obéir à ses ordres, nous hésitions cependant à l'idée de ce qu'une pareille réunion à l'Arsenal avait de dangereux au moment où la police a les yeux sur elle.
- Et je l'ai pensé comme vous, marquis. Aussi, au lieu de vous attendre, je me suis résolue à venir vous trouver. Le baron m'accompagnait. Je me suis fait conduire chez la comtesse de Chavigny, une amie de Delaunay, qui demeure rue du Mail. Nous y avons fait apporter des habits, et comme nous n'étions qu'à deux pas d'ici, nous sommes venus à pied, et nous voilà. Ma foi ! messire d'Argenson sera bien fin s'il nous a reconnus sous ce déguisement.
- Je vois avec plaisir, dit Malezieux, que Votre Altesse n'est point abattue par les événements qu'a amenés cette horrible journée.
- Abattue, moi, Malezieux ! J'espère que vous me connaissez assez pour ne pas le craindre un seul instant. Abattue ! Ah ! au contraire ; jamais je ne me suis senti plus de force et plus de volonté ! Oh ! que ne suis-je un homme !
- Que Votre Altesse ordonne, dit d'Harmental, et tout ce qu'elle ferait, si elle pouvait agir elle-même, nous le ferons, nous, en son lieu et place.
- Non, non. Ce que je ferais, il est impossible que d'autres le fassent.
- Rien n'est impossible, madame, à cinq hommes dévoués comme nous le sommes. D'ailleurs, notre intérêt même réclame une résolution prompte et énergique. Il ne faut pas croire que le régent s'arrêtera là. Après-demain, demain, ce soir peut-être, nous serons tous arrêtés. Dubois prétend que le papier qu'il a tiré du feu chez le prince de Cellamare n'est rien autre chose que la liste des conjurés. En ce cas, il saurait notre nom à tous. Nous avons donc, à cette heure, chacun une épée au-dessus de la tête. N'attendons pas que le fil auquel elle est suspendue se brise : saisissons-la et frappons.
- Frappons, où, quoi, comment ? demanda Brigaud. Ce misérable parlement a brisé tous nos projets. Avons-nous des mesures prises, un plan arrêté ?
- Ah ! le meilleur plan qui ait jamais été conçu, dit Pompadour celui qui offrait le plus de chance de succès, c'était le premier ; et la preuve, c'est que, sans une circonstance inouïe qui est venue le renverser, il réussissait.
- Eh bien ! si le plan était bon, il l'est encore, dit Valef. Revenons-y alors.
- Oui, mais en échouant, dit Malezieux, ce plan a mis le régent sur ses gardes.
- Au contraire, dit Pompadour ; il est d'autant meilleur, que l'on croira que, grâce à son insuccès, il est abandonné.
- Et la preuve, dit Valef, c'est que le régent, sous ce rapport, prend moins de précautions que jamais. Ainsi, par exemple, depuis que mademoiselle de Chartres est abbesse de Chelles, une fois par semaine il va la voir, et traverse seul et sans gardes dans sa voiture, avec un cocher et deux laquais seulement, le bois de Vincennes, et cela à huit ou neuf heures du soir.
- Et quel est le jour où il fait cette visite ? demanda Brigaud.
- Le mercredi, répondit Malezieux.
- Mercredi ? c'est demain, dit la duchesse.
- Brigaud, dit Valef, avez-vous toujours le passeport pour l'Espagne ?
- Toujours.
- Les mêmes facilités pour la route ?
- Les mêmes. Le maître de poste est à nous, et nous n'avons d'explication à avoir qu'avec lui. Quant aux autres, cela ira tout seul.
- Eh bien ! dit Valef, que Son Altesse Royale m'y autorise, je réunis demain sept ou huit amis, j'attends le régent dans le bois de Vincennes, je l'enlève, et fouette cocher ! en trois jours je suis à Pampelune.
- Un instant, mon cher baron, dit d'Harmental ; je vous ferai observer que vous allez sur mes brisées, et que c'est à moi que l'entreprise revient de droit.
- Vous, mon cher chevalier, vous avez fait ce que vous aviez à faire. Au tour des autres !
- Non point, s'il vous plaît, Valef ; il y va de mon honneur, car j'ai une revanche à prendre. Vous me désobligeriez donc infiniment en insistant sur ce sujet.
- Tout ce que je puis faire pour vous, mon cher d'Harmental, répondit Valef, c'est de laisser la chose au choix de Son Altesse. Elle sait qu'elle a en nous deux coeurs également dévoués. Qu'elle décide.
- Acceptez-vous mon arbitrage, chevalier ? dit la Duchesse.
- Oui, car j'espère en votre justice, madame, dit le chevalier.
- Et vous avez raison. Oui, l'honneur de l'entreprise vous appartient. Oui, je remets entre vos mains le sort du fils de Louis XIV et de la petite-fille du grand Condé ; oui, je m'en rapporte entièrement à votre dévouement et à votre courage, et j'espère d'autant plus que vous réussirez cette fois-ci que la fortune vous doit un dédommagement. A vous donc, mon cher d'Harmental, tout le péril ; mais aussi à vous tout l'honneur !
- J'accepte l'un et l'autre avec reconnaissance, madame, dit d'Harmental en baisant respectueusement la main que lui tendait la duchesse ; et demain, à pareille heure, ou je serai mort ou le régent sera sur la route d'Espagne.
- A la bonne heure, dit Pompadour, voilà ce qui s'appelle parler et si vous avez besoin de quelqu'un pour vous donner un coup de main, mon cher chevalier, comptez sur moi.
- Et sur moi, dit Valef.
- Et nous donc, dit Malezieux, ne sommes-nous bons à rien ?
- Mon cher chancelier, dit la duchesse, à chacun son lot : aux poètes, aux gens d'Eglise, aux magistrats, le conseil ; aux gens d'épée, l'exécution. Chevalier, êtes-vous sûr de retrouver les mêmes hommes qui vous ont secondé la dernière fois ?
- Je suis sûr de leur chef, du moins.
- Quand le verrez-vous ?
- Ce soir.
- A quelle heure ?
- Tout de suite, si Votre Altesse le désire.
- Le plus tôt sera le mieux.
- Dans un quart d'heure, je serai chez lui.
- Où pourrons-nous savoir son dernier mot ?
- Je le porterai à Votre Altesse partout où elle sera.
- Pas à l'Arsenal, dit Brigaud, c'est trop dangereux.
- Ne pourrions-nous attendre ici ? demanda la duchesse.
- Je ferai observer à Votre Altesse, répondit Brigaud, que mon pupille est un garçon fort rangé, recevant peu de monde, et qu'une visite plus prolongée pourrait éveiller les soupçons.
- Ne pourrions-nous fixer un rendez-vous où nous n'ayons point pareille crainte ? demanda Pompadour.
- Parfaitement, dit la duchesse ; au rond-point des Champs-Elysées, par exemple. Malezieux et moi nous nous y rendons dans une voiture sans livrée et sans armoiries. Pompadour, Valef et Brigaud nous y joignent chacun de son côté. Là, nous attendons d'Harmental, et nous prenons nos dernières mesures.
- A merveille ! dit d'Harmental, mon homme demeure justement rue Saint Honoré.
- Vous savez, chevalier, reprit la duchesse, que vous pouvez promettre en argent tout ce que l'on voudra, et que nous nous chargeons de tenir.
- Je me charge de remplir le secrétaire, dit Brigaud.
- Et vous ferez bien, l'abbé, dit d'Harmental en souriant, car je sais qui se charge de le vider, moi.
- Ainsi, tout est convenu, reprit la duchesse. Dans une heure, au rond-point des Champs-Elysées.
- Dans une heure, dit d'Harmental.
- Dans une heure, répétèrent Pompadour, Brigaud et Malezieux.
Puis la duchesse, ayant rajusté son mantelet de manière à cacher son visage, reprit le bras de Valef et sortit la première. Malezieux la suivit à peu de distance et de façon à ne point la perdre de vue ; enfin Brigaud, Pompadour et d'Harmental descendirent ensemble. A la place des Victoires, le marquis et l'abbé se séparèrent, l'abbé prenant par la rue Pagevin et le marquis par la rue de la Vrillière. Quant au chevalier, il continua sa route par la rue Croix- des-Petits-Champs, qui le conduisit rue Saint-Honoré, à quelques pas de l'honorable maison où il savait trouver le digne capitaine.
Soit hasard, soit calcul de la part de la duchesse du Maine, qui avait apprécié d'Harmental et compris le fond que l'on pouvait faire sur lui, le chevalier se trouvait donc rejeté plus avant que jamais dans la conjuration ; mais son honneur était engagé, il avait cru devoir faire ce qu'il avait fait, et quoiqu'il prévît les conséquences terribles de l'événement dont il avait pris la responsabilité il marchait à ce résultat comme il l'avait fait déjà, la tête et le coeur hauts, bien résolu à tout sacrifier, même sa vie, même son amour, à l'accomplissement de la parole qu'il avait donnée.
Il se présenta donc chez la Fillon avec la même tranquillité et la même résolution qu'il avait fait la première fois, quoique depuis ce temps bien des choses fussent changées dans sa vie, et, comme la première fois, ayant été reçu par la maîtresse de la maison en personne, il s'informa d'elle si le capitaine Roquefinette était visible.
Sans doute la Fillon s'attendait à quelque interpellation moins morale que celle qui lui était faite, car, en reconnaissant d'Harmental, elle ne put réprimer un mouvement de surprise. Cependant, comme si elle eût douté encore de l'identité de celui qui lui parlait, elle s'informa si ce n'était point lui qui déjà, deux mois auparavant, était venu demander le capitaine. Le chevalier qui vit dans cet antécédent un moyen d'aplanir les obstacles, en supposant qu'il en existât, répondit affirmativement.
D'Harmental ne s'était point trompé, car à peine édifiée sur ce point la Fillon appela une espèce de Marton assez élégante, et lui ordonna de conduire le chevalier chambre n° 72, au cinquième au-dessus de l'entresol. La péronnelle obéit, prit une bougie et monta la première en minaudant comme une soubrette de Marivaux. D'Harmental la suivit. Cette fois aucun chant joyeux ne le guida dans son ascension ; tout était silencieux dans la maison. Les graves événements de la journée avaient sans doute éloigné de leur rendez-vous quotidien les pratiques de la digne hôtesse du capitaine, et comme, de son côté, le chevalier en ce moment avait sans doute l'esprit tourné aux choses sérieuses, il monta les six étages sans faire la moindre attention aux minauderies de sa conductrice, qui, arrivée au n° 72, se retourna et lui demanda avec un gracieux sourire s'il ne s’était point trompé et si c'était bien au capitaine qu'il avait affaire.
Pour toute réponse le chevalier frappa à la porte.
- Entrez, dit Roquefinette de sa plus belle voix de basse.
Le chevalier glissa un louis dans la main de sa conductrice pour la remercier de la peine qu'elle avait prise, ouvrit la porte et se trouva en face du capitaine.
Le même changement s'était opéré à l'intérieur qu'à l'extérieur ; Roquefinette n'était plus, comme la première fois, le rival de monsieur de Bonneval, entouré de ses odalisques, en face des débris d'un festin, fumant sa longue pipe et comparant philosophiquement les biens de ce monde à la fumée qui s'en échappait. Il était seul, dans une petite mansarde sombre, éclairée par une chandelle qui, tirant à sa fin, commençait à faire plus de fumée que de flamme, et dont les tremblantes lueurs donnaient quelque chose d'étrangement fantastique à l'âpre physionomie du brave capitaine, qui se tenait debout appuyé contre la cheminée. Au fond, sur un lit de sangle, en face d'une fenêtre dont le rideau flottant au vent du soir accusait les solutions de continuité, était posé le feutre indicateur, et était couchée son épée, l'illustre Colichemarde.
- Ah ! ah ! dit Roquefinette d'un ton dans lequel perçait une légère teinte d'ironie ; c'est vous, chevalier ? Je vous attendais.
- Vous m'attendiez, capitaine ? Et qui pouvait vous faire croire à la probabilité de ma visite ?
- Les événements, chevalier, les événements.
- Que voulez-vous dire ?
- Je veux dire qu'on a cru pouvoir faire une guerre ouverte, et que par conséquent on a mis ce pauvre capitaine Roquefinette au rancart, comme un condottiere, comme un miquelet, qui n'est bon que pour un coup de main nocturne, à l'angle d'une rue ou au coin d'un bois ; on a voulu refaire sa petite Ligue, recommencer sa petite Fronde, et voilà que l'ami Dubois a tout su, que les pairs sur lesquels on croyait pouvoir compter nous ont lâché d'un cran, et que le parlement a dit Oui, au lieu de dire Non. Alors, on revient au capitaine. « Mon cher capitaine par-ci, mon bon capitaine par-là ! » N'est-ce point exactement la chose comme elle se passe, chevalier ? Eh bien ! eh bien ! eh bien ! le voilà, le capitaine que lui veut-on ? parlez.
- Effectivement, mon cher capitaine, dit d'Harmental ne sachant trop de quelle façon il devait prendre le discours de Roquefinette, il y a quelque chose de vrai dans ce que vous dites là. Seulement vous êtes dans l'erreur lorsque vous croyez que je vous avais oublié. Si notre plan eût réussi, vous auriez eu la preuve que j'ai la mémoire plus longue que les événements, et je serais venu alors pour vous offrir mon crédit, comme je viens aujourd'hui réclamer votre assistance.
- Hum ! fit le capitaine en secouant la tête, depuis trois jours que j'habite ce nouvel appartement, j'ai fait bien des réflexions sur la vanité des choses humaines, et l'envie m'a pris plus d'une fois de me retirer définitivement des affaires, ou, si j'en faisais encore une, de la faire assez brillante pour m'assurer un petit avenir.
- Eh bien ! justement, dit le chevalier, celle que je vous propose est votre fait. Il s'agit, mon cher capitaine, car après ce qui s'est passé entre nous, nous pouvons parler sans préambule, ce me semble ; il s'agit...
- De quoi ? demanda le capitaine, qui, voyant d'Harmental s'arrêter et regarder avec inquiétude autour de lui, avait attendu inutilement pendant deux ou trois secondes la fin de la phrase.
- Pardon, capitaine, mais il m'a semblé...
- Que vous a-t-il semblé, chevalier ?
- Entendre des pas... puis une espèce de craquement dans la boiserie...
- Ah ! ah ! dit le capitaine, il y a pas mal de rats dans l'établissement, je vous préviens, et pas plus tard que la nuit dernière, ces drôles-là sont venus grignoter mes hardes, comme vous pouvez le voir.
Et le capitaine montra au chevalier le pan de son habit festonné en dents de loup.
- Oui, ce sera cela, et je me serai trompé, dit d'Harmental... Il s'agit donc, mon cher Roquefinette, de profiter de ce que le régent, en revenant sans gardes de Chelles, où sa fille est religieuse, traverse le bois de Vincennes, pour l'enlever en passant, et lui faire prendre définitivement la route d'Espagne.
- Pardon, mais avant d'aller plus loin, chevalier, reprit Roquefinette, je vous préviens que c'est un nouveau traité à faire ; et que tout nouveau traité implique conditions nouvelles.
- Nous n'aurons point de discussions là-dessus, capitaine. Les conditions, vous les ferez vous-même. Seulement, pouvez-vous toujours disposer de vos hommes ? Voilà l'important.
- Je le puis.
- Seront-ils prêts demain, à deux heures ?
- Ils le seront.
- C'est tout ce qu'il faut ?
- Pardon, il faut encore quelque chose : il faut encore de l'argent pour acheter un cheval et des armes.
- Il y a cent louis dans cette bourse, prenez-la.
- C'est bien, on vous rendra bon compte.
- Ainsi, chez moi à deux heures.
- C'est dit.
- Adieu, capitaine.
- Au revoir, chevalier. Donc, il est convenu que vous ne vous étonnerez pas si je suis un peu exigeant.
- Je vous le permets ; vous savez que la dernière fois, je ne me suis plaint que d'une chose, c'est que vous étiez trop modeste.
- Allons, dit le capitaine, vous êtes de bonne composition. Attendez que je vous éclaire ; il serait fâcheux qu'un brave garçon comme vous se rompît le cou.
Et le capitaine prit la chandelle, qui, parvenue au papier qui l'affermissait dans la bobèche, jetait alors, grâce à ce nouvel aliment, une splendide lumière à l'aide de laquelle d'Harmental descendit l'escalier sans accident. Arrivé sur la dernière marche, il renouvela au capitaine la recommandation d'être exact, ce que le capitaine promit du ton le plus affirmatif.
D'Harmental n'avait point oublié que madame la duchesse du Maine attendait avec anxiété le résultat de l'entrevue qu'il venait d'avoir ; il ne s'inquiéta donc point de ce qu'était devenue la Fillon, qu'il chercha vainement de l'oeil en sortant, et, gagnant la rue des Feuillants, il s'achemina vers, les Champs-Elysées, qui sans être tout à fait déserts, commençaient déjà cependant à se dépeupler. Arrivé au rond-point, il aperçut une voiture qui stationnait sur le revers de la route, tandis que deux hommes se promenaient à quelque distance dans la contre-allée ; il s'approcha d'elle ; une femme, en l'apercevant, sortit avec impatience sa tête par la portière. Le chevalier reconnut madame du Maine ; elle avait avec elle Malezieux et Valef. Quant aux deux promeneurs, qui, en voyant d'Harmental s'avancer vers la voiture, s'empressèrent de leur côté d'accourir, il est inutile de dire que c'étaient Pompadour et Brigaud.
Le chevalier, sans leur nommer Roquefinette, ni sans s'étendre aucunement sur le caractère de l'illustre capitaine, leur raconta en peu de mots ce qui c'était passé. Ce récit fut accueilli par une exclamation générale de joie. La duchesse donna sa petite main à baiser à d'Harmental ; les hommes serrèrent la sienne.
Il fut convenu que le lendemain, à deux heures, la duchesse, Pompadour, Laval, Valef, Malezieux et Brigaud, se rendraient chez la mère de d'Avranches, qui demeurait faubourg Saint-Antoine, n° 15, et qu'ils y attendraient le résultat de l'événement. Ce résultat devait leur être annoncé par d'Avranches lui-même, qui, à partir de trois heures, se tiendrait à la barrière du Trône avec deux chevaux, l'un pour lui l'autre pour le chevalier. Il suivrait de loin d'Harmental, et reviendrait annoncer ce qui s'était passé. Cinq autres chevaux sellés et bridés seraient tout prêts dans les écuries de la maison du faubourg Saint-Antoine, afin que les conjurés pussent fuir sans retard en cas de non réussite du chevalier.
Ces différents points arrêtés, la duchesse força le chevalier de monter auprès d'elle. La duchesse voulait le ramener chez lui ; mais il lui fit observer que l'apparition d'une voiture à la porte de madame Denis produirait dans le quartier une trop grande sensation, et que, dans les circonstances présentes, cette sensation, toute flatteuse qu'elle serait pour lui, pourrait devenir dangereuse pour tous. En conséquence la duchesse jeta d'Harmental place des Victoires, après lui avoir exprimé vingt fois toute la reconnaissance qu'elle éprouvait pour son dévouement.
Il était dix heures du soir. D'Harmental avait à peine vu Bathilde dans la journée ; il voulait la revoir encore. II était bien sûr de retrouver la jeune fille à sa fenêtre mais cela n'était point suffisant ; ce qu'il avait à lui dire en pareille circonstance était trop sérieux et trop intime pour le jeter ainsi d'un côté à l'autre d'une rue. Il rêvait donc aux moyens, si avancée que fût l'heure, de se présenter chez Bathilde, lorsqu'en faisant quelques pas dans la rue, il crut voir une femme sur le seuil de la porte de l'allée qui conduisait chez elle. Il s'avança et reconnut Nanette.
Elle était là par ordre de Bathilde. La pauvre enfant était dans une inquiétude mortelle. Buvat n'avait point reparu. Toute la soirée elle était restée à sa fenêtre pour voir rentrer d'Harmental, et d'Harmental n'était point rentré. Par suite de ces idées vagues qui avaient pris naissance dans son esprit pendant la nuit où le chevalier avait tenté d'enlever le régent, il lui semblait qu'il avait quelque chose de commun entre cette disparition étrange de Buvat et l'assombrissement qu'elle avait remarqué la veille sur la figure de d'Harmental. Nanette attendait donc à la porte et Buvat et le chevalier. Le chevalier était de retour, Nanette resta pour attendre Buvat, et d'Harmental monta près de Bathilde.
Bathilde avait entendu et reconnu son pas ; elle était donc à la porte quand le jeune homme y arriva. Au premier coup d'oeil elle reconnut sur son visage cette expression pensive qu'elle lui avait déjà vue pendant la journée qui avait précédé cette nuit où elle avait tant souffert.
- Oh ! mon Dieu ! mon Dieu ! s'écria-t-elle en entraînant le jeune homme dans sa chambre, et en refermant la porte derrière lui. Oh ! mon Dieu ! Raoul, vous serait-il arrivé quelque chose ?
- Bathilde, dit d'Harmental avec un sourire triste mais en enveloppant la jeune fille d'un regard plein de confiance, Bathilde, vous m'avez souvent dit qu'il y avait en moi quelque chose d'inconnu et de mystérieux qui vous effrayait.
- Oh ! oui, oui, s'écria Bathilde, et c'est le seul tourment de ma vie, c'est la seule crainte de mon avenir.
- Et vous avez raison ; car, avant de vous connaître, Bathilde, avant de vous avoir vue, j'ai fait abandon d'une part de ma volonté, d'une portion de mon libre arbitre. Cette portion de moi-même ne m'appartient plus ; elle subit une loi suprême, elle obéit à des événements imprévus. C'est un point noir dans un beau ciel. Selon le côté dont le vent soufflera, il peut disparaître comme une vapeur, il peut grossir comme un orage. La main qui tient et qui guide la mienne peut me conduire à la plus haute faveur, peut me mener à la plus profonde disgrâce. Bathilde, dites-moi, êtes-vous disposée à partager la bonne comme la mauvaise fortune, le calme comme la tempête ?
- Tout avec vous, Raoul, tout, tout !
- Songez à l'engagement que vous prenez, Bathilde. Peut-être est-ce une vie heureuse et brillante que celle qui vous est réservée ; peut-être est-ce l'exil, peut-être est-ce la captivité, peut-être... peut-être serez-vous veuve avant d'être femme.
Bathilde devint si pâle et si chancelante, que Raoul crut qu'elle allait s'évanouir et tomber, et qu'il étendit les bras pour la retenir ; mais Bathilde était pleine de force et de volonté ; elle reprit donc sa puissance sur elle même, et tendant la main à d'Harmental :
- Raoul, lui dit-elle, ne vous ai-je pas dit que je vous aimais, que je n'avais jamais aimé, que je n'aimerais jamais que vous ? Il me semblait que toutes les promesses que vous demandez de moi étaient renfermées dans ces mots. Vous en voulez de nouvelles, je vous les fais ; mais elles étaient inutiles. Votre vie sera ma vie, Raoul ; votre mort sera ma mort. L'une et l'autre sont entre les mains de Dieu. La volonté de Dieu soit faite sur la terre comme au ciel !
- Et moi, Bathilde, dit d'Harmental en conduisant la jeune fille devant le Christ qui était au pied de son lit, et moi, je jure en face de ce Christ, qu'à compter de ce moment, vous êtes ma femme devant Dieu et devant les hommes, et que, puisque les événements qui disposeront peut-être de ma vie ne m'ont laissé à vous offrir que mon amour, cet amour est à vous, profond, inaltérable, éternel. Bathilde, un premier baiser à ton époux.
Et en face du Christ, les deux jeunes gens tombèrent dans les bras l'un de l'autre, et échangèrent leur premier baiser dans un dernier serment.
Quand d'Harmental quitta Bathilde, Buvat n'était pas encore rentré.

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1998-2010
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