Le Chevalier d'Harmental Vous êtes ici : Accueil > Accueil > Bibliothèque
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Chapitre VIII
Un pacha de notre connaissance.

Toutes ces choses étaient entre les mains d'un jeune homme de vingt-six ans ; il n'était donc point étonnant qu'il se fût quelque peu effrayé d'abord de la responsabilité qui pesait sur lui. Comme il était au plus fort de ses réflexions, l'abbé Brigaud entra. Il s'était déjà occupé du futur logement du chevalier, et lui avait trouvé, n° 5 rue du Temps-Perdu, entre la rue du Gros- Chenet et la rue Montmartre, une petite chambre garnie, telle qu'il convenait à un pauvre jeune homme de province qui venait chercher fortune à Paris. Il lui apportait en outre deux mille pistoles de la part du prince de Cellamare. D'Harmental voulait les refuser, car il lui semblait que de ce moment il n'agirait plus selon sa conscience ou par dévouement, et qu'il se mettrait aux gages d'un parti ; mais l'abbé Brigaud lui fit comprendre que, dans une pareille entreprise, il y avait des susceptibilités à vaincre et des complices à payer, et que d'ailleurs, si l'affaire réussissait, il lui faudrait partir à l'instant même pour l'Espagne et s'ouvrir peut-être le chemin à force d'or.
Brigaud emporta un costume complet du chevalier pour lui acheter des habits à sa taille, et simples comme il convenait qu'en portât un jeune homme qui postulait une place de commis dans un ministère. C'était un homme précieux que l'abbé Brigaud.
D'Harmental passa le reste de la journée à faire les préparatifs de son prétendu voyage, ne laissa point, en cas d'événements fâcheux, une seule lettre qui pût compromettre un ami ; puis, lorsque la nuit fut venue, il s'achemina vers la rue Saint-Honoré, où, grâce à la Normande, il espérait avoir des nouvelles du capitaine Roquefinette.
En effet, du moment où on lui avait parlé d'un lieutenant pour son entreprise, il avait aussitôt pensé à cet homme que le hasard lui avait fait rencontrer, et qui lui avait donné, en lui servant de second, une preuve de son insoucieux courage. Il n'avait eu besoin que de jeter un coup d'oeil sur lui pour reconnaître un de ces aventuriers, reste des condottieri du moyen âge, toujours prêts à vendre leur sang à quiconque en offre un bon prix, que la paix pousse sur le pavé, et qui alors mettent leur épée, devenue inutile à l'Etat, au service des individus. Un tel homme devait avoir de ces relations sombres et mystérieuses avec quelques-uns de ces individus sans nom comme il s'en trouve toujours à la base des conspirations ; machines que l'on fait agir sans qu'elles sachent elles-mêmes ni quel est le ressort qui les met en jeu ; ni quel est le résultat qu'elles produisent, qui, soit que les choses échouent, soit qu'elles réussissent, se dispersent au bruit qu'elles font en éclatant au-dessus de leur tête, et qu'on est tout étonné de voir disparaître dans les bas-fonds de la populace, comme ces fantômes qui s'abîment, après la pièce, à travers les trappes d'un théâtre bien machiné.
Le capitaine Roquefinette était donc indispensable aux projets du chevalier, et comme on devient superstitieux en devenant conspirateur, d'Harmental commençait à croire que c'était Dieu lui-même qui le lui avait amené par la main.
Le chevalier sans être une pratique, était une connaissance de la Fillon. C'était du bon ton, à cette époque, d'aller quelquefois au moins se griser chez cette femme quand on n'y allait pas pour autre chose. Aussi, d'Harmental n'était-il pour elle ni son fils, nom qu'elle donnait familièrement aux habitués, ni son compère, nom qu'elle réservait à l'abbé Dubois ; c'était tout simplement monsieur le chevalier, marque de considération qui aurait fort humilié la plupart des jeunes gens de l'époque. La Fillon fut donc assez étonnée lorsque d'Harmental après l'avoir fait appeler, lui demanda s'il ne pourrait point parler à celle de ses pensionnaires qui était connue sous le nom de la Normande.
- O mon Dieu ! monsieur le chevalier, lui dit-elle, je suis vraiment désolée qu'une chose comme cela arrive à vous, que j'aurais voulu attacher à la maison, mais la Normande est justement retenue jusqu'à demain soir.
- Peste ! dit le chevalier, quelle rage !
- Oh ! ce n'est pas une rage, reprit la Fillon, c'est un caprice d'un vieil ami à qui je suis toute dévouée.
- Quand il a de l'argent, bien entendu.
- Eh bien ! voilà ce qui vous trompe. Je lui fais crédit jusqu'à une certaine somme. Que voulez-vous, c'est une faiblesse, mais il faut bien être reconnaissante : c'est lui qui m'a lancée dans le monde, car, telle que vous me voyez, monsieur le chevalier, moi qui ai eu ce qu'il y a de mieux à Paris ; à commencer par monsieur le régent, je suis fille d'un pauvre porteur de chaise. Oh ! je ne suis pas comme la plupart de vos belles duchesses qui renient leur origine, et comme les trois quarts de vos ducs et pairs qui se font fabriquer des généalogies. Non, ce que je suis, je le dois à mon mérite, et j'en suis fière.
- Alors, dit le chevalier, qui avait peu de curiosité, dans la situation d'esprit où il se trouvait, pour l'histoire de la Fillon, si intéressante qu'elle fût, vous dites que la Normande sera ici demain soir ?
- Elle y est, monsieur le chevalier, elle y est ; seulement, comme je vous le dis, elle est à faire des folies avec mon vieux reître de capitaine.
- Dites donc, ma chère présidente c'était le nom qu'on donnait quelquefois à la Fillon, depuis certain quiproquo qu'elle avait eu avec une présidente qui avait l'avantage de porter le même nom qu'elle, est-ce que par hasard votre capitaine serait mon capitaine ?
- Comment se nomme le vôtre ?
- Le capitaine Roquefinette.
- C'est lui-même !
- Il est ici ?
- En personne.
- Eh bien ! c'est à lui justement que j'ai affaire, et je ne demandais la Normande que pour avoir l'adresse du capitaine.
- Alors, tout va bien, répondit la présidente.
- Ayez donc la bonté de le faire demander.
- Oh ! il ne descendra pas, quand ce serait le régent lui-même qui aurait à lui parler. Si vous voulez le voir, il faut monter.
- Et où cela ?
- A la chambre n° 2, celle où vous avez soupé l'autre soir avec le baron de Valef. Oh ! quand il a de l'argent, rien n'est trop bon pour lui. C'est un homme qui n'est que capitaine, mais qui a un coeur de roi.
- De mieux en mieux ! dit d'Harmental en montant l'escalier sans que le souvenir de la mésaventure qui lui était arrivée dans cette chambre eût le pouvoir de détourner sa pensée de la nouvelle direction qu'elle avait prise ; un coeur de roi, ma chère présidente ! c'est justement ce qu'il me faut.
Quand d'Harmental n'aurait pas connu la chambre en question, il n'aurait pas pu se tromper, car, arrivé sur le premier palier, il entendit la voix du brave capitaine qui lui eût servi de guide.
- Allons, mes petits amours, disait-il, le troisième et dernier couplet, et de l'ensemble à la reprise. Puis il entonna d'une magnifique voix de basse :

          Grand saint Roch, notre unique bien,
          Ecoutez un peuple chrétien
          Accablé de malheurs, menacé de la peste ;
          Nous ne craindrons rien de funeste.
          Venez nous secourir, soyez notre soutien.
          Détournez de sur nous la colère céleste.
          Mais n'amenez pas votre chien,
          Nous n'avons pas de pain de reste.

Quatre ou cinq voix de femmes reprirent en choeur :

          Mais n'amenez pas votre chien,
          Nous n'avons pas de pain de reste.

- C'est mieux, dit le capitaine, c'est mieux ; passons maintenant à la bataille de Malplaquet.
- Oh ! nenni, dit une voix. Votre bataille, j'en ai assez !
- Comment, tu as assez de ma bataille ! une bataille où je me suis trouvé en personne, morbleu !
- Oh ! ça m'est bien égal ! j'aime mieux une romance que toutes vos méchantes chansons de guerre, pleines de jurons qui offensent le bon Dieu ! Et elle se mit à chanter.

          Linval aimait Arsène...
          Il ne put l'oublier.

- Silence ! dit le capitaine. Est-ce que je ne suis plus le maître ici ? Tant que j'aurai de l'argent, je yeux qu'on m'amuse à ma manière. Quand je n'aurai plus le sou, ce sera autre chose : vous me chanterez vos guenilles de complaintes, et je n'aurai plus rien à dire.
Il paraît que les convives du capitaine trouvèrent qu'il n'était pas de la dignité de leur sexe de souscrire aveuglément à une pareille prétention, car il se fit une telle rumeur que d'Harmental jugea qu'il était temps de mettre les holà ; en conséquence, il frappa à la porte.
- Tournez la bobinette, dit le capitaine, et la chevillette cherra.
En effet, contre toute probabilité la clef était restée à la serrure : d'Harmental suivit donc de point en point l'instruction qui lui était donnée dans la langue du Petit Chaperon rouge, et ayant ouvert la porte, il se trouva en face du capitaine, couché sur le tapis, devant les restes d'un copieux dîner, appuyé sur des coussins, une camisole de femme sur les épaules, une grande pipe à la bouche et une nappe roulée autour de sa tête en guise de turban. Trois ou quatre filles étaient autour de lui. Sur un fauteuil était déposé son habit, auquel on remarquait un ruban nouveau, son chapeau qui avait un galon neuf, et Colichemarde, cette fameuse épée qui avait inspiré à Ravanne sa facétieuse comparaison avec la maîtresse-broche de madame sa mère.
- Comment ! c'est vous, chevalier ! s'écria le capitaine.
Vous me trouvez comme monsieur de Bonneval, dans mon sérail et au milieu de mes odalisques. Vous ne connaissez pas monsieur de Bonneval, mesdemoiselles ? C'est un pacha à trois queues de mes amis, qui, comme moi, ne pouvait pas souffrir les romances, mais qui entendait, un peu bien le maniement de la vie. Dieu me garde une fin comme la sienne ! c'est tout ce que je lui demande.
- Oui, c'est moi, capitaine, dit d'Harmental, ne pouvant s'empêcher de rire du groupe grotesque qu'il avait sous les yeux. Je vois que vous ne m'aviez pas donné une fausse adresse, et je vous félicite de votre véracité.
- Soyez le bienvenu, chevalier, dit le capitaine. Mesdemoiselles, je vous prie de servir monsieur exactement, comme, vous me traitez en toutes choses, et de lui chanter les chansons qu'il voudra.
Asseyez-vous donc, chevalier, et mangez et buvez, comme si vous étiez chez vous, attendu que c'est votre cheval que nous buvons et mangeons. Il y est déjà passé plus d'à moitié, pauvre animal ! mais les restes en sont bons.
- Merci, capitaine. Je viens de dîner moi-même, et je n'ai qu'un mot à vous dire, si vous le permettez.
- Non, pardieu ! je ne le permets pas, dit le capitaine ; à moins que ce ne soit encore pour une rencontre. Oh ! cela passe avant tout ! Si c'est pour une rencontre, à la bonne heure ! La Normande, allonge-moi ma brette !
- Non, capitaine, c'est pour affaire.
- Si c'est pour affaire, votre serviteur de tout mon coeur, chevalier ! Je suis plus tyran que le tyran de Thèbes ou de Corinthe, Archias, Pélopidas, Léonidas, je ne sais plus quel Olibrius en as qui renvoyait les affaires au lendemain. Moi, j'ai de l'argent jusqu'à demain soir. Donc, après-demain matin les affaires sérieuses.
- Mais ; du moins, après-demain, capitaine, dit d'Harmental, je puis compter sur vous, n'est-ce pas ?
- A la vie, à la mort, chevalier !
- Je crois aussi que l'ajournement est plus prudent.
- Prudentissime, dit le capitaine. Athénaïs, rallume-moi ma pipe.
- A après-demain donc.
- A après-demain. Mais où vous retrouverai-je ?
- Promenez-vous de dix à onze heures du matin dans la rue du Temps- Perdu, regardez de temps en temps en l'air ; on vous appellera de quelque part.
- C'est dit, chevalier, de dix à onze heures du matin. Pardon, si je ne vous reconduis pas, mais ce n'est pas l'habitude des Turcs.
Le chevalier fit un signe de la main qu'il le dispensait de cette formalité, et, ayant fermé la porte derrière lui commença de descendre l'escalier. Il n'en était pas à la quatrième marche, qu'il entendit le capitaine, fidèle à ses premières idées, entonner à tue-tête cette fameuse chanson des dragons de Malplaquet qui fit peut-être couler autant de sang en duel qu'il y en avait eu de répandu sur le champ de bataille.

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