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Chapitre XV
La déesse Raison

Comme Maurice l'avait fait dire la veille au général Santerre, il était sérieusement malade.
Depuis qu'il gardait la chambre, Lorin était venu régulièrement le voir, et avait fait tout ce qu'il avait pu pour le déterminer à prendre quelque distraction. Mais Maurice avait tenu bon. Il y a des maladies dont on ne veut pas guérir.
Le 1er juin, il arriva vers une heure.
- Qu'y a-t-il donc de particulier aujourd'hui ? demanda Maurice. Tu es superbe.
En effet, Lorin avait le costume de rigueur : le bonnet rouge, la carmagnole et la ceinture tricolore ornée de ces deux instruments, qu'on appelait alors les burettes de l'abbé Maury, et qu'auparavant et depuis on appela tout bonnement des pistolets.
- D'abord, dit Lorin, il y a généralement la débâcle de la Gironde qui est en train de s'exécuter, mais tambour battant ; dans ce moment-ci, par exemple, on chauffe les boulets rouges sur la place du Carrousel. Puis, particulièrement parlant, il y a une grande solennité à laquelle je t'invite pour après-demain.
- Mais, pour aujourd'hui, qu'y a-t-il donc ? Tu viens me chercher, dis-tu ?
- Oui ; aujourd'hui nous avons la répétition.
- Quelle répétition ?
- La répétition de la grande solennité.
- Mon cher, dit Maurice, tu sais que, depuis huit jours je ne sors plus ; par conséquent, je ne suis plus au courant de rien, et j'ai le plus grand besoin d'être renseigné.
- Comment ! je ne te l'ai donc pas dit ?
- Tu ne m'as rien dit.
- D'abord, mon cher, tu savais déjà que nous avions supprimé Dieu pour quelque temps, et que nous l'avons remplacé par l'Etre suprême.
- Oui, je sais cela.
- Eh bien, il paraît qu'on s'est aperçu d'une chose, c'est que l'Etre suprême était un modéré, un rolandiste, un girondin.
- Lorin, pas de plaisanteries sur les choses saintes ; je n'aime point cela, tu le sais.
- Que veux-tu, mon cher ! il faut être de son siècle. Moi aussi, j'aimais assez l'ancien Dieu, d'abord parce que j'y étais habitué. Quant à l'Etre suprême, il parait qu'il a réellement des torts, et que, depuis qu'il est là-haut, tout va de travers ; enfin nos législateurs ont décrété sa déchéance...
Maurice haussa les épaules.
- Hausse les épaules tant que tu voudras, dit Lorin.

De par la philosopie,
Nous, grands suppôts de Momus,
Ordonnons que la folie
Ait son culte in partibus.

« Si bien, continua Lorin, que nous allons un peu adorer la déesse Raison.
- Et tu te fourres dans toutes ces mascarades ? dit Maurice.
- Ah ! mon ami, si tu connaissais la déesse Raison comme je la connais, tu serais un de ses plus chauds partisans. Ecoute, je veux te la faire connaître je te présenterai à elle.
- Laisse-moi tranquille avec toutes tes folies ; je suis triste, tu le sais bien.
- Raison de plus, morbleu ! elle t'égayera, c'est une bonne fille... Eh ! mais tu la connais, l'austère déesse que les Parisiens vont couronner de lauriers et promener sur un char de papier doré ! C'est... devine...
- Comment veux-tu que je devine ?
- C'est Arthémise.
- Arthémise ? dit Maurice en cherchant dans sa mémoire, sans que ce nom lui rappelât aucun souvenir.
- Oui, une grande brune, dont j'ai fait connaissance, l'année dernière... au bal de l'Opéra, à telles enseignes que tu vins souper avec nous et que tu la grisas.
- Ah ! oui, c'est vrai, répondit Maurice, je me souviens maintenant ; et c'est elle ?
- C'est elle qui a le plus de chances. Je l'ai présentée au concours : tous les Thermopyles m'ont promis leurs voix. Dans trois jours, l'élection générale. Aujourd'hui, repas préparatoire ; aujourd'hui, nous répandons le vin de Champagne ; peut-être, après-demain, répandrons-nous le sang ! Mais qu'on répande ce que l'on voudra, Arthémise sera déesse, ou que le diable m'emporte ! Allons, viens ; nous lui ferons mettre sa tunique.
- Merci. J'ai toujours eu de la répugnance pour ces sortes de choses.
- Pour habiller les déesses ? Peste ! mon cher ! tu es difficile. Eh bien, voyons, si cela peut te distraire, je la lui mettrai, sa tunique, et toi, tu la lui ôteras.
- Lorin, je suis malade, et non seulement je n'ai plus de gaieté, mais encore la gaieté des autres me fait mal.
- Ah çà ! tu m'effrayes, Maurice : tu ne te bats plus, tu ne ris plus ; est-ce que tu conspires, par hasard ?
- Moi ! plût à Dieu !
- Tu veux dire : plût à la déesse Raison !
- Laisse-moi, Lorin, je ne puis, je ne veux pas sortir ; je suis au lit et j'y reste.
Lorin se gratta l'oreille.
- Bon ! dit-il, je vois ce que c'est.
- Et que vois-tu ?
- Je vois que tu attends la déesse Raison.
- Corbleu ! s'écria Maurice, les amis spirituels sont bien gênants ; va-t-en, ou je te charge d'imprécations, toi et ta déesse...
- Charge, charge...
Maurice levait la main pour maudire, lorsqu'il fut interrompu par son officieux, qui entrait en ce moment, tenant une lettre pour le citoyen son frère.
- Citoyen Agésilas, dit Lorin, tu entres dans un mauvais moment ; ton maître allait être superbe.
Maurice laissa retomber sa main, qu'il étendit nonchalamment vers la lettre ; mais à peine l'eût-il touchée qu'il tressaillit, et, l'approchant avidement de ses yeux, dévora du regard l'écriture et le cachet, et, tout en blêmissant, comme s'il allait se trouver mal, rompit le cachet.
- Oh ! oh ! murmura Lorin, voici notre intérêt qui s'éveille, à ce qu'il paraît.
Maurice n'écoutait plus, il lisait avec toute son âme les quelques lignes de Geneviève. Après les avoir lues, il les relut deux, trois, quatre fois ; puis il s'essuya le front et laissa retomber ses mains, regardant Lorin comme un homme hébété.
- Diable ! dit Lorin, il paraît que voilà une lettre qui renferme de fières nouvelles.
Maurice relut la lettre pour la cinquième fois, et un vermillon nouveau colora son visage. Ses yeux desséchés s'humectèrent et un profond soupir dilata sa poitrine ; puis, oubliant tout à coup sa maladie et la faiblesse qui en était la suite, il sauta hors de son lit.
- Mes habits ! s'écria-t-il à l'officieux stupéfait, mes habits, mon cher Agésilas ! Ah ! mon pauvre Lorin, mon bon Lorin ? je l'attendais tous les jours, mais, en vérité, je ne l'espérais pas. 0à, une culotte blanche, une chemise à jabot ; qu'on me coiffe et qu'on me rase sur-le-champ !
L'officieux se hâta d'exécuter les ordres de Maurice, le coiffa et le rasa en un tour de main.
- Oh ! la revoir ! la revoir ! s'écria le jeune homme, Lorin, en vérité, je n'ai pas su jusqu'à présent ce que c'était que le bonheur.
- Mon pauvre Maurice, dit Lorin, je crois que tu as besoin de la visite que je te conseillais.
- Oh ! cher ami, s'écria Maurice, pardonne-moi ; mais, en vérité, je n'ai plus ma raison.
- Alors je t'offre la mienne, dit Lorin en riant de cet affreux calembour.
Ce qu'il y eut de plus étonnant, c'est que Maurice en rit aussi.
Le bonheur l'avait rendu facile en matière d'esprit.
Ce ne fut point tout.
- Tiens, dit-il en coupant un oranger couvert de fleurs, offre de ma part ce bouquet à la digne veuve de Mausole.
- A la bonne heure ! s'écria Lorin, voilà de la belle galanterie ! Aussi, je te pardonne. Et puis, il me semble que décidément tu es bien amoureux, et j'ai toujours eu le plus profond respect pour les grandes infortunes.
- Eh bien, oui, je suis amoureux, s'écria Maurice, dont le coeur éclatait de joie ; je suis amoureux, et maintenant je puis l'avouer puisqu'elle m'aime ; car, puisqu'elle me rappelle, c'est qu'elle m'aime, n'est-ce pas, Lorin ?
- Sans doute, répondit complaisamment l'adorateur de la déesse Raison ; mais prends garde, Maurice ; la façon dont tu prends la chose fait peur...

          Souvent l'amour d'une Egérie
          N'est rien moins qu'une trahison
          Du tyran nommé Cupidon :
          Près de la plus sage on s'oublie.
          Aime ainsi que moi la Raison,
          Tu ne feras pas de pas de folie.

- Bravo ! bravo ! cria Maurice en battant des mains.
Et, prenant ses jambes à son cou, il descendit les escaliers quatre à quatre, gagna le quai, et s'élança dans la direction si connue de la vieille rue Saint Jacques.
- Je crois qu'il m'a applaudi, Agésilas ? demanda Lorin.
- Oui, certainement, citoyen, et il n'y a rien d'étonnant, car c'était bien joli, ce que vous avez dit là.
- Alors, il est plus malade que je ne croyais, dit Lorin.
Et à son tour, il descendit l'escalier, mais d'un pas plus calme. Arthémise n'était pas Geneviève.
A peine Lorin fut-il dans la rue Saint-Honoré, lui et son oranger en fleur, qu'une foule de jeunes citoyens, auxquels il avait pris, selon la disposition d'esprit où il se trouvait, l'habitude de distribuer des décimes ou des coups de pied au-dessous de la carmagnole, le suivirent respectueusement, le prenant sans doute pour un de ces hommes vertueux, auxquels Saint-Just avait proposé que l'on offrît un habit blanc et un bouquet de fleurs d'oranger.
Comme le cortège allait sans cesse grossissant, tant, même à cette époque, un homme vertueux était chose rare à voir, il y avait bien plusieurs milliers de jeunes citoyens, lorsque le bouquet fut offert à Arthémise ; hommage dont plusieurs autres Raisons, qui se mettaient sur les rangs, furent malades jusqu'à la migraine.
Ce fut ce soir-là même que se répandit dans Paris la fameuse cantate :

          Vive la déesse Raison !
          Flamme pure, douce lumière.

Et, comme elle est parvenue jusqu'à nous sans nom d'auteur, ce qui a fort exercé la sagacité des archéologues révolutionnaires, nous aurions presque l'audace d'affirmer qu'elle fut faite pour la belle Arthémise par notre ami Hyacinthe Lorin.

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