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Chapitre XXIV
Le bal de l'Opéra – (suite)

Au moment où Oliva, toute stupéfaite du grand nom que venait de proférer son domino bleu, se rangeait pour mieux voir et se tenait droite, suivant la recommandation plusieurs fois répétée, deux autres dominos, se débarrassant d'un groupe bavard et bruyant, se réfugièrent près du pourtour, à un endroit où les banquettes manquaient.

Il y avait là une sorte d'îlot désert, que mordaient par intervalles les groupes de promeneurs refoulés du centre à la circonférence.

– Adossez-vous sur ce pilier, comtesse, dit tout bas une voix qui fit impression sur le domino bleu.

Et presque au même instant, un grand domino orange, dont les allures hardies révélaient l'homme utile plutôt que le courtisan agréable, fendit la foule et vint dire au domino bleu :

– C'est lui.

– Bien, répliqua celui-ci.

Et du geste, il congédia le domino jaune.

– écoutez-moi, fit-il alors à l'oreille d'Oliva, ma bonne petite amie, nous allons commencer à nous réjouir un peu.

– Je le veux bien, car vous m'avez deux fois attristée, la première en m'ôtant Beausire, qui me fait rire toujours, la seconde en me parlant de Gilbert, qui me fit tant de fois pleurer.

– Je serai pour vous et Gilbert et Beausire, dit gravement le domino bleu.

– Oh ! soupira Nicole.

– Je ne vous demande pas de m'aimer, comprenez cela ; je vous demande de recevoir la vie telle que je vous la ferai, c'est-à-dire l'accomplissement de toutes vos fantaisies, pourvu que de temps en temps vous souscriviez au miennes. Or, en voici une que j'ai.

– Laquelle ?

– Le domino noir que vous voyez, c'est un Allemand de mes amis.

– Ah !

– Un perfide qui m'a refusé de venir au bal sous prétexte d'une migraine.

– Et à qui, vous aussi, avez dit que vous n'iriez point.

– Précisément.

– Il a une femme avec lui ?

– Oui.

– Qui ?

– Je ne la connais pas. Nous allons nous rapprocher, n'est-ce pas ? Nous feindrons que vous êtes une Allemande ; vous n'ouvrirez pas la bouche, de peur qu'il reconnaisse à votre accent que vous êtes une Parisienne pure.

– Très bien. Et vous l'intriguerez ?

– Oh ! je vous en réponds. Tenez, commencez à me le désigner du bout de votre éventail.

– Comme cela ?

– Oui, très bien ; et parlez-moi à l'oreille.

Oliva obéit avec une docilité et une intelligence qui charmèrent son compagnon.

Le domino noir, objet de cette démonstration, tournait le dos à la salle ; il causait avec la dame, sa compagne. Celle-ci, dont les yeux étincelaient sous le masque, aperçut le geste d'Oliva.

– Tenez, dit-elle tout bas, monseigneur, il y a là deux masques qui s'occupent de nous.

– Oh ! ne craignez rien, comtesse ; impossible qu'on nous reconnaisse. Laissez-moi, puisque nous voilà en chemin de perdition, laissez-moi vous répéter que jamais taille ne fut enchanteresse comme la vôtre, jamais regard aussi brûlant ; permettez-moi de vous dire...

– Tout ce qu'on dit sous le masque.

– Non, comtesse ; tout ce qu'on dit sous...

– N'achevez pas, vous vous damneriez... Et puis, danger plus grand, nos espions entendraient.

– Deux espions ! s'écria le cardinal ému.

– Oui, les voilà qui se décident ; ils s'approchent.

– Déguisez bien votre voix, comtesse, si l'on vous fait parler.

– Et vous, la vôtre, monseigneur.

Oliva et son domino bleu s'approchaient en effet.

Celui-ci, s'adressant au cardinal :

– Masque, dit-il.

Et il se pencha à l'oreille d'Oliva qui lui fit un signe affirmatif.

– Que veux-tu ? demanda le cardinal en déguisant sa voix.

– Cette dame qui m'accompagne, répondit le domino bleu, me charge de t'adresser plusieurs questions.

– Fais vite, dit M. de Rohan.

– Et qu'elles soient bien indiscrètes, ajouta, d'une voix flûtée, Mme de La Motte.

– Si indiscrètes, répliqua le domino bleu, que tu ne les entendras pas, curieuse.

Et il se pencha encore à l'oreille d'Oliva qui joua le même jeu.

Alors l'inconnu, dans un allemand irréprochable, adressa au cardinal cette question :

– Monseigneur, est-ce que vous êtes amoureux de la femme qui vous accompagne ?

Le cardinal tressaillit.

– N'avez-vous pas dit monseigneur ? répondit-il.

– Oui, monseigneur.

– Vous vous trompez, alors, et je ne suis pas celui que vous croyez.

– Oh ! que si fait, monsieur le cardinal ; ne niez point, c'est inutile ; quand bien même moi je ne vous reconnaîtrais pas, la dame à laquelle je sers de cavalier me charge de vous dire qu'elle vous reconnaît à merveille.

Il se pencha vers Oliva et lui dit tout bas.

– Faites signe que oui. Faites ce signe chaque fois que je vous serrerai le bras.

Elle fit ce signe.

– Vous m'étonnez, répondit le cardinal tout désorienté ; quelle est cette dame qui vous accompagne ?

– Oh ! monseigneur, je croyais que vous l'aviez déjà reconnue. Elle vous a bien deviné. Il est vrai que la jalousie...

– Madame est jalouse de moi ! s'écria le cardinal.

– Nous ne disons pas cela, fit l'inconnu avec une sorte de hauteur.

– Que vous dit-on là ? demanda vivement Mme de La Motte, que ce dialogue allemand, c'est-à-dire inintelligible pour elle, contrariait au suprême degré.

– Rien, rien.

Mme de La Motte frappa du pied avec impatience.

– Madame, dit alors le cardinal à Oliva, un mot de vous, je vous en prie, et je promets de vous deviner avec ce seul mot.

M. de Rohan avait parlé allemand ; Oliva ne comprit pas un mot et se pencha vers le domino bleu.

– Je vous en conjure, s'écria celui-ci, madame, ne parlez pas.

Ce mystère piqua la curiosité du cardinal. Il ajouta :

– Quoi ! un seul mot allemand ! cela compromettrait bien peu madame.

Le domino bleu, qui feignait d'avoir pris les ordres d'Oliva, répliqua aussitôt :

– Monsieur le cardinal, voici les propres paroles de Madame : « Celui dont la pensée ne veille pas toujours, celui dont l'imagination ne remplace pas perpétuellement la présence de l'objet aimé, celui-là n'aime pas ; il aurait tort de le dire. »

Le cardinal parut frappé du sens de ces paroles. Toute son attitude exprima au plus haut degré la surprise, le respect, l'exaltation du dévouement, puis ses bras retombèrent.

– C'est impossible, murmura-t-il en français.

– Quoi donc impossible ? s'écria Mme de La Motte, qui venait de saisir avidement ces seuls mots échappés dans toute la conversation.

– Rien, madame, rien.

– Monseigneur, en vérité, je crois que vous me faites jouer un triste rôle, dit-elle avec dépit.

Et elle quitta le bras du cardinal. Celui-ci non seulement ne le reprit pas, mais il parut ne pas l'avoir remarqué, tant fut grand son empressement auprès de la dame allemande.

– Madame, dit-il à cette dernière, toujours raide et immobile derrière son rempart de satin, ces paroles que votre compagnon m'a dites en votre nom... ce sont des vers allemands que j'ai lus dans une maison connue de vous, peut-être ?

L'inconnu serra le bras d'Oliva.

– Oui, fit-elle de la tête.

Le cardinal frissonna.

– Cette maison, dit-il en hésitant, ne s'appelle-t-elle pas Schœnbrunn ?

– Oui, fit Oliva.

– Ils furent écrits sur une table de merisier avec un poinçon d'or par une main auguste ?

– Oui, fit Oliva.

Le cardinal s'arrêta. Une sorte de révolution venait de s'opérer en lui. Il chancela et étendit la main pour chercher un point d'appui. Mme de La Motte guettait à deux pas le résultat de cette scène étrange.

Le bras du cardinal se posa sur celui du domino bleu.

– Et, dit-il, en voici la suite... « Mais celui-là qui voit partout l'objet aimé, qui le devine à une fleur, à un parfum, sous des voiles impénétrables, celui-là peut se taire, sa voix est dans son cœur, il suffit qu'un autre cœur l'entende pour qu'il soit heureux. »

– Ah ! çà, mais on parle allemand, par ici ! dit tout à coup une voix jeune et fraîche partie d'un groupe qui avait rejoint le cardinal. Voyons donc un peu cela ; vous comprenez l'allemand, vous, maréchal ?

– Non, monseigneur.

– Mais vous, Charny ?

– Oh ! oui, Votre Altesse.

– M. le comte d'Artois ! dit Oliva en se serrant contre le domino bleu, car les quatre masques venaient de la serrer un peu cavalièrement.

à ce moment, l'orchestre éclatait en fanfares bruyantes, et la poudre du parquet, la poudre des coiffures montaient en nuages irisés jusqu'au-dessus des lustres enflammés qui doraient ce brouillard d'ambre et de rose.

Dans le mouvement que firent les masques, le domino bleu se sentit heurté.

– Prenez garde ! messieurs, dit-il d'un ton d'autorité.

– Monsieur, répliqua le prince toujours masqué, vous voyez bien qu'on nous pousse. Excusez-nous, mesdames.

– Partons, partons, monsieur le cardinal, dit tout bas Mme de La Motte.

Aussitôt le capuchon d'Oliva fut froissé, tiré en arrière par une main invisible, son masque dénoué tomba ; ses traits apparurent une seconde dans la pénombre de l'entablement formé par la première galerie au-dessus du parterre.

Le domino bleu poussa un cri d'inquiétude affectée ; Oliva, un cri d'épouvante.

Trois ou quatre cris de surprise répondirent à cette double exclamation.

Le cardinal faillit s'évanouir. S'il fût tombé à ce moment, il fût tombé à genoux. Mme de La Motte le soutint.

Un flot de masques, emportés par le courant, venait de séparer le comte d'Artois du cardinal et de Mme de La Motte.

Le domino bleu, qui, rapide comme l'éclair venait de rabaisser le capuchon d'Oliva et de rattacher le masque, s'approcha du cardinal en lui serrant la main.

– Voilà, monsieur, lui dit-il, un malheur irréparable ; vous voyez que l'honneur de cette dame est à votre merci.

– Oh ! monsieur, monsieur... murmura le prince Louis en s'inclinant.

Et il passa sur son front ruisselant de sueur un mouchoir qui tremblait dans sa main.

– Partons vite, dit le domino bleu à Oliva.

Et ils disparurent.

« Je sais à présent ce que le cardinal croyait être impossible, se dit Mme de La Motte ; il a pris cette femme pour la reine, et voilà l'effet que produit sur lui cette ressemblance. Bien ! encore une observation à conserver. »

– Voulez-vous que nous quittions le bal, comtesse ? dit M. de Rohan d'une voix affaiblie.

– Comme il vous plaira, monseigneur, répondit tranquillement Jeanne.

– Je n'y vois pas grand intérêt, n'est-ce pas ?

– Oh ! non, je n'y en vois plus.

Et ils se frayèrent péniblement un chemin à travers les causeurs. Le cardinal, qui était de haute taille, regardait partout s'il retrouvait la vision disparue.

Mais, dès lors, dominos bleus, rouges, jaunes, verts et gris tourbillonnèrent à ses yeux dans la vapeur lumineuse, en confondant leurs nuances comme les couleurs du prisme. Tout fut bleu de loin pour le pauvre seigneur ; rien ne le fut de près.

Il regagna dans cet état le carrosse qui l'attendait, lui et sa compagne.

Ce carrosse roulait depuis cinq minutes, que le prélat n'avait pas encore adressé la parole à Jeanne.

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