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Chapitre XXV
Sapho

Madame de La Motte, qui ne s'oubliait pas, elle, tira le prélat de la rêverie.

– Où me conduit cette voiture ? dit-elle.

– Comtesse, s'écria le cardinal, ne craignez rien : vous êtes partie de votre maison, eh bien ! le carrosse vous y ramène.

– Ma maison !... du faubourg ?

– Oui, comtesse... Une bien petite maison pour contenir tant de charmes.

En disant ces mots, le prince saisit une des mains de Jeanne et l'échauffa d'un baiser galant.

Le carrosse s'arrêta devant la petite maison où tant de charmes allaient essayer de tenir.

Jeanne sauta légèrement en bas de la voiture ; le cardinal se préparait à l'imiter.

– Ce n'est pas la peine, monseigneur, lui dit tout bas ce démon femelle.

– Comment, comtesse, ce n'est pas la peine de passer quelques heures avec vous ?

– Et dormir, monseigneur ? dit Jeanne.

– Je crois bien que vous trouverez plusieurs chambres à coucher chez vous, comtesse.

– Pour moi, oui ; mais pour vous...

– Pour moi, non ?

– Pas encore, dit-elle d'un air si gracieux et si provocant que le refus valait une promesse.

– Adieu donc, répliqua le cardinal, si vivement piqué au jeu qu'il oublia un moment toute la scène du bal.

– Au revoir, monseigneur.

– Au fait, je l'aime mieux ainsi, dit-il en partant.

Jeanne entra seule dans sa maison nouvelle.

Six laquais, dont le sommeil avait été interrompu par le marteau du coureur, s'alignèrent dans le vestibule.

Jeanne les regarda tous avec cet air de supériorité calme que la fortune ne donne pas à tous les riches.

– Et les femmes de chambre ? dit-elle.

L'un des valets s'avança respectueusement.

– Deux femmes attendent madame dans la chambre, dit-il.

– Appelez-les.

Le valet obéit. Deux femmes entrèrent quelques minutes après.

– Où couchez-vous d'ordinaire ? leur demanda Jeanne.

– Mais... nous n'avons pas encore d'habitude, répliqua la plus âgée ; nous coucherons où il plaira à madame.

– Les clefs des appartements ?

– Les voici, madame.

– Bien, pour cette nuit, vous coucherez hors de la maison.

Les femmes regardèrent leur maîtresse avec surprise.

– Vous avez un gîte dehors ?

– Sans doute, madame, mais il est un peu tard ; toutefois, si madame veut être seule...

– Ces messieurs vous accompagneront, ajouta la comtesse en congédiant les six valets, plus satisfaits encore que les femmes de chambre.

– Et... quand reviendrons-nous ? dit l'un d'eux avec timidité.

– Demain à midi.

Les six valets et les deux femmes se regardèrent un instant ; puis, tenus en échec par l'œil impérieux de Jeanne, ils se dirigèrent vers la porte.

Jeanne les reconduisit, les mit dehors, et avant de fermer la porte :

– Reste-t-il encore quelqu'un dans la maison ? dit-elle.

– Mon Dieu ! non, madame, il ne restera personne. C'est impossible que madame demeure ainsi abandonnée ; au moins faut-il qu'une femme veille dans les communs, dans les offices, n'importe où, mais qu'elle veille.

– Je n'ai besoin de personne.

– Il peut survenir le feu, madame peut se trouver mal.

– Bonne nuit, allez tous.

Elle tira sa bourse :

– Et voilà pour que vous étrenniez mon service, dit-elle.

Un murmure joyeux, un remerciement de valets de bonne compagnie, fut la seule réponse, le dernier mot des valets. Tous disparurent en saluant jusqu'à terre.

Jeanne les écouta de l'autre côté de la porte : ils se répétaient l'un à l'autre que le sort venait de leur donner une fantasque maîtresse.

Lorsque le bruit des voix et le bruit des pas se furent amortis dans le lointain, Jeanne poussa les verrous et dit d'un air triomphant :

– Seule ! je suis seule ici chez moi !

Elle alluma un flambeau à trois branches aux bougies qui brûlaient dans le vestibule, et ferma également les verrous de la porte massive de cette antichambre.

Alors commença une scène muette et singulière qui eût bien vivement intéressé l'un de ces spectateurs nocturnes que les fictions du poète ont fait planer au-dessus des villes et des palais.

Jeanne visitait ses états ; elle admirait, pièce à pièce, toute cette maison dont le moindre détail acquérait à ses yeux une immense valeur depuis que l'égoïsme du propriétaire avait remplacé la curiosité du passant.

Le rez-de-chaussée, tout calfeutré, tout boisé, renfermait la salle de bains, les offices, les salles à manger, trois salons et deux cabinets de réception.

Le mobilier de ces vastes chambres n'était pas riche comme celui de la Guimard, ou coquet comme celui des amies de M. de Soubise, mais il sentait son luxe de grand seigneur ; il n'était pas neuf. La maison eût moins plu à Jeanne si elle eût été meublée de la veille exprès pour elle.

Toutes ces richesses antiques, dédaignées par les dames à la mode, ces merveilleux meubles d'ébène sculpté, ces lustres à girandoles de cristal, dont les branchages dorés lançaient du sein des bougies roses des lis brillants ; ces horloges gothiques, chefs-d'œuvre de ciselure et d'émail ; ces paravents brodés de figures chinoises, ces énormes potiches du Japon, gonflées de fleurs rares ; ces dessus de porte en grisaille ou en couleurs de Boucher ou de Watteau, jetaient la nouvelle propriétaire dans d'indicibles extases.

Ici, sur une cheminée, deux tritons dorés soulevaient des gerbes de corail, aux branches desquelles s'accrochaient comme des fruits toutes les fantaisies de la joaillerie de l'époque. Plus loin, sur une console de bois doré à dessus de marbre blanc, un énorme éléphant de céladon, aux oreilles chargées de pendeloques de saphir, supportait une tour pleine de parfums et de flacons.

Des livres de femme dorés et enluminés brillaient sur des étagères de bois de rose à coins d'arabesques d'or.

Un meuble tout entier de fines tapisseries des Gobelins, chef-d'œuvre de patience qui avait coûté cent mille livres à la manufacture même, remplissait un petit salon gris et or, dont chaque panneau était une toile oblongue peinte par Vernet ou par Greuze. Le cabinet de travail était rempli des meilleurs portraits de Chardin, des plus fines terres cuites de Clodion.

Tout témoignait, non pas de l'empressement qu'un riche parvenu met à satisfaire sa fantaisie ou celle de sa maîtresse, mais du long, du patient travail de ces riches séculaires qui entassent sur les trésors de leurs pères des trésors pour leurs enfants.

Jeanne examina d'abord l'ensemble, elle dénombra les pièces ; puis elle se rendit compte des détails.

Et comme son domino la gênait, et comme son corps de baleine la serrait, elle entra dans sa chambre à coucher, se déshabilla rapidement et revêtit un peignoir de soie ouatée, charmant habit que nos mères, peu scrupuleuses quand il s'agissait de nommer les choses utiles, avaient désigné par une appellation que nous ne pouvons plus écrire.

Frissonnante, demi-nue dans le satin qui caressait son sein et sa taille, sa jambe fine et nerveuse cambrée dans les plis de sa robe courte, elle montait hardiment les degrés, sa lumière à la main.

Familiarisée avec la solitude, sûre de n'avoir plus à redouter le regard même d'un valet, elle bondissait de chambre en chambre, laissant flotter au gré du vent qui sifflait sous les portes son fin peignoir de batiste relevé dix fois en dix minutes sur son genou charmant.

Et quand pour ouvrir une armoire elle élevait le bras, quand la robe s'écartant laissait voir la blanche rotondité de l'épaule jusqu'à la naissance du bras, que dorait un rutilant reflet de lumière familier aux pinceaux de Rubens, alors les esprits invisibles, cachés sous les tentures, abrités derrière les panneaux peints, devaient se réjouir d'avoir en leur possession cette charmante hôtesse qui croyait les posséder.

Une fois, après toutes ses courses, épuisée, haletante, sa bougie aux trois quarts consumée, elle rentra dans la chambre à coucher, tendue de satin bleu brodé de larges fleurs toutes chimériques.

Elle avait tout vu, tout compté, tout caressé du regard et du toucher ; il ne lui restait plus à admirer qu'elle-même.

Elle posa la bougie sur un guéridon de Sèvres à galerie d'or ; et, tout à coup, ses yeux s'arrêtèrent sur un Endymion de marbre, délicate et voluptueuse figure de Bouchardon, qui se renversait ivre d'amour sur un socle de porphyre rouge-brun.

Jeanne alla fermer la porte et les portières de sa chambre, tira les rideaux épais, revint en face de la statue, et dévora des regards ce bel amant de Phœbé qui lui donnait le dernier baiser en remontant vers le ciel.

Le feu rouge, réduit en braise, échauffait cette chambre, où tout vivait, excepté le plaisir.

Jeanne sentit ses pieds s'enfoncer doucement dans la haute laine si moelleuse du tapis ; ses jambes vacillaient et pliaient sous elle, une langueur qui n'était pas la fatigue, ou le sommeil, pressait son sein et ses paupières avec la délicatesse d'un toucher d'amant, tandis qu'un feu qui n'était pas la chaleur de l'âtre montait de ses pieds à son corps et, en montant, tordait dans ses veines toute l'électricité vivante qui, chez la bête, s'appelle le plaisir, chez l'homme, l'amour.

En ce moment de sensations étranges, Jeanne s'aperçut elle-même dans un trumeau placé derrière l'Endymion. Sa robe avait glissé de ses épaules sur le tapis. La batiste si fine avait, entraînée par le satin plus lourd, descendu jusqu'à la moitié des bras blancs et arrondis.

Deux yeux noirs, doux de mollesse, brillants de désir, les deux yeux de Jeanne frappèrent Jeanne au plus profond du cœur ; elle se trouva belle, elle se sentit jeune et ardente ; elle s'avoua que dans tout ce qui l'entourait, rien, pas même Phœbé, n'était aussi digne d'être aimé. Elle s'approcha du marbre pour voir si l'Endymion s'animait, et si pour la mortelle il dédaignerait la déesse.

Ce transport l'enivra ; elle pencha la tête sur son épaule avec des frémissements inconnus, appuya ses lèvres sur sa chair palpitante, et comme elle n'avait pas cessé de plonger son regard, à elle, dans les yeux qui l'appelaient dans la glace, tout à coup ses yeux s'alanguirent, sa tête roula sur sa poitrine avec un soupir et Jeanne alla tomber endormie, inanimée, sur le lit, dont les rideaux s'inclinèrent au-dessus d'elle.

La bougie lança un dernier jet de flamme du sein d'une nappe de cire liquide, puis exhala son dernier parfum avec sa dernière clarté.

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