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Chapitre XXVIII
MM. Bœhmer et Bossange

Le lendemain, grâce à l'activité de Ducorneau à jeun, l'ambassade était sortie de sa léthargie. Bureaux, cartons, écritoire, air d'apparat, chevaux piaffant dans la cour, indiquaient la vie là où la veille encore on sentait l'atonie et la mort.

Le bruit se répandit vite, dans le quartier, qu'un grand personnage, chargé d'affaires, était arrivé de Portugal pendant la nuit.

Ce bruit, qui devait donner du crédit à nos trois fripons, était pour eux une source de frayeurs toujours renaissantes.

En effet, la police de M. de Crosne et celle de M. de Breteuil avaient de larges oreilles qu'elles se garderaient bien de clore en pareille occurrence ; elles avaient des yeux d'Argus que certainement elles ne fermeraient pas lorsqu'il s'agirait de MM. les diplomates du Portugal.

Mais don Manoël fit observer à Beausire qu'avec de l'audace on empêcherait les recherches de la police d'être soupçons avant huit jours ; les soupçons d'être certitudes avant quinze jours ; que, par conséquent, avant dix jours, moyen terme, rien ne gênerait les allures de l'association, laquelle association, pour bien agir, devait avoir terminé ses opérations avant six jours.

L'aurore venait de poindre quand deux chaises de louage amenèrent dans l'hôtel la cargaison des neuf drôles destinés à composer le personnel de l'ambassade.

Ils furent installés bien vite, ou, pour mieux dire, couchés par Beausire. On en mit un à la caisse, l'autre aux archives, un troisième remplaça le suisse, auquel Ducorneau lui-même donna son congé, sous prétexte qu'il ne savait pas le portugais. L'hôtel se trouva donc peuplé par cette garnison, qui devait en défendre les abords à tout profane.

La police est profane au plus haut degré pour ceux qui ont des secrets politiques ou autres.

Vers midi, don Manoël dit Souza, s'étant habillé galamment, monta dans un carrosse fort propre que Beausire avait loué cinq cents livres par mois, en payant quinze jours d'avance.

Il partit pour la maison de MM. Bœhmer et Bossange, en compagnie de son secrétaire et de son valet de chambre.

Le chancelier reçut l'ordre d'expédier sous son couvert, et comme d'habitude, en l'absence des ambassadeurs, toutes les affaires relatives aux passeports, indemnités et secours, avec attention toutefois de ne donner des espèces ou de solder des comptes qu'avec l'agrément de M. le secrétaire.

Ces messieurs voulaient garder intacte la somme de cent mille livres, pivot fondamental de toute l'opération.

On apprit à M. l'ambassadeur que les joailliers de la couronne demeuraient sur le quai de l'école, où ils firent leur entrée vers une heure de relevée.

Le valet de chambre frappa modestement à la porte du joaillier, qui était fermée par de fortes serrures et garnie de gros clous à large tête, comme une porte de prison.

L'art avait disposé ces clous de manière à former des dessins plus ou moins agréables. Il était constaté seulement que jamais vrille, scie ou lime n'eut pu mordre un morceau du bois sans se rompre une dent sur un morceau de fer.

Un guichet treillissé s'ouvrit, et une voix demanda au valet de chambre ce qu'il désirait savoir.

– M. l'ambassadeur de Portugal veut parler à MM. Bœhmer et Bossange, répondit le valet.

Une figure apparut bien vite au premier étage, puis un pas précipité se fit entendre dans l'escalier. La porte s'ouvrit.

Don Manoël descendit de voiture avec une noble lenteur.

M. Beausire était descendu le premier pour offrir son bras à Son Excellence.

L'homme qui s'avançait avec tant d'empressement au-devant des deux Portugais était M. Bœhmer lui-même qui, en entendant s'arrêter la voiture, avait regardé par ses vitres, entendu le mot ambassadeur, et s'était élancé pour ne pas faire attendre Son Excellence.

Le joaillier se confondit en excuses pendant que don Manoël montait l'escalier.

M. Beausire remarqua que, derrière eux, une vieille servante, vigoureuse et bien découplée, fermait verrous, serrures, dont il y avait un grand luxe à la porte de la rue.

M. Beausire ayant paru faire ces observations avec une certaine recherche, M. Bœhmer lui dit :

– Monsieur, pardonnez ; nous sommes si fort exposés dans notre malheureuse profession, que nos habitudes renferment toutes une précaution quelconque.

Don Manoël était demeuré impassible ; Bœhmer le vit et lui réitéra à lui-même la phrase qui avait obtenu de Beausire un sourire agréable. Mais l'ambassadeur n'ayant pas plus sourcillé à la seconde fois qu'à la première :

– Pardonnez-moi, monsieur l'ambassadeur, dit encore Bœhmer décontenancé.

– Son Excellence ne parle pas français, dit Beausire, et ne peut vous entendre, monsieur ; mais je vais lui transmettre vos excuses, à moins, se hâta-t-il de dire, que vous-même, monsieur, ne parliez le portugais.

– Non, monsieur, non.

– Je parlerai donc pour vous.

Et Beausire baragouina quelques mots portugais à don Manoël, qui répondit dans la même langue.

– Son Excellence M. le comte de Souza, ambassadeur de Sa Majesté Très Fidèle, accepte gracieusement vos excuses, monsieur, et me charge de vous demander s'il est vrai que vous avez encore en votre possession un beau collier de diamants ?

Bœhmer leva la tête et regarda Beausire en homme qui sait toiser son monde.

Beausire soutint le choc en habile diplomate.

– Un collier de diamants, dit lentement Bœhmer, un fort beau collier ?

– Celui que vous avez offert à la reine de France, ajouta Beausire, et dont Sa Majesté Très Fidèle a entendu parler.

– Monsieur, dit Bœhmer, est un officier de M. l'ambassadeur ?

– Son secrétaire particulier, monsieur.

Don Manoël s'était assis en grand seigneur ; il regardait les peintures des panneaux d'une assez belle pièce qui donnait sur le quai.

Un beau soleil éclairait alors la Seine, et les premiers peupliers montraient leurs pousses d'un vert tendre au-dessus des eaux, grosses encore et jaunies par le dégel.

Don Manoël passa de l'examen des peintures à celui du paysage.

– Monsieur, dit Beausire, il me semble que vous n'avez pas entendu un mot de ce que je vous ai dit.

– Comment cela, monsieur ? répondit Bœhmer, un peu étourdi du ton vif du personnage.

– C'est que je vois Son Excellence qui s'impatiente, monsieur le joaillier.

– Monsieur, pardon, dit Bœhmer tout rouge, je ne dois pas montrer le collier sans être assisté de mon associé, monsieur Bossange.

– Eh bien ! monsieur, faites venir votre associé.

Don Manoël se rapprocha et, de son air glacial qui comportait une certaine majesté, il commença en portugais une allocution qui fit plusieurs fois courber sous le respect la tête de Beausire. Après quoi il tourna le dos et reprit sa contemplation aux vitres.

– Son Excellence me dit, monsieur, qu'il y a déjà dix minutes qu'elle attend, et qu'elle n'a pas l'habitude d'attendre nulle part, pas même chez les rois.

Bœhmer s'inclina, prit un cordon de sonnette et l'agita.

Une minute après, une autre figure entra dans la chambre. C'était M. Bossange, l'associé.

Bœhmer le mit au fait avec deux mots. Bossange donna son coup d'œil aux deux Portugais, et finit par demander à Bœhmer sa clef pour ouvrir le coffre-fort.

« Il me paraît que les honnêtes gens, pensa Beausire, prennent autant de précautions les uns contre les autres que les voleurs. »

Dix minutes après, M. Bossange revint, portant un écrin dans sa main gauche ; sa main droite était cachée sous son habit. Beausire y vit distinctement le relief de deux pistolets.

– Nous pouvons avoir bonne mine, dit don Manoël gravement en portugais ; mais ces marchands nous prennent plutôt pour des filous que pour des ambassadeurs.

Et, en prononçant ces mots, il regarda bien les joailliers pour saisir sur leurs visages la moindre émotion dans le cas où ils comprendraient le portugais.

Rien ne parut, rien qu'un collier de diamants si merveilleusement beau que l'éclat éblouissait.

On mit avec confiance cet écrin dans les mains de don Manoël, qui soudain avec colère :

– Monsieur, dit-il à son secrétaire, dites à ces drôles qu'ils abusent de la permission qu'a un marchand d'être stupide. Ils me montrent du strass quand je leur demande des diamants. Dites-leur que je me plaindrai au ministre de France, et qu'au nom de ma reine, je ferai jeter à la Bastille les impertinents qui mystifient un ambassadeur de Portugal.

Disant ces mots, il fit voler, d'un revers de main, l'écrin sur le comptoir. Beausire n'eut pas besoin de traduire toutes les paroles, la pantomime avait suffi.

Bœhmer et Bossange se confondirent en excuses et dirent qu'en France on montrait des modèles de diamants, des semblants de parure, le tout pour satisfaire les honnêtes gens, mais pour ne pas allécher ou tenter les voleurs.

M. de Souza fit un geste énergique et marcha vers la porte aux yeux des marchands inquiets.

– Son Excellence me charge de vous dire, poursuivit Beausire, qu'il est fâcheux que des gens qui portent le titre de joailliers de la couronne de France en soient à distinguer un ambassadeur d'avec un gredin, et Son Excellence se retire à son hôtel.

MM. Bœhmer et Bossange se firent un signe, et s'inclinèrent en protestant de nouveau de tout leur respect.

M. de Souza leur faillit marcher sur les pieds et sortit.

Les marchands se regardèrent, décidément inquiets et courbés jusqu'à terre.

Beausire suivit fièrement son maître.

La vieille ouvrit les serrures de la porte.

– à l'hôtel de l'ambassade, rue de la Jussienne ! cria Beausire au valet de chambre.

– à l'hôtel de l'ambassade, rue de la Jussienne ! cria le valet au cocher.

Bœhmer entendit au travers du guichet.

– Affaire manquée ! grommela le valet.

– Affaire faite, dit Beausire ; dans une heure, ces croquants seront chez nous.

Le carrosse roula comme s'il eût été enlevé par huit chevaux.

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