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Chapitre XXXV
Le quatrain de M. de Provence

Tandis que tous ces événements se passaient à Paris et à Versailles, le roi, tranquille comme à son ordinaire, depuis qu'il savait ses flottes victorieuses et l'hiver vaincu, se proposait dans son cabinet, au milieu des cartes et des mappemondes, des petits plans mécaniques, et songeait à tracer de nouveaux sillons sur les mers aux vaisseaux de La Pérouse.

Un coup légèrement frappé à la porte le tira de ses rêveries tout échauffées par un bon goûter qu'il venait de prendre.

En ce moment, une voix se fit entendre.

– Puis-je pénétrer, mon frère, dit-elle.

« M. le comte de Provence, le malvenu ! » grommela le roi en poussant un livre d'astronomie ouvert aux plus grandes figures.

– Entrez, dit-il.

Un personnage gros, court et rouge, à l'œil vif, entra d'un pas trop respectueux pour un frère, trop familier pour un sujet.

– Vous ne m'attendiez pas, mon frère ? dit-il.

– Non, ma foi !

– Je vous dérange ?

– Non ; mais auriez-vous quelque chose à me dire d'intéressant ?

– Un bruit si drôle, si grotesque...

– Ah ! ah ! une médisance.

– Ma foi ! oui, mon frère.

– Qui vous a diverti ?

– Oh ! à cause de l'étrangeté.

– Quelque méchanceté contre moi.

– Dieu m'est témoin que je ne rirais pas, s'il en était ainsi.

– C'est contre la reine, alors.

– Sire, figurez-vous qu'on m'a dit sérieusement, mais là, très sérieusement... je vous le donne en cent, je vous le donne en mille...

– Mon frère, depuis que mon précepteur m'a fait admirer cette précaution oratoire, comme modèle du genre, dans Mme de Sévigné, je ne l'admire plus... Au fait.

– Eh bien ! mon frère, dit le comte de Provence un peu refroidi par cet accueil brutal, on dit que la reine a découché l'autre jour. Ah ! ah ! ah !

Et il s'efforça de rire.

– Ce serait bien triste si cela était vrai, dit le roi avec gravité.

– Mais cela n'est pas vrai, n'est-ce pas, mon frère ?

– Non.

– Il n'est pas vrai, non plus, que l'on ait vu la reine attendre à la porte des Réservoirs ?

– Non.

– Le jour, vous savez, où vous ordonnâtes de fermer la porte à onze heures ?

– Je ne sais pas.

– Eh bien ! figurez-vous, mon frère, que le bruit prétend...

– Qu'est-ce que cela, le bruit ? Où est-ce ? Qui est-ce ?

– Voilà un trait profond, mon frère, très profond. En effet, qui est le bruit ? Eh bien ! cet être insaisissable, incompréhensible, qu'on appelle le bruit, prétend qu'on avait vu la reine avec M. le comte d'Artois, bras dessus bras dessous, à minuit et demi, ce jour-là.

– Où ?

– Allant à une maison que M. d'Artois possède, là, derrière les écuries. Est ce que Votre Majesté n'a pas ouï parler de cette énormité ?

– Si fait, bien, mon frère ; j'en ai entendu parler, il le faut bien.

– Comment, sire ?

– Oui, est-ce que vous n'avez pas fait quelque chose pour que j'en entende parler ?

– Moi ?

– Vous.

– Quoi donc, sire, qu'ai-je fait ?

– Un quatrain, par exemple, qui a été imprimé dans le Mercure.

– Un quatrain ! fit le comte plus rouge qu'à son entrée.

– On vous sait favori des Muses.

– Pas au point de...

– De faire un quatrain qui finit par ce vers :

Hélène n'en dit rien au bon roi Ménélas.

– Moi, sire !...

– Ne niez pas, voici l'autographe du quatrain ; votre écriture... hein ! Je me connais mal en poésie, mais en écriture, oh ! comme un expert...

– Sire, une folie en amène une autre.

– Monsieur de Provence, je vous assure qu'il n'y a eu folie que de votre part, et je m'étonne qu'un philosophe ait commis cette folie ; gardons cette qualification à votre quatrain.

– Sire, Votre Majesté est dure pour moi.

– La peine du talion, mon frère. Au lieu de faire votre quatrain, vous auriez pu vous informer de ce qu'avait fait la reine ; je l'ai fait, moi ; et au lieu du quatrain contre elle, contre moi, par conséquent, vous eussiez écrit quelque madrigal pour votre belle-sœur. Après cela, direz-vous, ce n'est pas un sujet qui inspire ; mais j'aime mieux une mauvaise épître qu'une bonne satire. Horace disait cela aussi, Horace, votre poète.

– Sire, vous m'accablez.

– N'eussiez-vous pas été sûr de l'innocence de la reine, comme je le suis, répéta le roi avec fermeté, vous eussiez bien fait de relire votre Horace. N'est-ce pas lui qui a dit ces belles paroles ? Pardon, j'écorche le latin :

Rectius hoc est :
Hoc faciens vivum melius, sic dulcis amicis occuram.

« Cela est mieux ; si je le fais, je serai plus honnête ; si je le fais, je serai bon pour mes amis. »

Vous traduiriez plus élégamment, vous mon frère, mais je crois que c'est là le sens.

Et le bon roi, après cette leçon donnée en père plutôt qu'en frère, attendit que le coupable commençât une justification.

Le comte médita quelque temps sa réponse, moins comme un homme embarrassé que comme un orateur en quête de délicatesses.

– Sire, dit-il, tout sévère qu'est l'arrêt de Votre Majesté, j'ai un moyen d'excuse et un espoir de pardon.

– Dites, mon frère.

– Vous m'accusez de m'être trompé, n'est-ce pas, et non d'avoir eu mauvaise intention ?

– D'accord.

– S'il en est ainsi, Votre Majesté, qui sait que n'est pas homme celui qui ne se trompe pas, Votre Majesté admettra bien que je ne me sois pas trompé pour quelque chose ?

– Je n'accuserai jamais votre esprit, qui est grand et supérieur, mon frère.

– Eh bien ! sire, comment ne me serais-je pas trompé à entendre tout ce qui se débite ? Nous autres princes, nous vivons dans l'air de la calomnie, nous en sommes imprégnés. Je ne dis pas que j'ai cru, je dis que l'on m'a dit.

– à la bonne heure ! puisqu'il en est ainsi ; mais...

– Le quatrain ? Oh ! les poètes sont des êtres bizarres ; et puis, ne vaut-il pas mieux répondre par une douce critique qui peut être un avertissement que par un sourcil froncé ? Des attitudes menaçantes mises en vers n'offensent pas, sire ; ce n'est pas comme les pamphlets, au sujet desquels on est fort à demander coercition à Votre Majesté ; des pamphlets comme celui que je viens vous montrer moi-même.

– Un pamphlet !

– Oui, sire ; il me faut absolument un ordre d'embastillement contre le misérable auteur de cette turpitude.

Le roi se leva brusquement.

– Voyons ! dit-il.

– Je ne sais si je dois, sire...

– Certainement, vous devez ; il n'y a rien à ménager dans cette circonstance. Avez-vous ce pamphlet ?

– Oui, sire.

– Donnez.

Et le comte de Provence tira de sa poche un exemplaire de l'Histoire d'Etteniotna, épreuve fatale que le bâton de Charny, que l'épée de Philippe, que le brasier de Cagliostro avaient laissé passer dans la circulation.

Le roi jeta les yeux avec la rapidité d'un homme habitué à lire les passages intéressants d'un livre ou d'une gazette.

– Infamie ! dit-il, infamie !

– Vous voyez, sire, qu'on prétend que ma sœur a été au baquet de Mesmer.

– Eh bien ! oui, elle y a été !

– Elle y a été ! s'écria le comte de Provence.

– Autorisée par moi.

– Oh ! sire.

– Et ce n'est pas de sa présence chez Mesmer que je tire induction contre sa sagesse, puisque j'avais permis qu'elle allât place Vendôme.

– Votre Majesté n'avait pas permis que la reine s'approchât du baquet pour expérimenter par elle-même...

Le roi frappa du pied. Le comte venait de prononcer ces paroles précisément au moment où les yeux de Louis XVI parcouraient le passage le plus insultant pour Marie-Antoinette, l'histoire de sa prétendue crise, de ses contorsions, de son voluptueux désordre, de tout ce qui, enfin, avait signalé chez Mesmer le passage de Mlle Oliva.

– Impossible, impossible, dit le roi devenu pâle. Oh ! la police doit savoir à quoi s'en tenir là-dessus !

Il sonna.

– M. de Crosne, dit-il, qu'on m'aille chercher M. de Crosne.

– Sire, c'est aujourd'hui jour de rapport hebdomadaire et M. de Crosne attend dans l'œil-de-Bœuf.

– Qu'il entre.

– Permettez-moi, mon frère, dit le comte de Provence d'un ton hypocrite.

Et il fit mine de sortir.

– Restez, lui dit Louis XVI. Si la reine est coupable, eh bien ! monsieur, vous êtes de la famille, vous pouvez le savoir ; si elle est innocente, vous devez le savoir aussi, vous qui l'avez soupçonnée.

M. de Crosne entra.

Ce magistrat, voyant M. de Provence avec le roi, commença par présenter ses respectueux hommages aux deux plus grands du royaume ; puis, s'adressant au roi :

– Le rapport est prêt, sire, dit-il.

– Avant tout, monsieur, fit Louis XVI, expliquez-nous comment il s'est publié à Paris un pamphlet aussi indigne contre la reine ?

– Etteniotna ? dit M. de Crosne.

– Oui.

– Eh bien ! sire, c'est un gazetier nommé Réteau.

– Oui. Vous savez son nom, et vous ne l'avez, ou empêché de publier, ou arrêté après la publication !

– Sire, rien n'était plus facile que de l'arrêter ; je vais même montrer à Votre Majesté l'ordre d'écrou tout préparé dans mon portefeuille.

– Alors, pourquoi l'arrestation n'est-elle pas opérée ?

M. de Crosne se tourna du côté de M. de Provence.

– Je prends congé de Votre Majesté, dit celui-ci plus lentement.

– Non, non, répliqua le roi ; je vous ai dit de rester ; eh bien ! restez.

Le comte s'inclina.

– Parlez, monsieur de Crosne ; parlez ouvertement, sans réserve ; parlez vite et net.

– Eh bien ! voici, répliqua le lieutenant de police : je n'ai pas fait arrêter le gazetier Réteau, parce qu'il fallait de toute nécessité que j'eusse, avant cette démarche, une explication avec Votre Majesté.

– Je la sollicite.

– Peut-être, sire, vaut-il mieux donner à ce gazetier un sac d'argent et l'envoyer se faire pendre ailleurs, très loin.

– Pourquoi ?

– Parce que, sire, quand ces misérables disent un mensonge, le public à qui on le prouve est fort aise de les voir fouetter, essoriller, pendre même. Mais quand, par malheur, ils mettent la main sur une vérité...

– Une vérité ?

M. de Crosne s'inclina.

– Oui. Je sais. La reine a été en effet au baquet de Mesmer. Elle y a été, c'est un malheur, comme vous dites ; mais je le lui avais permis.

– Oh ! sire, murmura M. de Crosne.

Cette exclamation du sujet respectueux frappa le roi encore plus qu'elle n'avait fait sortant de la bouche du parent jaloux.

– La reine n'est pas perdue pour cela, dit-il, je suppose ?

– Non, sire, mais compromise.

– Monsieur de Crosne, que vous a dit votre police, voyons ?

– Sire, beaucoup de choses qui, sauf le respect que je dois à Votre Majesté, sauf l'adoration toute respectueuse que je professe pour la reine, sont d'accord avec quelques allégations du pamphlet.

– D'accord, dites-vous ?

– Voici comment : une reine de France qui va dans un costume de femme ordinaire, au milieu de ce monde équivoque attiré par ces bizarreries magnétiques de Mesmer, et qui va seule...

– Seule ! s'écria le roi.

– Oui, sire.

– Vous vous trompez, monsieur de Crosne.

– Je ne crois pas, sire.

– Vous avez de mauvais rapports.

– Tellement exacts, sire, que je puis vous donner le détail de la toilette de Sa Majesté, l'ensemble de sa personne, ses pas, ses gestes, ses cris.

– Ses cris !

Le roi pâlit et froissa la brochure.

– Ses soupirs mêmes ont été notés par mes agents, ajouta timidement M. de Crosne.

– Ses soupirs ! La reine se serait oubliée à ce point !... La reine aurait fait si bon marché de mon honneur de roi, de son honneur de femme !

– C'est impossible, dit le comte de Provence ; ce serait plus qu'un scandale, et Sa Majesté en est incapable.

Cette phrase était un surcroît d'accusation plutôt qu'une excuse. Le roi le sentit ; tout en lui se révoltait.

– Monsieur, dit-il au lieutenant de police, vous maintenez ce que vous avez dit ?

– Hélas, jusqu'au dernier mot, sire.

– Je vous dois à vous, mon frère, dit Louis XVI en passant son mouchoir sur son front mouillé de sueur, je vous dois une preuve de ce que j'ai avancé. L'honneur de la reine est celui de toute ma maison. Je ne le risque jamais. J'ai permis à la reine d'aller au baquet de Mesmer ; mais je lui avais enjoint de mener avec elle une personne sûre, irréprochable, sainte même.

– Ah ! dit M. de Crosne, s'il en eût été ainsi...

– Oui, dit le comte de Provence, si une femme comme Mme de Lamballe, par exemple...

– Précisément, mon frère, c'est Mme la princesse de Lamballe que j'avais désignée à la reine.

– Malheureusement, sire, la princesse n'a pas été emmenée.

– Eh bien ! ajouta le roi frémissant, si la désobéissance a été telle, je dois sévir et je sévirai.

Un énorme soupir lui ferma les lèvres après lui avoir déchiré le cœur.

– Seulement, dit-il plus bas, un doute me reste : ce doute, vous ne le partagez pas, c'est naturel ; vous n'êtes pas le roi, l'époux, l'ami de celle qu'on accuse... Ce doute, je veux l'éclaircir.

Il sonna ; l'officier de service parut.

– Qu'on voie, dit le roi, si Mme la princesse de Lamballe n'est pas chez la reine, ou dans son appartement à elle-même.

– Sire, Mme de Lamballe se promène dans le petit jardin avec Sa Majesté la reine et une autre dame.

– Priez Mme la princesse de monter ici sur-le-champ.

L'officier partit.

– Maintenant, messieurs, encore dix minutes ; je ne saurais prendre un parti jusque-là.

Et Louis XVI, contre son habitude, fronça le sourcil et lança sur les deux témoins de sa profonde douleur un regard presque menaçant.

Les deux témoins gardèrent le silence. M. de Crosne avait une tristesse réelle, M. de Provence avait une affectation de tristesse qui se fût communiquée au dieu Momus en personne.

Un léger bruit de soie derrière les portes avertit le roi que la princesse de Lamballe approchait.

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