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Chapitre XLIV
Illusions et réalités

Si le suisse de l'ambassade eût pu courir après Beausire, comme le lui commandait don ManoĆ«l, avouons qu'il eût eu fort à faire.

Beausire, à peine hors de l'antre, avait gagné au petit galop la rue Coquillière, et au grand galop la rue Saint-Honoré.

Toujours se défiant d'être poursuivi, il avait croisé ses traces en courant des bordées dans les rues sans alignement et sans raison qui ceignent notre halle aux blés ; au bout de quelques minutes, il était à peu près sûr que nul n'avait pu le suivre ; il était sûr aussi d'une chose, c'est que ses forces étaient épuisées, et qu'un bon cheval de chasse n'eût pu en faire davantage.

Beausire s'assit sur un sac de blé, dans la rue de Viarmes, qui tourne autour de la halle, et là feignit de considérer avec la plus vive attention la colonne de Médicis, que Bachaumont avait achetée pour l'arracher au marteau des démolisseurs et en faire présent à l'hôtel de ville.

Le fait est que monsieur de Beausire ne regardait ni la colonne de monsieur Philibert Delorme, ni le cadran solaire dont monsieur de Pingré l'avait décorée. Il tirait péniblement du fond de ses poumons une respiration stridente et rauque comme celle d'un soufflet de forge fatigué.

Pendant plusieurs instants il ne put réussir à compléter la masse d'air qu'il lui fallait dégorger de son larynx pour rétablir l'équilibre entre la suffocation et la pléthore.

Enfin il y parvint, et ce fut avec un soupir qui eût été entendu par les habitants de la rue de Viarmes s'ils n'eussent été occupés à vendre ou à peser leurs grains.

« Ah ! pensa Beausire, voilà donc mon rêve réalisé, j'ai une fortune. » Et il respira encore.

«Je vais donc pouvoir devenir un parfait honnête homme ; il me semble déjà que j'engraisse. »

Et de fait, s'il n'engraissait pas, il enflait.

«Je vais, continua-t-il en son monologue silencieux, faire d'Oliva une femme aussi honnête que je serai moi-même honnête homme. Elle est belle, elle est naïve dans ses goûts. »

Le malheureux !

«Elle ne haïra pas une vie retirée en province, dans une belle métairie que nous appellerons notre terre, à proximité d'une petite ville où nous serons facilement pris pour des seigneurs.

«Nicole est bonne ; elle n'a que deux défauts : la paresse et l'orgueil. »

Pas davantage ! pauvre Beausire ! deux péchés mortels ! «Et avec ces défauts que je satisferai, moi l'équivoque Beausire, je me serai fait une femme accomplie. »

Il n'alla pas plus loin ; la respiration lui était revenue.

Il s'essuya le front, s'assura que les cent mille livres étaient encore dans sa poche, et, plus libre de son corps comme de son esprit, il voulut réfléchir.

On ne le chercherait pas rue de Viarmes, mais on le chercherait. Messieurs de l'ambassade n'étaient pas gens à perdre de gaieté de cœur leur part de butin.

On se diviserait donc en plusieurs bandes, et l'on commencerait par aller explorer le domicile du voleur.

Là était toute la difficulté. Dans ce domicile logeait Oliva. On la préviendrait, on la maltraiterait peut-être ; que sait-on ? On pousserait la cruauté jusqu'à se faire d'elle un otage.

Pourquoi ces gueux-là ne sauraient-ils pas que mademoiselle Oliva était la passion de Beausire, et pourquoi, le sachant, ne spéculeraient-ils pas sur cette passion ?

Beausire faillit devenir fou sur la lisière de ces deux mortels dangers.

L'amour l'emporta.

Il ne voulut pas que nul touchât à l'objet de son amour. Il courut comme un trait à la maison de la rue Dauphine.

Il avait, d'ailleurs, une confiance illimitée dans la rapidité de sa marche ; ses ennemis, si agiles qu'ils fussent, ne pouvaient l'avoir prévenu.

D'ailleurs, il se jeta dans un fiacre au cocher duquel il montra un écu de six livres, en lui disant : «Au Pont-Neuf. »

Les chevaux ne coururent pas, ils s'envolèrent.

Le soir venait.

Beausire se fit conduire au terre-plein du pont, derrière la statue d'Henri IV. On y abordait dans ce temps en voiture ; c'était un lieu de rendez-vous assez trivial, mais usité.

Puis, hasardant sa tête par une portière, il plongea ses regards dans la rue Dauphine.

Beausire n'était pas sans quelque habitude des gens de police : il avait passé dix ans à tâcher de les reconnaître pour les éviter en temps et lieu.

Il remarqua sur la descente du pont, du côté de la rue Dauphine, deux hommes espacés qui tendaient leurs cols vers cette rue pour y considérer un spectacle quelconque.

Ces hommes étaient des espions. Voir des espions sur le Pont-Neuf, ce n'était pas rare, puisque le proverbe dit à cette époque que pour voir en tout temps un prélat, une fille de joie et un cheval blanc, il n'est rien tel que de passer sur le Pont-Neuf.

Or, les chevaux blancs, les habits de prêtres et les filles de joie ont toujours été des points de mire pour les hommes de police.

Beausire ne fut que contrarié, que gêné ; il se fit tout bossu, tout clopinant, pour déguiser sa démarche, et coupant la foule, il gagna la rue Dauphine.

Nulle trace de ce qu'il redoutait pour lui. Il apercevait déjà la maison aux fenêtres de laquelle se montrait souvent la belle Oliva, son étoile.

Les fenêtres étaient fermées ; sans doute elle reposait sur le sofa ou lisait quelque mauvais livre, ou croquait quelque friandise.

Soudain Beausire crut voir un hoqueton de soldat du guet dans l'allée en face.

Bien plus, il en vit un paraître à la croisée du petit salon.

La sueur le reprit ; sueur froide, celle-là est malsaine. Il n'y avait pas à reculer : il s'agissait de passer devant la maison.

Beausire eut ce courage ; il passa et regarda la maison.

Quel spectacle !

Une allée gorgée de fantassins de la garde de Paris, au milieu desquels on voyait un commissaire du Châtelet tout en noir.

Ces gens... le rapide coup d'œil de Beausire les vit troublés, effarés, désappointés. On a ou l'on n'a pas l'habitude de lire sur les visages des gens de la police ; quand on l'a comme l'avait Beausire, on n'a pas besoin de s'y prendre à deux fois pour deviner que ces messieurs ont manqué leur coup.

Beausire se dit que monsieur de Crosne, prévenu sans doute n'importe comment ou par qui, avait voulu faire prendre Beausire et n'avait trouvé qu'Oliva. Inde irœ7.

De là le désappointement. Certes, si Beausire se fût trouvé dans des circonstances ordinaires, s'il n'eût eu cent mille livres dans sa poche, il se fût jeté au milieu des alguazils, en criant comme Nisus : «Me voici ! me voici ! C'est moi qui ai fait tout ! »

Mais l'idée que ces gens-là palperaient les cent mille livres, en feraient des gorges chaudes toute leur vie, l'idée que le coup de main si audacieux et si subtil tenté par lui, Beausire, ne profiterait qu'aux agents du lieutenant de police, cette idée triompha de tous ses scrupules, disons-le, et étouffa tous ses chagrins d'amour.

« Logique... se dit-il : je me fais prendre... Je fais prendre les cent mille livres. Je ne sers pas Oliva... Je me ruine... Je lui prouve que je l'aime comme un insensé... Mais je mérite qu'elle me dise : "Vous êtes une brute ; il fallait m'aimer moins et me sauver."

«Décidément, jouons des jambes et mettons en sûreté l'argent, qui est la source de tout : liberté, bonheur, philosophie. »

Cela dit, Beausire appuya les billets de caisse sur son cœur et se reprit à courir vers le Luxembourg, car il n'allait plus que par instinct depuis une heure, et cent fois ayant été chercher Oliva au jardin du Luxembourg, il laissait ses jambes le porter là.

Pour un homme aussi entêté de logique, c'était un pauvre raisonnement.

En effet, les archers, qui savent les habitudes des voleurs, comme Beausire savait les habitudes des archers, eussent été naturellement chercher Beausire au Luxembourg.

Mais le ciel ou le diable avait décidé que monsieur de Crosne ne ferait rien avec Beausire cette fois.

à peine l'amant de Nicole tournait-il la rue Saint-Germain-des-Prés, qu'il faillit être renversé par un beau carrosse dont les chevaux couraient fièrement vers la rue Dauphine.

Beausire n'eut que le temps, grâce à cette légèreté parisienne inconnue au reste des Européens, d'esquiver le timon. Il est vrai qu'il n'esquiva pas le juron et le coup de fouet du cocher ; mais un propriétaire de cent mille livres ne s'arrête pas aux misères d'un pareil point d'honneur, surtout quand il a les compagnies de l'étoile et les gardes de Paris à ses trousses.

Beausire se jeta donc de côté ; mais en se cambrant, il vit dans ce carrosse Oliva et un fort bel homme qui causaient avec vivacité.

Il jeta un petit cri qui ne fit qu'animer davantage les chevaux. Il eût bien suivi la voiture, mais cette voiture s'en allait rue Dauphine, la seule rue de Paris où Beausire ne voulait point passer en ce moment.

Et puis, quelle apparence que ce fût Oliva qui occupât ce carrosse – fantômes, visions, absurdités -, c'était voir, non pas trouble, mais double, c'était voir Oliva quand même.

Il y avait encore ce raisonnement à se faire, c'est qu'Oliva n'était pas dans ce carrosse, puisque les archers l'arrêtaient chez elle rue Dauphine.

Le pauvre Beausire, aux abois, moralement et physiquement, se jeta dans la rue des Fossés-Monsieur-le-Prince, gagna le Luxembourg, traversa le quartier déjà désert, et parvint hors barrière à se réfugier dans un petit cabinet dont l'hôtesse avait pour lui toutes sortes d'égards.

Il s'installa dans ce bouge, cacha ses billets sous un carreau de la chambre, appuya sur ce carreau le pied de son lit, et se coucha, suant et pestant, mais entremêlant ses blasphèmes de remerciements à Mercure, ses nausées fiévreuses d'une infusion de vin sucré avec de la cannelle, breuvage tout à fait propre à ranimer la transpiration à la peau et la confiance au cœur.

Il était sûr que la police ne le trouverait plus. Il était sûr que nul ne le dépouillerait de son argent.

Il était sûr que Nicole, fût-elle arrêtée, n'était coupable d'aucun crime, et que le temps se passait des éternelles réclusions sans motif.

Il était sûr enfin que les cent mille livres lui serviraient même à arracher de la prison, si on la retenait, Oliva, sa compagne inséparable.

Restaient les compagnons de l'ambassade ; avec eux le compte était plus difficile à régler.

Mais Beausire avait prévu les chicanes. Il les laissait tous en France, et partait pour la Suisse, pays libre et moral, aussitôt que mademoiselle Oliva se serait trouvée libre.

Rien de tout ce que méditait Beausire, en buvant son vin chaud, ne succéda selon ses prévisions : c'était écrit.

L'homme a presque toujours le tort de se figurer qu'il voit les choses quand il ne les voit pas ; il a plus tort encore de se figurer qu'il ne les a pas vues quand réellement il les a vues.

Nous allons commenter cette glose au lecteur.

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