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Chapitre LV
Deux cœurs saignants

Le lendemain du jour où la reine avait été surprise par Andrée fuyant Charny, agenouillé devant elle, mademoiselle de Taverney entra suivant son habitude dans la chambre royale, à l'heure de la petite toilette, avant la messe.

La reine n'avait pas encore reçu de visite. Elle venait seulement de lire un billet de madame de La Motte, et son humeur était riante.

Andrée, plus pâle encore que la veille, avait dans toute sa personne ce sérieux et cette froide réserve qui appelle l'attention, et force les plus grands à compter avec les plus petits.

Simple, austère pour ainsi dire dans sa toilette, Andrée ressemblait à une messagère de malheur, ce malheur fût-il pour elle ou pour d'autres.

La reine était dans ses jours de distractions ; aussi ne prit-elle point garde à cette démarche lente et grave d'Andrée, à ses yeux rougis, à la blancheur de ses tempes et de ses mains.

Elle tourna la tête tout juste autant qu'il fallait pour faire entendre son salut amical.

– Bonjour, petite.

Andrée attendit que la reine lui donnât une occasion de partir. Elle attendit, bien sûre que son silence, que son immobilité, finiraient par attirer les yeux de Marie-Antoinette.

Ce fut ce qui arriva. Ne recevant point de réponse autre qu'une grande révérence, la reine se tourna, et obliquement, aperçut ce visage frappé de douleur et de rigidité.

– Mon Dieu ! qu'y a-t-il, Andrée ? fit-elle en se retournant tout à fait ; est-ce qu'il t'arrive malheur ?

– Un grand malheur, oui, madame, répondit la jeune femme.

– Quoi donc ?

– Je vais quitter Votre Majesté.

– Me quitter ! Tu pars ?

– Oui, madame.

– Où vas-tu donc ? Quelle cause peut avoir ce départ précipité ?

– Madame, je ne suis pas heureuse dans mes affections...

La reine leva la tête.

– De famille, ajouta Andrée en rougissant.

La reine rougit à son tour, et l'éclair de leurs deux regards se croisa en brillant comme un choc d'épées.

La reine se remit la première.

– Je ne vous comprends pas bien, dit-elle ; vous étiez heureuse, hier, ce me semble ?

– Non, madame, répondit fermement Andrée ; hier fut encore un des jours infortunés de ma vie.

– Ah ! fit la reine devenue rêveuse.

Et elle ajouta :

– Expliquez-vous.

– Il faudrait me résigner à fatiguer Votre Majesté de détails au-dessous d'elle. Je n'ai aucune satisfaction dans ma famille ; je n'ai rien à attendre des biens de la terre, et je viens demander un congé à Votre Majesté pour m'occuper de mon salut.

La reine se leva, et bien que cette demande parût coûter à son orgueil, elle vint prendre la main d'Andrée.

– Que signifie cette résolution de mauvaise tête ? dit-elle ; n'aviez vous pas hier un frère, un père, comme aujourd'hui ? étaient-ils moins gênants et moins nuisibles qu'aujourd'hui ? Me croyez-vous capable de vous laisser dans l'embarras, et ne suis-je plus la mère de famille qui rend une famille à ceux qui n'en ont pas ?

Andrée se mit à trembler comme une coupable, et, s'inclinant devant la reine, elle dit :

– Madame, votre bonté me pénètre, mais elle ne me dissuadera pas. J'ai résolu de quitter la cour, j'ai besoin de rentrer dans la solitude, ne m'exposez pas à trahir mes devoirs envers vous par le manque de vocation que je me sens.

– Depuis hier alors ?

– Veuille Votre Majesté ne pas m'ordonner de parler sur ce sujet.

– Soyez libre, fit la reine avec amertume, seulement je mettais assez de confiance avec vous pour que vous en missiez avec moi. Mais à celui qui ne veut pas parler, folle qui demande une parole. Gardez vos secrets, mademoiselle ; soyez plus heureuse au loin que vous n'avez été ici. Souvenez-vous d'une seule chose, c'est que mon amitié ne délaisse pas les gens malgré leurs caprices, et que vous ne cesserez pas d'être pour moi une amie. Maintenant, Andrée, allez, vous êtes libre.

Andrée fit une révérence de cour et sortit. à la porte, la reine la rappela.

– Où allez-vous, Andrée ?

– à l'abbaye de Saint-Denis, madame, répondit mademoiselle de Taverney.

– Au couvent ! oh ! c'est bien, mademoiselle, vous n'avez peut-être rien à vous reprocher ; mais n'eussiez-vous que l'ingratitude et l'oubli, c'est trop encore ! Vous êtes assez coupable envers moi ; allez, mademoiselle de Taverney ; allez.

Il résulta de là que, sans donner d'autres explications sur lesquelles comptait le bon cœur de la reine, sans s'humilier, sans s'attendrir, Andrée prit au bond la permission de la reine et disparut.

Marie-Antoinette put s'apercevoir et s'aperçut que mademoiselle de Taverney quittait sur-le-champ le château.

En effet, elle se rendait dans la maison de son père, où, selon qu'elle s'y attendait, elle trouva Philippe au jardin. Le frère rêvait ; la sœur agissait.

à l'aspect d'Andrée, que son service devait à une pareille heure retenir au château, Philippe s'avança surpris, presque effrayé.

Effrayé surtout de cette sombre mine, lui que sa sœur n'abordait jamais qu'avec un sourire d'amitié tendre, il commença comme avait fait la reine : il questionna.

Andrée lui annonça qu'elle venait de quitter le service de la reine ; que son congé était accepté, qu'elle allait entrer au couvent.

Philippe frappa dans ses mains avec force, comme un homme qui reçoit un coup inattendu.

– Quoi ! dit-il, vous aussi, ma sœur ?

– Quoi ! moi aussi ? Que voulez-vous dire ?

– C'est donc un contact maudit pour notre famille que celui des Bourbons ? s'écria-t-il ; vous vous croyez forcée de faire des vœux ! vous ! religieuse par goût, par âme ; vous, la moins mondaine des femmes et la moins capable d'obéissance éternelle aux lois de l'ascétisme ! Voyons, que reprochez-vous à la reine ?

–On n'a rien à reprocher à la reine, Philippe, répondit froidement la jeune femme ; vous qui avez tant compté sur la faveur des cours ; vous qui, plus que personne, y dûtes compter, pourquoi n'avez-vous pu demeurer ? Pourquoi n'y restâtes-vous pas trois jours ? Moi, j'y suis restée trois ans.

– La reine est capricieuse parfois, Andrée.

– Si cela est, Philippe, vous pouviez le souffrir, vous, un homme ; moi, femme, je ne le dois pas, je ne le veux pas ; si elle a des caprices, eh bien ! ses servantes sont là.

– Cela, ma sœur, fit le jeune homme avec contrainte, ne m'apprend pas comment vous avez eu des démêlés avec la reine.

– Aucun, je vous jure ; en eûtes-vous, Philippe, vous qui l'avez quittée ? Oh ! elle est ingrate, cette femme !

– Il lui faut pardonner, Andrée. La flatterie l'a un peu gâtée, elle est bonne au fond.

– Témoin ce qu'elle a fait pour vous, Philippe.

– Qu'a-t-elle fait ?

– Vous l'avez oublié déjà ? Oh ! moi, j'ai meilleure mémoire. Aussi dans un seul et même jour, avec une seule et même résolution, je paie votre dette et la mienne, Philippe.

– Trop cher, ce me semble, Andrée ; ce n'est pas à votre âge, avec votre beauté, qu'on renonce au monde. Prenez garde, chère amie, vous le quittez jeune, vous le regretterez vieille, et, quand il ne sera plus temps, vous y rentrerez alors, désobligeant tous vos amis, dont une folie vous aura séparée.

– Vous ne raisonniez pas ainsi, vous, un brave officier tout pétri d'honneur et de sentiment, mais peu soucieux de sa renommée ou de sa fortune, que là où cent autres ont amassé titres et or vous n'avez su faire que des dettes et vous amoindrir, vous ne raisonniez pas ainsi quand vous me disiez : elle est capricieuse, Andrée, elle est coquette, elle est perfide ; j'aime mieux ne la point servir. Comme pratique de cette théorie, vous avez renoncé au monde, quoique vous ne vous soyez pas fait religieux, et de nous deux, celui qui est le plus près des vœux irrévocables, ce n'est pas moi qui vais les faire, c'est vous qui les avez déjà faits.

– Vous avez raison, ma sœur, et sans notre père...

– Notre père ! ah ! Philippe ne parlez pas ainsi, reprit Andrée avec amertume, un père ne doit il pas être le soutien de ses enfants ou accepter leur appui ? C'est à ces conditions seulement qu'il est le père. Que fait le nôtre, je vous le demande ? Avez-vous jamais eu l'idée de confier un secret à monsieur de Taverney ? Et le croyez-vous capable de vous appeler pour vous dire un de ses secrets à lui ! Non, continua Andrée avec une expression de chagrin, non, monsieur de Taverney est fait pour vivre seul en ce monde.

– Je le veux bien, Andrée, mais il n'est pas fait pour mourir seul.

Ces mots, dits avec une sévérité douce, rappelaient à la jeune femme qu'elle laissait à ses colères, à ses aigreurs, à ses rancunes contre le monde, une trop grande place dans son cœur.

– Je ne voudrais pas, répondit-elle, que vous me prissiez pour une fille sans entrailles ; vous savez si je suis une sœur tendre ; mais ici-bas chacun a voulu tuer en moi l'instinct sympathique qui lui correspondait. Dieu m'avait donné en naissant, comme à toute créature, une âme et un corps ; de cette âme et de ce corps toute créature humaine peut disposer, pour son bonheur, en ce monde et dans l'autre. Un homme que je ne connaissais pas à pris mon âme, Balsamo. Un homme que je connaissais à peine, et qui n'était pas un homme pour moi, a pris mon corps, Gilbert. Je vous le répète, Philippe, pour être une bonne et pieuse fille, il ne me manque qu'un père. Passons à vous, examinons ce que vous a rapporté le service des grands de la terre, à vous qui les aimiez.

Philippe baissa la tête.

– épargnez-moi, dit-il ; les grands de la terre n'étaient pour moi que des créatures semblables à moi ; je les aimais ; Dieu nous a dit de nous aimer les uns les autres.

– Oh ! Philippe, dit-elle, il n'arrive jamais sur cette terre que le cœur aimant réponde directement à qui l'aime ; ceux que nous avons choisis en choisissent d'autres.

Philippe leva son front pâle et considéra longtemps sa sœur, sans autre expression que celle de l'étonnement.

– Pourquoi me dites-vous cela ? Où voulez-vous en venir ? demanda-t-il.

– à rien, à rien, répondit généreusement Andrée, qui recula devant l'idée de descendre à des rapports ou à des confidences. Je suis frappée, mon frère. Je crois que ma raison souffre ; ne donnez à mes paroles aucune attention.

– Cependant...

Andrée s'approcha de Philippe et lui prit la main.

– Assez sur ce sujet, mon bien-aimé frère. Je suis venue vous prier de me conduire à un couvent : j'ai choisi Saint-Denis ; je n'y veux pas faire de vœux, soyez tranquille. Cela viendra plus tard, s'il est nécessaire. Au lieu de chercher dans un asile ce que la plupart des femmes y veulent trouver, l'oubli, moi j'y vais demander la mémoire. Il me semble que j'ai trop oublié le Seigneur. Il est le seul roi, le seul maître, l'unique consolation, comme l'unique réel afflicteur. En me rapprochant de lui, aujourd'hui que je le comprends, j'aurai plus fait pour mon bonheur que si tout ce qu'il y a de riche, de fort, de puissant et d'aimable dans ce monde avait conspiré pour me faire une vie heureuse. à la solitude, mon frère, à la solitude, ce vestibule de la béatitude éternelle !... Dans la solitude, Dieu parle au cœur de l'homme ; dans la solitude, l'homme parle au cœur de Dieu.

Philippe arrêta Andrée du geste.

– Souvenez-vous, dit-il, que je m'oppose moralement à ce dessein désespéré : vous ne m'avez pas fait juge des causes de votre désespoir.

– Désespoir ! fit-elle avec un souverain mépris, vous dites désespoir ! Ah ! Dieu merci ! je ne pars point désespérée, moi ! Regretter avec désespoir ! Non ! non ! mille fois non !

Et d'un mouvement plein d'une fierté sauvage, elle jeta sur ses épaules la mante de soie qui reposait près d'elle sur un fauteuil.

– Cet excès même de dédain manifeste en vous un état qui ne peut durer, reprit Philippe ; vous ne voulez pas du mot désespoir, Andrée, acceptez le mot dépit.

– Dépit ! répliqua la jeune femme, en modifiant son sourire sardonique par un sourire plein de fierté. Vous ne croyez pas, mon frère, que mademoiselle de Taverney soit si peu forte que de céder sa place en ce monde pour un mouvement de dépit. Le dépit, c'est la faiblesse des coquettes ou des sottes. L'œil qui s'est allumé par le dépit se mouille bientôt de pleurs, et l'incendie est éteint. Je n'ai pas de dépit, Philippe. Je voudrais bien que vous me crussiez, et pour cela, il ne s'agirait que de vous interroger vous-même, quand vous avez quelque grief à formuler. Répondez, Philippe, si demain vous vous retiriez à la Trappe, si vous vous faisiez chartreux, comment appelleriez-vous la cause qui vous aurait poussé à cette résolution ?

– J'appellerais cette cause un incurable chagrin, ma sœur, dit Philippe avec la douce majesté du malheur.

– à la bonne heure, Philippe, voilà un mot qui me convient et que j'adopte. Soit, c'est donc un incurable chagrin qui me pousse vers la solitude.

– Bien ! répondit Philippe, et le frère et la sœur n'auront pas eu de dissemblance dans leur vie. Heureux bien également, ils auront toujours été malheureux au même degré. Cela fait la bonne famille, Andrée.

Andrée crut que Philippe, emporté par son émotion, lui faisait une question nouvelle, et peut-être son cœur inflexible se fût-il brisé sous l'étreinte de l'amitié fraternelle.

Mais Philippe savait par expérience que les grandes âmes se suffisent à elles seules : il n'inquiéta pas celle d'Andrée dans le retranchement qu'elle s'était choisi.

– à quelle heure et quel jour comptez-vous partir ? demanda-t-il.

– Demain ; aujourd'hui même, s'il était temps encore.

– Ne ferez-vous pas un dernier tour de promenade avec moi dans le parc ?

– Non, dit-elle.

Il comprit bien au serrement de main qui accompagna ce refus que la jeune femme refusait seulement une occasion de se laisser attendrir.

– Je serai prêt quand vous me ferez avertir, répliqua-t-il.

Et il lui baisa la main, sans ajouter un mot, qui eût fait déborder l'amertume de leur cœur.

Andrée, après avoir fait les premiers préparatifs, se retira chez elle où elle reçut ce billet de Philippe :

« Vous pouvez voir notre père à cinq heures ce soir. L'adieu est indispensable. Monsieur de Taverney crierait à l'abandon, aux mauvais procédés. »

Elle répondit :

« à cinq heures, je serai chez monsieur de Taverney en habit de voyage. à sept heures nous pouvons être rendus à Saint-Denis. M'accorderez-vous votre soirée ? »

Pour toute réponse, Philippe cria par la fenêtre, assez proche de l'appartement d'Andrée pour qu'Andrée pût l'entendre :

– à cinq heures, les chevaux à la chaise.

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