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Chapitre LXX
Le congé

La reine sortit le lendemain toute souriante et toute belle pour aller à la messe.

Ses gardes avaient ordre de laisser venir à elle tout le monde. C'était un dimanche, et Sa Majesté s'éveillant avait dit :

– Voilà un beau jour ; il fait bon vivre aujourd'hui.

Elle parut respirer avec plus de plaisir qu'à l'ordinaire le parfum de ses fleurs favorites ; elle se montra plus magnifique dans les dons qu'elle accorda ; elle s'empressa davantage d'aller mettre son âme auprès de Dieu.

Elle entendit la messe sans une distraction. Elle n'avait jamais courbé si bas sa tête majestueuse.

Tandis qu'elle priait avec ferveur, la foule s'amassait comme les autres dimanches sur le passage des appartements à la chapelle, et les degrés même des escaliers étaient remplis de gentilshommes et de dames.

Parmi ces dernières brillait modestement, mais élégamment vêtue, madame de La Motte.

Et dans la haie double, formée par les gentilshommes, on voyait à droite monsieur de Charny, complimenté par beaucoup de ses amis sur sa guérison, sur son retour, et surtout sur son visage radieux.

La faveur est un subtil parfum, elle se divise avec une telle facilité dans l'air, que bien longtemps avant l'ouverture de la cassolette l'arôme est défini, reconnu et apprécié par les connaisseurs. Olivier n'était ami de la reine que depuis six heures, mais déjà tout le monde se disait l'ami d'Olivier.

Tandis qu'il acceptait toutes ces félicitations avec la bonne mine d'un homme véritablement heureux, et que pour lui témoigner plus d'honneur et plus d'amitié, toute la gauche de la haie passait à droite, Olivier, forcé de laisser courir ses regards sur le groupe qui s'éparpillait autour de lui, aperçut seule, en face, une figure dont la sombre pâleur et l'immobilité le frappèrent au milieu de son enivrement.

Il reconnut Philippe de Taverney serré dans son uniforme et la main sur la poignée de son épée.

Depuis les visites de politesse faites par ce dernier à l'antichambre de son adversaire après leur duel, depuis la séquestration de Charny par le docteur Louis, aucune relation n'avait existé entre les deux rivaux.

Charny, en voyant Philippe qui le regardait tranquillement, sans bienveillance ni menace, commença par un salut que Philippe lui rendit de loin.

Puis, fendant avec sa main le groupe qui l'entourait :

– Pardon, messieurs, dit Olivier ; mais laissez-moi remplir un devoir de politesse.

Et traversant l'espace compris entre la haie de droite et la haie de gauche, il vint droit à Philippe qui ne bougeait pas.

– Monsieur de Taverney, dit-il en le saluant avec plus de civilité que la première fois, je devais vous remercier de l'intérêt que vous avez bien voulu prendre à ma santé, mais j'arrive seulement depuis hier.

Philippe rougit et le regarda, puis il baissa les yeux.

– J'aurai l'honneur, monsieur, continua Charny, de vous rendre visite dès demain, et j'espère que vous ne m'aurez pas gardé rancune.

– Nullement, monsieur, répliqua Philippe.

Charny allait tendre sa main pour que Philippe y dépose la sienne, lorsque le tambour annonça l'arrivée de la reine.

– Voici la reine, monsieur, dit lentement Philippe, sans avoir répondu au geste amical de Charny.

Et il ponctua cette phrase par une révérence plus mélancolique que froide.

Charny, un peu surpris, se hâta de rejoindre ses amis dans la haie à droite.

Philippe demeura de son côté, comme s'il eût été en faction.

La reine approchait, on la vit sourire à plusieurs, prendre ou faire prendre des places, car de loin elle avait aperçu Charny, et, ne le quittant pas du regard, avec cette téméraire bravoure qu'elle mettait dans ses amitiés, et que ses ennemis appelaient de l'impudeur, elle prononça tout haut ces paroles :

– Demandez aujourd'hui, messieurs, demandez, je ne saurais rien refuser aujourd'hui.

Charny fut pénétré jusqu'au fond du cœur par l'accent et par le sens de ces mots magiques. Il tressaillit de plaisir, ce fut là son remerciement à la reine.

Soudain, celle-ci fut tirée de sa douce mais dangereuse contemplation par le bruit d'un pas, par le son d'une voix étrangère.

Le pas criait à sa gauche sur la dalle, la voix émue mais grave, disait :

– Madame !...

La reine aperçut Philippe ; elle ne put réprimer un premier mouvement de surprise en se voyant placée entre ces deux hommes, dont elle se reprochait peut-être d'aimer trop l'un et pas assez l'autre.

– Vous ! monsieur de Taverney, s'écria-t-elle en se remettant ; vous ! vous avez quelque chose à me demander ? Oh ! parlez.

– Dix minutes d'audience au loisir de Votre Majesté, dit Philippe en s'inclinant sans avoir désarmé la sévère pâleur de son front.

– à l'instant même, monsieur, répliqua la reine en jetant un regard furtif sur Charny, qu'elle redoutait involontairement de voir si près de son ancien adversaire ; suivez-moi.

Et elle passa plus rapidement lorsqu'elle entendit le pas de Philippe derrière le sien, et eut laissé Charny à sa place.

Elle continua cependant de faire sa moisson de lettres, de placets et de suppliques, donna quelques ordres, et rentra chez elle.

Un quart d'heure après, Philippe était introduit dans la bibliothèque où Sa Majesté recevait le dimanche.

– Ah ! monsieur de Taverney, entrez, dit-elle en prenant le ton enjoué, entrez et faites-moi de suite bon visage. Il faut vous le confesser, j'ai une inquiétude chaque fois qu'un Taverney désire me parler. Vous êtes de mauvais augure dans votre famille. Rassurez-moi vite, monsieur de Taverney, en me disant que vous ne venez pas m'annoncer un malheur.

Philippe, plus pâle encore après ce préambule qu'il ne l'avait été pendant la scène avec Charny, se contenta de répliquer, voyant combien la reine mettait peu d'affection dans son langage :

– Madame, j'ai l'honneur d'affirmer à Votre Majesté que je ne lui apporte cette fois qu'une bonne nouvelle.

– Ah ! c'est une nouvelle ! dit la reine.

– Hélas ! oui, Votre Majesté.

– Ah ! mon Dieu ! répliqua-t-elle en reprenant cet air gai qui rendait Philippe si malheureux, voilà que vous avez dit hélas ! Pauvre que je suis ! dirait un Espagnol. Monsieur de Taverney a dit hélas !

– Madame, reprit gravement Philippe, deux mots vont rassurer si pleinement Votre Majesté, que non seulement son noble front ne se voilera pas aujourd'hui à l'approche d'un Taverney, mais ne se voilera jamais par la faute d'un Taverney Maison-Rouge. à dater d'aujourd'hui, madame, le dernier de cette famille à qui Votre Majesté avait daigné accorder quelque faveur, va disparaître pour ne plus revenir à la cour de France.

La reine, quittant soudain l'air enjoué qu'elle avait pris comme ressource contre les émotions présumées de cette entrevue :

– Vous partez ! s'écria-t-elle.

– Oui, Votre Majesté.

– Vous... aussi !

Philippe s'inclina.

– Ma sœur, madame, a déjà eu le regret de quitter Votre Majesté, dit-il ; moi, j'étais bien autrement inutile à la reine, et je pars.

La reine s'assit toute troublée en réfléchissant qu'Andrée avait demandé ce congé éternel le lendemain d'une entrevue chez Louis, où monsieur de Charny avait eu le premier indice de la sympathie qu'on ressentait pour lui.

– étrange ! murmura-t-elle rêveuse, et elle n'ajouta plus un mot.

Philippe restait debout comme une statue de marbre, attendant le geste qui congédie.

La reine sortant tout à coup de sa léthargie :

– Où allez-vous ? dit-elle.

– Je veux aller rejoindre monsieur de La Pérouse, dit Philippe.

– Monsieur de La Pérouse est à Terre-Neuve en ce moment.

– J'ai tout préparé pour le rejoindre.

– Vous savez qu'on lui prédit une mort affreuse ?

– Affreuse, je ne sais, dit Philippe, mais prompte, je le sais.

– Et vous partez ?

Il sourit avec sa beauté si noble et si douce.

– C'est pour cela que je veux aller rejoindre La Pérouse, dit-il.

La reine retomba encore une fois dans son inquiet silence.

Philippe, encore une fois, attendit respectueusement.

Cette nature si noble et si brave de Marie-Antoinette se réveilla plus téméraire que jamais.

Elle se leva, s'approcha du jeune homme, et lui dit en croisant ses bras blancs sur sa poitrine :

– Pourquoi partez-vous ?

– Parce que je suis très curieux de voyager, répondit-il doucement.

– Mais vous avez déjà fait le tour du monde, reprit la reine, dupe un instant de ce calme héroïque.

– Du Nouveau Monde, oui, madame, continua Philippe, mais pas de l'ancien et du nouveau ensemble.

La reine fit un geste de dépit et répéta ce qu'elle avait dit à Andrée.

– Race de fer, cœurs d'acier que ces Taverney. Votre sœur et vous, vous êtes deux terribles gens, des amis qu'on finit par haïr. Vous partez, non pas pour voyager, vous en êtes las, mais pour me quitter. Votre sœur était, disait-elle, appelée par la religion, elle cache un cœur de feu sous de la cendre. Enfin, elle a voulu partir, elle est partie. Dieu la fasse heureuse ! Vous ! vous qui pourriez être heureux ; vous ! vous voilà parti aussi. Quand je vous disais tout à l'heure que les Taverney me portent malheur !

– épargnez-nous, madame ; si Votre Majesté daignait chercher mieux dans nos cœurs, elle n'y verrait qu'un dévouement sans limites.

– écoutez ! s'écria la reine avec colère, vous êtes, vous, un quaker, elle, une philosophe, des créatures impossibles ; elle se figure le monde comme un paradis, où l'on n'entre qu'à la condition d'être des saints ; vous, vous prenez le monde pour l'enfer, où n'entrent que les diables ; et tous deux vous avez fui le monde : l'un, parce que vous y trouvez ce que vous ne cherchez pas ; l'autre, parce que vous n'y trouvez pas ce que vous cherchez. Ai-je raison ? Eh ! mon cher monsieur de Taverney, laissez les humains être imparfaits, ne demandez aux familles royales que d'être les moins imparfaites des races humaines ; soyez tolérant, ou plutôt ne soyez pas égoïste.

Elle accentua ces mots avec trop de passion. Philippe eut l'avantage.

– Madame, dit-il, l'égoïsme est une vertu, quand on s'en sert pour rehausser ses adorations.

Elle rougit.

– Tout ce que je sais, dit-elle, c'est que j'aimais Andrée, et qu'elle m'a quittée. C'est que je tenais à vous, et que vous me quittez. Il est humiliant pour moi de voir deux personnes aussi parfaites, je ne plaisante pas, monsieur, abandonner ma maison.

– Rien ne peut humilier une personne auguste comme vous, madame, dit froidement Taverney ; la honte n'atteint pas les fronts élevés comme est le vôtre.

– Je cherche avec attention, poursuivit la reine, quelle chose a pu vous blesser.

– Rien ne m'a blessé, madame, reprit vivement Philippe.

– Votre grade a été confirmé ; votre fortune est en bon train ; je vous distinguais...

– Je répète à Votre Majesté que rien ne me plaît à la cour.

– Et si je vous disais de rester... si je vous l'ordonnais ?...

– J'aurais la douleur de répondre par un refus à Votre Majesté.

La reine, une troisième fois, se plongea dans cette silencieuse réserve qui était à sa logique ce que l'action de rompre est au ferrailleur fatigué.

Et comme elle sortait toujours de ce repos par un coup d'éclat :

– Il y a peut-être quelqu'un qui vous déplaît ici ? Vous êtes ombrageux, dit-elle en attachant son regard clair sur Philippe.

– Personne ne me déplaît.

– Je vous croyais mal... avec un gentilhomme... monsieur de Charny... que vous avez blessé en duel... fit la reine en s'animant par degrés. Et comme il est simple que l'on fuie les gens qu'on n'aime pas, dès que vous avez vu monsieur de Charny revenu, vous auriez désiré quitter la cour.

Philippe ne répondit rien.

La reine, se trompant sur le compte de cet homme si loyal et si brave, crut n'avoir affaire qu'à un jaloux ordinaire. Elle le poursuivit sans ménagement.

– Vous savez d'aujourd'hui seulement, continua-t-elle, que monsieur de Charny est de retour. Je dis d'aujourd'hui ! et c'est aujourd'hui que vous me demandez votre congé ?

Philippe devint plus livide que pâle. Ainsi attaqué, ainsi foulé aux pieds, il se releva cruellement.

– Madame, dit-il, c'est seulement d'aujourd'hui que je sais le retour de monsieur de Charny, c'est vrai ; seulement il y a plus longtemps que Votre Majesté ne pense, car j'ai rencontré monsieur de Charny vers deux heures du matin à la porte du parc correspondante aux bains d'Apollon.

La reine pâlit à son tour ; et, après avoir regardé avec une admiration mêlée de terreur la parfaite courtoisie que le gentilhomme conservait dans sa colère :

– Bien ! murmura-t-elle d'une voix éteinte ; allez, monsieur, je ne vous retiens plus.

Philippe salua pour la dernière fois et partit à pas lents.

La reine tomba foudroyée sur son fauteuil en disant :

– France ! pays des nobles cœurs !

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