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Chapitre CLXIX
La journée du 2 septembre

Ce qu'avait prévu Danton arriva : à l'ouverture de la séance, Thuriot fit à l'Assemblée la proposition que le ministre de la Justice avait formulée la veille : l'Assemblée ne comprit pas ; au lieu de voter à neuf heures du matin, elle discuta, traîna en longueur, vota à une heure de l'après-midi.
Il était trop tard !
Ces quatre heures retardèrent d'un siècle les libertés de l'Europe.
Tallien fut plus adroit.
Chargé par la Commune de donner l'ordre au ministre de la Justice de se rendre à la municipalité, il écrivit :

« Monsieur le ministre,

« Au reçu de la présente, vous vous rendrez à l'Hôtel de Ville. »

Seulement il se trompa d'adresse ! Au lieu de mettre :
« Au ministre de la Justice », il mit : « Au ministre de la Guerre. »

On attendait Danton ; ce fut Servan qui se présenta, tout embarrassé, en demandant ce qu'on lui voulait : on ne lui voulait absolument rien.
Le quiproquo s'éclaircit ; mais le tour était fait.
Nous avons dit que l'Assemblée, en votant à une heure, avait voté trop tard ; en effet, la Commune, elle, qui ne traînait pas les choses en longueur, avait mis le temps à profit.
Que voulait la Commune ? Elle voulait le massacre et la dictature.
Voici comment elle procéda.
Ainsi que l'avait dit Danton, les massacreurs n'étaient pas si nombreux qu'on le croyait.
Dans la nuit du Ier au 2 septembre, tandis que Gilbert essayait inutilement de tirer Andrée de l'Abbaye, Marat avait lâché ses aboyeurs dans les clubs et dans les sections ; si enragés qu'ils fussent, ils avaient produit peu d'effet dans les clubs, et, sur quarante-huit sections, deux seulement, la section Poissonnière et celle du Luxembourg, avaient voté le massacre.
Quant à la dictature, la Commune sentait bien qu'elle ne pouvait s'en emparer qu'à l'aide de ces trois noms : Marat, Robespierre, Danton. Voilà pourquoi elle avait fait donner à Danton l'ordre de venir à la municipalité.
Nous avons vu que Danton avait prévu le coup : Danton ne reçut point la lettre, et par conséquent ne vint point.
S'il l'eût reçue, si l'erreur de Tallien n'eût point fait porter la lettre au ministère de la Guerre quand elle devait être portée au ministère de la Justice, peut-être Danton n'eût-il point osé désobéir.
En son absence, force fut à la Commune de prendre un parti.
Elle décida de nommer un comité de surveillance ; seulement, le comité de surveillance ne pouvait être nommé en dehors des membres de la Commune.
Il s'agissait, cependant, de faire entrer Marat dans ce comité du massacre – c'était le vrai nom qui lui appartenait ! Mais comment faire ? Marat n'était point membre de la Commune.
Ce fut Panis qui se chargea de l'affaire. Par son Dieu Robespierre, par son beau-frère Santerre, Panis pesait d'un tel poids sur la municipalité – On comprend bien que Panis, ex-procureur, esprit faux et dur, pauvre petit auteur de quelques vers ridicules, ne pouvait avoir par lui-même aucune influence – ; mais par Robespierre et Santerre, disons-nous, il pesait d'un tel poids sur la municipalité, qu'il fut autorisé à choisir trois membres qui complétassent le comité de surveillance.
Panis n'osa exercer seul cet étrange pouvoir.
Il s'adjoignit trois de ses collègues : Sergent, Duplain, Jourdeuil.
Ceux-ci, de leur côté, s'adjoignirent cinq personnes : Deforgues, Lenfant, Guermeur, Leclerc et Durfort.
L'acte original porte les quatre signatures de Panis, Sergent, Duplain et Jourdeuil ; mais, à la marge, on trouve un autre nom parafé par un seul des quatre signataires, parafé d'une manière confuse, mais où cependant on croit reconnaître le parafe de Panis.
Ce nom, c'était le nom de Marat ; de Marat, qui n'avait pas le droit d'être de ce comité, n'étant pas membre de la Commune.
Avec ce nom, le meurtre se trouva intronisé !
Voyons-le s'étendre dans l'effroyable développement de sa toute-puissance.
Nous avons dit que la Commune n'avait pas fait comme l'Assemblée, qu'elle n'avait pas traîné en longueur, elle.
A dix heures, le comité de surveillance était établi, et il avait donné son premier ordre ; ce premier ordre avait pour but de faire transporter de la mairie, où siégeait le comité – la mairie était alors où est aujourd'hui la préfecture de police, – ce premier ordre avait pour but, disons-nous, de faire transporter de la mairie à l'Abbaye vingt-quatre prisonniers. De ces vingt- quatre prisonniers, huit ou neuf étaient des prêtres, c'est-à-dire que huit ou neuf portaient l'habit le plus exécré, le plus haï de tous, l'habit des hommes qui avaient organisé la guerre civile dans la Vendée et dans le Midi, l'habit ecclésiastique.
On les fit prendre dans leur prison par des fédérés de Marseille et d'Avignon, on fit venir quatre fiacres, on fit monter six des détenus dans chaque fiacre, et l'on partit.
Le signal du départ avait été donné par le troisième coup du canon d'alarme.
L'intention de la Commune était facile à comprendre : cette lente et funèbre procession exalterait la colère du peuple ; il était probable que, soit sur la route, soit à la porte de l'Abbaye, les fiacres seraient arrêtés et les prisonniers égorgés ; alors, il n'y aurait plus qu'à laisser le massacre suivre son cours ; commencé sur la route ou à la porte de la prison, il en franchirait facilement le seuil.
Ce fut au moment où les fiacres sortaient de la mairie que Danton prit sur lui d'entrer à l'Assemblée.
La proposition faite par Thuriot était devenue inutile ; il était trop tard, nous l'avons dit, pour appliquer à la Commune la décision qui venait d'être prise.
Restait la dictature.
Danton monta à la tribune ; malheureusement il était seul, Roland s'était trouvé trop honnête homme pour accompagner son collègue !
On chercha des yeux Roland. Roland n'était point là.
On voyait bien la force, mais on demandait inutilement la moralité.
Manuel venait d'annoncer à la Commune le danger de Verdun ; il avait proposé que, le soir même, les citoyens enrôlés campassent au Champ de Mars, de façon à pouvoir partir le lendemain au point du jour, pour marcher à l'ennemi.
La proposition de Manuel avait été accueillie.
Un autre membre avait proposé, vu l'urgence du danger, de tirer le canon d'alarme, de sonner le tocsin, de battre la générale.
Cette seconde proposition, mise aux voix, avait été accueillie comme la première. C'était une mesure néfaste, meurtrière, terrible, dans les circonstances où l'on se trouvait : le tambour, la cloche, le canon, ont des retentissements sombres, des vibrations funèbres dans les coeurs les plus calmes ; à plus forte raison devaient-ils en avoir dans tous ces coeurs déjà si violemment agités.
Tout cela du reste était calculé.
Au premier coup de canon, on devait pendre M. de Beausire.
Annonçons tout de suite, avec la tristesse qui s'attache à la perte d'un si intéressant personnage, qu'au premier coup de canon, M. de Beausire fut en effet pendu.
Au troisième coup de canon, les voitures dont nous avons parlé devaient partir de la préfecture de police ; or, le canon tirait de dix minutes en dix minutes : ceux qui venaient de voir pendre M. de Beausire étaient donc en mesure d'arriver à temps pour voir passer les prisonniers et prendre part à leur égorgement.
Danton était mis au courant de tout ce qui se passait à la Commune par Tallien. Il savait donc le danger de Verdun ; il savait donc la décision du campement au Champ de Mars ; il savait donc que le canon d'alarme allait être tiré, le tocsin sonné, la générale battue.
Il prit pour donner la réplique à Lacroix – qui, on se le rappelle, devait demander la dictature, – il prit le prétexte du danger de la patrie, et proposa de voter « que quiconque refuserait de servir de sa personne, ou remettrait ses armes, serait puni de mort. »
Puis, pour qu'on ne se méprît point à ses intentions, pour qu'on ne confondît point ses projets avec ceux de la Commune :
- Le tocsin qu'on va sonner, dit-il, n'est point un signal d'alarme : c'est la charge sur les ennemis de la patrie ! Pour les vaincre, messieurs, il nous faut de l'audace, encore de l'audace, toujours de l'audace, et la France est sauvée !
Un tonnerre d'applaudissements accueillit ces paroles.
Alors, Lacroix se leva et demanda à son tour « qu'on punît de mort ceux qui, directement ou indirectement, refuseraient d'exécuter, ou entraveraient de quelque manière que ce fût, les ordres donnés et les mesures prises par le pouvoir exécutif. »
L'Assemblée comprit parfaitement, cette fois, que ce qu'on lui demandait de voter, c'était la dictature ; elle approuva en apparence, mais nomma une commission de Girondins pour rédiger le décret. Les Girondins, par malheur, comme Roland, étaient de trop honnêtes gens pour avoir confiance en Danton.
La discussion traîna jusqu'à six heures du soir.
Danton s'impatienta : il voulait le bien, on le forçait de laisser faire le mal !
Il dit un mot tout bas à Thuriot, et sortit.
Qu'avait-il dit tout bas ? Le lieu où l'on pourrait le retrouver dans le cas où l'Assemblée lui confierait le pouvoir.
Où pourrait-on le retrouver ? Au Champ de Mars, au milieu des volontaires.
Quelle était son intention, dans le cas où le pouvoir lui serait confié ? De se faire reconnaître dictateur par cette masse d'hommes armés, non pas pour le massacre, mais pour la guerre ; de rentrer à Paris avec eux, et d'emporter, comme dans un immense filet, les égorgeurs à la frontière.
Il attendit jusqu'à cinq heures du soir ; personne ne vint.
Qu'arrivait-il, pendant ce temps, des prisonniers que l'on conduisait à l'Abbaye ?
Suivons-les : ils vont lentement, et facilement nous les rejoindrons.
D'abord, les fiacres dans lesquels ils étaient enfermés les protégèrent ; l'instinct du danger qu'ils couraient fit que chacun se rejeta au fond de la voiture, se montrant le moins possible aux portières ; mais ceux qui étaient chargés de les conduire les dénonçaient eux-mêmes ; la colère du peuple ne montait pas assez vite : ils la fouettaient de leurs paroles.
- Tenez, disaient-ils aux passants qui s'arrêtaient, les voilà, les traîtres ! les voilà, les complices des Prussiens ! les voila, ceux qui livrent nos villes, ceux qui égorgeront vos femmes et vos enfants, si vous les laissez derrière vous quand vous marcherez à la frontière !
Et, cependant, tout cela était impuissant, tant, comme l'avait dit Danton, les massacreurs étaient rares ; on obtenait de la colère, des cris, des menaces, mais tout s'arrêtait là.
Le cortège suivit la ligne des quais, le Pont-Neuf, la rue Dauphine.
On n'avait pas pu lasser la patience des prisonniers ; on n'avait pas pu pousser la main du peuple jusqu'à un meurtre ; on approchait de l'Abbaye, on était au carrefour Bussy : il était temps d'aviser.
Si on laissait les détenus rentrer en prison, si on les tuait une fois entrés, il était évident que c'était un ordre réfléchi de la Commune qui les tuait, et non l'indignation spontanée du peuple.
La fortune vint en aide aux intentions mauvaises, aux projets sanglants.
Au carrefour Bussy s'élevait un de ces théâtres où se faisaient les enrôlements volontaires.
Il y avait encombrement, les fiacres furent forcés de s'arrêter.
L'occasion était belle ; si on la perdait, elle ne se représenterait plus.
Un homme écarte l'escorte, qui se laisse écarter ; il monte sur le marchepied de la première voiture, un sabre à la main, et plonge au hasard et à plusieurs reprises dans la voiture son sabre, qu'il en retire rouge de sang.
Un des prisonniers avait une canne : avec cette canne, il essaya de parer les coups ; il atteignit un des hommes de l'escorte au visage
- Ah ! brigands ! s'écria celui-ci, nous vous protégeons, et vous nous frappez ! A moi, camarades !
Une vingtaine d'hommes qui n'attendaient que cet appel s'élancèrent alors de la foule, armés de piques et de couteaux emmanchés à de longs bâtons ; ils dardèrent piques et couteaux par la portière, et l'on commença d'entendre les cris de douleur, et de voir le sang des victimes couler par le fond des voitures, et laisser une trace dans la rue.
Le sang appelle le sang : le massacre était commencé ; il allait durer quatre jours.
Les prisonniers entassés à l'Abbaye avaient, dès le matin, jugé à la figure de leurs gardiens et aux demi-mots échappés à ceux-ci, que quelque chose de sombre se préparait. Un ordre de la Commune avait, dans toutes les prisons, fait, ce jour-là, avancer l'heure du repas. Que voulait dire ce changement dans les habitudes de la geôle ? Rien que de funeste, certainement. Les détenus attendaient donc avec anxiété.
Vers quatre heures, le murmure lointain de la foule commença de venir battre, comme les premières vagues d'une marée qui monte, le pied des murailles de la prison : quelques-uns, des fenêtres grillées de la tourelle qui donnait sur la rue Sainte-Marguerite, aperçurent les fiacres ; alors, les hurlements de rage et de douleur entrèrent dans la prison par toutes les ouvertures, et le cri ; « Voilà les massacreurs ! » se répandit dans les corridors, pénétra dans les chambres et jusqu'au plus profond des cachots.
Puis on entendit cet autre cri :
- Les Suisses ! les Suisses !
Il y avait cent cinquante Suisses à l'Abbaye ; on avait eu grand-peine à les sauver de la colère du peuple le 10 août. La Commune connaissait la haine du peuple pour les uniformes rouges. C'était donc une excellente manière de mettre le peuple en train, que de lui faire commencer le massacre par les Suisses.
On fut deux heures à peu près à tuer ces cent cinquante malheureux.
Puis, le dernier tué – et le dernier fut le major Reading, dont nous avons déjà prononcé le nom – On demanda les prêtres.
Les prêtres répondirent qu'ils voulaient bien mourir, mais qu'ils désiraient se confesser.
Ce désir fut satisfait : on leur accorda deux heures de répit.
A quoi ces deux heures furent-elles employées ? A former un tribunal.
Qui forma ce tribunal ? qui le présida ? Maillard.

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