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Chapitre LIV
Où l'abbé Fortier donne une nouvelle preuve de son esprit contre-révolutionnaire

Le dimanche suivant, les habitants de Villers-Cotterêts furent réveillés par le tambour, battant avec acharnement le rappel dès cinq heures du matin.
Rien n'est plus impertinent, à mon avis, que cette façon de réveiller une population dont la majorité, presque toujours, il faut le dire, préférerait achever tranquillement sa nuit, et compléter les sept heures de sommeil dont, suivant l'hygiène populaire, tout homme a besoin pour se conserver dispos et bien portant.
Mais, à toutes les époques de révolution, il en est ainsi, et, quand on entre dans une de ces périodes d'agitation et de progrès, il faut mettre philosophiquement le sommeil au nombre des sacrifices à faire à la patrie.
Satisfaits ou non satisfaits, patriotes ou aristocrates, les habitants de Villers- Cotterêts furent donc réveillés, le dimanche 18 octobre 1789, à cinq heures du matin.
La cérémonie ne commençait, cependant, qu'à dix heures ; mais ce n'était pas trop de cinq heures pour achever tout ce qui restait à faire.
Un grand théâtre dressé depuis plus de dix jours s'élevait sur le milieu de la place ; mais ce théâtre, dont la construction rapide attestait le zèle des ouvriers menuisiers, n'était, pour ainsi dire, que le squelette du monument.
Le monument était un autel à la patrie sur lequel l'abbé Fortier avait été invité, depuis plus de quinze jours, à venir dire la messe, le dimanche 18 octobre, au lieu de la dire dans son église.
Or, pour rendre le monument digne de sa double destination religieuse et sociale, il fallait mettre à contribution toutes les richesses de la commune.
Et, nous devons le dire, chacun avait généreusement offert ses richesses pour cette grande solennité : celui-ci un tapis, celui-là une nappe d'autel ; l'un des rideaux de soie ; l'autre un tableau de sainteté.
Mais, comme la stabilité n'est point, au mois d'octobre, une des qualités du temps, et que le baromètre marquant le beau fixe est un cas rare sous le signe du Scorpion, personne ne s'était exposé à faire son offrande d'avance, et chacun avait attendu le jour de la fête pour y apporter son tribut.
Le soleil se leva à six heures et demie, selon son habitude à cette époque de l'année, annonçant, par la limpidité et la chaleur de ses rayons, une de ces belles journées d'automne qui peuvent entrer en comparaison avec les plus belles journées du printemps.
Aussi, dès neuf heures du matin, l'autel de la patrie fut-il revêtu d'un magnifique tapis d'Aubusson, couvert d'une nappe toute garnie de dentelles, surmonté d'un tableau représentant le prêche de saint Jean dans le désert, et abrité par un dais de velours à crépines d'or d'où pendaient de magnifiques rideaux de brocart.
Les objets nécessaires à la célébration de la messe devaient naturellement être fournis par l'église ; on ne s'en inquiéta donc point.
En outre, chaque citoyen, comme au jour de la Fête-Dieu, avait tendu le devant de sa porte ou la façade de sa maison avec des draps ornés de rameaux de lierre, ou des tapisseries représentant, soit des fleurs, soit des personnages.
Toutes les jeunes filles de Villers-Cotterêts et des environs, vêtues de blanc, la taille serrée par une ceinture tricolore, et tenant à la main une branche de feuillage, devaient entourer l'autel de la patrie.
Enfin, la messe dite, les hommes devaient faire serment à la Constitution.
La garde nationale de Villers-Cotterêts, sous les armes à partir de huit heures du matin, attendant les gardes civiques des différents villages, fraternisait avec elles au fur et à mesure de leur arrivée.
Il va sans dire que, parmi toutes ces milices patriotiques, celle qui était attendue avec le plus d'impatience était la garde civique d'Haramont.
Le bruit s'était répandu que, grâce à l'influence de Pitou, et par une largesse toute royale, les trente-trois hommes qui la composaient, plus leur capitaine Ange Pitou, seraient revêtus d'habits d'uniforme.
Les magasins de maître Dulauroy n'avaient pas désempli de la semaine. Il y avait eu affluence de curieux dedans et dehors, pour voir les dix ouvriers travaillant à cette gigantesque commande, qui, de mémoire d'homme, n'avait pas eu sa pareille à Villers-Cotterêts.
Le dernier uniforme, celui du capitaine – car Pitou avait exigé qu'on ne songeât à lui qu'après avoir servi les autres, – le dernier uniforme avait été, selon les conventions, livrés le samedi soir à onze heures cinquante-neuf minutes.
Selon les conventions aussi, Pitou avait, alors, compté rubis sur l'ongle les vingt-cinq louis à M. Dulauroy.
Tout cela avait donc fait grand bruit au chef-lieu du canton, et il n'était pas étonnant qu'au jour dit la garde nationale d'Haramont fût impatiemment attendue.
A neuf heures précises, le bruit d'un tambour et d'un fifre retentit à l'extrémité de la rue de Largny. On entendit de grands cris de joie et d'admiration, et l'on aperçut de loin Pitou, monté sur son cheval blanc, ou plutôt sur le cheval blanc de son lieutenant Désiré Maniquet.
La garde nationale d'Haramont – ce qui n'arrive pas d'ordinaire pour les choses dont on s'est longtemps entretenu, – la garde nationale d'Haramont ne parut pas au-dessous de sa réputation.
On se rappelle le triomphe qu'avaient obtenu les Haramontois, lorsqu'ils n'avaient, pour tout uniforme, que trente-trois chapeaux pareils, et Pitou, lorsqu'il n'avait pour marque distinctive de son grade qu'un casque et un sabre de simple dragon.
Que l'on s'imagine donc quelle tournure martiale devaient avoir les trente- trois hommes de Pitou, revêtus d'habits et de culottes d'uniforme, et quel air coquet devait affecter leur chef, avec son petit chapeau sur l'oreille, son hausse-col sur la poitrine, ses pattes de chat sur les épaules, et son épée à la main.
Il n'y eut qu'un cri d'admiration de l'extrémité de la rue de Largny à la place de la Fontaine.
La tante Angélique ne voulait pas à toute force reconnaître son neveu. Elle faillit se faire écraser par le cheval blanc de Maniquet, en allant regarder Pitou sous le nez.
Pitou fit avec son épée un majestueux salut, et, de manière à être entendu à vingt pas à la ronde, il prononça pour toute vengeance ces paroles :
- Bonjour, madame Angélique !
La vieille fille, écrasée sous cette respectueuse appellation, fit trois pas en arrière en levant les bras au ciel, et en disant :
- Oh ! le malheureux ! les honneurs lui ont tourné la tête : il ne reconnaît plus sa tante !
Pitou passa majestueusement sans répondre à l'apostrophe, et alla prendre, au pied de l'autel de la patrie, la place d'honneur qui avait été assignée à la garde nationale d'Haramont, comme à la seule troupe qui eût un uniforme complet.
Arrivé là, Pitou mit pied à terre et donna son cheval à garder à un gamin, qui reçut pour cette tâche six blancs du magnifique capitaine.
Le fait fut rapporté cinq minutes après à la tante Angélique, qui s'écria :
- Mais, le malheureux ! il est donc millionnaire ?
Puis elle ajouta tout bas :
- J'ai été bien mal inspirée de me brouiller avec lui : les tantes héritent des neveux...
Pitou n'entendit ni l'exclamation ni la réflexion, Pitou était tout simplement en extase.
Au milieu des jeunes filles ceintes d'un ruban tricolore, et tenant à la main un rameau de verdure, il avait reconnu Catherine.
Catherine, pâle encore de la maladie à peine vaincue, mais plus belle de sa pâleur qu'une autre ne l'eût été du plus frais coloris de la santé.
Catherine, pâle mais heureuse – le matin même, grâce aux soins de Pitou, elle avait trouvé une lettre dans le saule creux !
Nous l'avons dit, pauvre Pitou, il trouvait du temps pour tout faire.
Le matin, à sept heures, il avait trouvé le temps d'être chez la mère Colombe ; à sept heures un quart, il avait trouvé celui de déposer la lettre dans le saule creux, et à huit heures, celui de se trouver revêtu de son uniforme à la tête de ses trente-trois hommes.
Il n'avait pas revu Catherine depuis le jour où il l'avait quittée sur son lit à la ferme, et, nous le répétons, il la voyait si belle et si heureuse, qu'il était en extase devant elle.
Elle lui fit signe de venir à elle.
Pitou regarda autour de lui pour voir si c'était bien à lui que le signe s'adressait.
Catherine sourit et renouvela son invitation.
Il n'y avait pas à s'y tromper.
Pitou mit son épée au fourreau, prit galamment son chapeau par la corne, et s'avança la tête découverte vers la jeune fille.
Pour M. de La Fayette, Pitou eût simplement porté la main à son chapeau.
- Ah ! monsieur Pitou, lui dit Catherine, je ne vous reconnaissais pas... Mon Dieu ! comme vous avez bonne mine sous votre uniforme !
Puis, tout bas :
- Merci, merci, mon cher Pitou, ajouta-t-elle ; oh ! que vous êtes donc bon, et que je vous aime !
Et elle prit la main du capitaine de la garde nationale, qu'elle serra entre les siennes.
Un éblouissement passa sur les yeux de Pitou ; son chapeau s'échappa de la main qui était restée libre et tomba à terre, et peut-être le pauvre amoureux allait-il tomber lui-même près de son chapeau, quand un grand bruit accompagné de rumeurs menaçantes retentit du côté de la rue de Soissons.
Quelle que fût la cause de ce bruit, Pitou profita de l'incident pour sortir d'embarras.
Il dégagea sa main des mains de Catherine, ramassa son chapeau, et courut se mettre en criant : « Aux armes ! » à la tête de ses trente-trois hommes.
Disons ce qui causait ce grand bruit et ces rumeurs menaçantes.
On sait que l'abbé Fortier avait été désigné pour célébrer la messe de la fédération sur l'autel de la patrie, et que les vases sacrés et les autres ornements du culte, comme croix, bannières, chandeliers, devaient être transportés de l'église sur le nouvel autel dressé au milieu de la place.
C'était le maire, M. de Longpré, qui avait donné les ordres relatifs à cette partie de la cérémonie.
M. de Longpré, on se le rappelle, avait déjà eu affaire à l'abbé Fortier, lorsque Pitou, l'arrêté de M. de La Fayette à la main, avait requis la force armée pour s'emparer des armes détenues par l'abbé Fortier.
Or, M. de Longpré connaissait, comme tout le monde, le caractère de l'abbé Fortier ; il le savait volontaire jusqu'à l'entêtement, irritable jusqu'à la violence.
Il se doutait bien que l'abbé Fortier n'avait pas gardé un souvenir bien tendre de son intervention dans toute l'affaire des fusils.
Aussi s'était-il contenté, au lieu de faire une visite à l'abbé Fortier, et de traiter la chose d'autorité civile à autorité religieuse ; aussi s'était-il contenté, disons-nous, d'envoyer au digne serviteur de Dieu le programme de la fête, dans lequel il était dit :

          Article 4.
« La messe sera dite sur l'autel de la patrie par M. l'abbé Fortier ; elle commencera à dix heures du matin.

          Article 5.
« Les vases sacrés et autres ornements du culte seront, par les soins de M. l'abbé Fortier, transportés de l'église de Villers-Cotterêts sur l'autel de la patrie. »

Le secrétaire de la mairie en personne avait remis le programme chez l'abbé Fortier, lequel l'avait parcouru d'un air goguenard, et, d'un ton en tout point pareil à son air, avait répondu :
- C'est bien.
A neuf heures, nous l'avons dit, l'autel de la patrie était entièrement paré de son tapis, de ses rideaux, de sa nappe et de son tableau représentant saint Jean prêchant dans le désert.
Il ne manquait plus que les chandeliers, le tabernacle, la croix et les autres objets nécessaires au service divin.
A neuf heures et demie, ces différents objets n'étaient point encore apportés.
Le maire s'inquiéta.
Il envoya son secrétaire à l'église, afin de s'enquérir si l'on s'occupait du transport des vases sacrés.
Le secrétaire revint en disant qu'il avait trouvé l'église fermée à double tour.
Alors, il reçut l'ordre de courir jusque chez le bedeau – le bedeau devait naturellement être l'homme chargé de ce transport. Il trouva le bedeau la jambe étendue sur un tabouret, et faisant des grimaces de possédé.
Le malheureux porte-baleine s'était donné une entorse.
Le secrétaire reçut, alors, l'ordre de courir chez les chantres.
Tous deux avaient le corps dérangé. Pour se remettre, l'un avait pris un vomitif ; l'autre, un purgatif. Les deux médicaments opéraient de façon miraculeuse, et les deux malades espéraient être parfaitement remis le lendemain.
Le maire commença à soupçonner une conspiration. Il envoya son secrétaire chez l'abbé Fortier.
L'abbé Fortier avait été pris le matin même d'une attaque de goutte, et sa soeur tremblait que la goutte ne lui remontât dans l'estomac.
Dès lors, pour M. de Longpré, il n'y eut plus de doute. Non seulement l'abbé Fortier ne voulait pas dire la messe sur l'autel de la patrie, mais, en mettant hors de service le bedeau et les chantres, mais, en fermant toutes les portes de l'église, il empêchait qu'un autre prêtre, s'il s'en trouvait un là, par hasard, ne dît la messe à sa place.
La situation était grave.
A cette époque, on ne croyait pas encore que l'autorité civile, dans de grandes circonstances, pût se séparer de l'autorité religieuse, et qu'une fête quelconque pût aller sans messe.
Quelques années plus tard, on tomba dans l'excès contraire.
D'ailleurs, tous ces voyages du secrétaire ne s'étaient pas exécutés, allée et retour, sans que celui-ci commît quelques indiscrétions à l'endroit de l'entorse du bedeau, du vomitif du premier chantre, du purgatif du second, et de la goutte de l'abbé.
Une sourde rumeur commençait à courir dans la population.
On ne parlait pas moins que d'enfoncer les portes de l'église, pour y prendre les vases sacrés et les ornements du culte, et de traîner de force l'abbé Fortier à l'autel de la patrie.
M. de Longpré, homme essentiellement conciliateur, calma ces premiers mouvements d'effervescence, et offrit d'aller en ambassadeur trouver l'abbé Fortier.
En conséquence, il s'achemina vers la rue de Soissons, et frappa à la porte du digne abbé, aussi soigneusement verrouillée que celle de l'église.
Mais il eut beau frapper, la porte resta close.
M. de Longpré crut, alors, qu'il était nécessaire de requérir l'intervention de la force armée.
Il donna l'ordre de prévenir le maréchal des logis et le brigadier de la gendarmerie.
Tous deux étaient sur la grande place. Il accoururent à l'appel du maire.
Un immense concours de population les suivait.
Comme on n'avait ni baliste ni catapulte pour enfoncer la porte, on envoya tout simplement chercher un serrurier.
Mais, au moment où le serrurier mettait le crochet dans la serrure, la porte s'ouvrit, et l'abbé Fortier parut sur le seuil.
Non point tel que Coligny, demandant à ses assassins : « Mes frères, que me voulez-vous ?» Mais tel que Calchas, l'oeil en feu et le poil hérissé, ainsi que le dit Racine dans Iphigénie.
- Arrière ! cria-t-il en levant la main avec un geste menaçant ; arrière, hérétiques, impies, huguenots, relaps ! arrière, Amalécites, Sodomites, Gomorrhéens ! Débarrassez le seuil de l'homme du Seigneur !
Il y eut un grand murmure dans la foule, murmure qui n'était pas, il faut le dire, en faveur de l'abbé Fortier.
- Pardon, dit M. de Longpré avec sa voix douce à laquelle il avait donné l'accent le plus persuasif possible, pardon, monsieur l'abbé, nous désirons savoir seulement si vous voulez ou si vous ne voulez pas dire la messe sur l'autel de la patrie ?
- Si je veux dire la messe sur l'autel de la patrie ? s'écria l'abbé entrant dans une de ces saintes colères auxquelles il était si enclin ; si je veux sanctionner la révolte, la rébellion, l'ingratitude ? si je veux demander à Dieu de maudire la vertu et de bénir le péché ? Vous ne l'avez pas espéré, monsieur le maire ! Vous voulez savoir, oui ou non, si je dirai votre messe sacrilège ; eh bien, non ! non ! non ! je ne la dirai pas !
- C'est bien, monsieur l'abbé, répondit le maire ; vous êtes libre, et l'on ne peut par vous forcer.
- Ah ! c'est bien heureux, que je sois libre, dit l'abbé ; c'est bien heureux qu'on ne puisse pas me forcer... En vérité, vous êtes trop bon, monsieur le maire.
Et, avec un ricanement des plus insolents, il commença à repousser la porte au nez des autorités.
La porte allait présenter, comme on dit en langage vulgaire, son visage de bois à l'assemblée tout abasourdie, quand un homme s'élança hors de la foule, et, d'un puissant effort, rouvrit le battant, aux trois quarts fermé, et manqua de jeter l'abbé à la renverse, si vigoureux qu'il fût.
Cet homme, c'était Billot – Billot, pâle de colère, le front plissé, les dents grinçantes.
Billot, on se le rappelle, était philosophe ; en cette qualité, il détestait les prêtres, qu'il appelait des calotins et des fainéants.
Il se fit un silence profond. On comprit qu'il allait se passer quelque chose de terrible entre ces deux hommes.
Et, cependant, Billot, qui venait, pour repousser la porte, de déployer une si grande violence, Billot débuta d'une voix calme, presque douce :
- Pardon, monsieur le maire, demanda-t-il, comment avez-vous dit cela ? Vous avez dit... répétez donc, je vous prie... vous avez dit que, si M. l'abbé ne voulait pas célébrer l'office, on ne pouvait pas le forcer à le faire ?
- Oui, en effet, balbutia le pauvre M. de Longpré ; oui, je crois bien lui avoir dit cela.
- Ah ! c'est qu'alors vous avez avancé une grande erreur, monsieur le maire ; et, dans le temps où nous sommes, il est important que les erreurs ne se propagent pas.
- Arrière, sacrilège ! arrière, impie ! arrière, relaps ! arrière, hérétique ! cria l'abbé s'adressant à Billot.
- Oh ! dit Billot, monsieur l'abbé, taisons-nous, ou cela finira mal ; c'est moi qui vous en avertis. Je ne vous insulte pas, je discute. M. le maire croit qu'on ne peut pas vous forcer à dire la messe ; moi, je prétends qu'on peut vous y forcer.
- Ah ! manichéen ! s'écria l'abbé, ah ! parpaillot !...
- Silence ! dit Billot. Je le dis et je le prouve.
- Silence ! cria tout le monde, silence !
- Vous entendez, monsieur l'abbé, dit Billot avec le même calme, tout le monde est de mon avis. Je ne prêche pas aussi bien que vous ; mais il paraît que je dis des choses plus intéressantes, puisqu'on m'écoute.
L'abbé avait bien envie de répliquer par quelque nouvel anathème, mais cette voix puissante de la multitude lui imposait malgré lui.
- Parle ! parle ! fit-il d'un air railleur, nous allons voir ce que tu vas dire.
- Vous allez voir, en effet, monsieur l'abbé, dit Billot.
- Va donc, je t'écoute.
- Et vous faites bien.
Puis, jetant un regard de côté sur l'abbé, comme pour s'assurer que celui-ci allait se taire tandis qu'il parlerait :
- Je dis donc, continua Billot, une chose bien simple, c'est que quiconque reçoit un salaire est obligé, en échange de ce salaire, de faire le métier pour lequel il est payé.
- Ah ! dit l'abbé, je te vois venir.
- Mes amis, dit Billot avec la même douceur de voix, et en s'adressant aux deux ou trois cents spectateurs de cette scène, que préférez-vous, entendre les injures de M. l'abbé, ou écouter mes raisonnements ?
- Parlez ! monsieur Billot, parlez ! nous écoutons. Silence ! l'abbé, silence !
Billot, cette fois, se contenta de regarder l'abbé, et continua.
- Je disais donc que quiconque touche un salaire est obligé de faire le métier pour lequel il est payé. Par exemple, voici M. le secrétaire de la mairie, il est payé pour faire les écritures de M. le maire, pour porter ses messages, pour rendre les réponses de ceux auxquels ces messages sont adressés. M. le maire l'a envoyé chez vous, monsieur l'abbé, pour vous porter le programme de la fête ; eh bien, il ne lui serait pas venu dans l'idée de dire : « Monsieur le maire, je ne veux pas porter le programme de la fête à M. Fortier. » N'est-ce pas, monsieur le secrétaire, que cela ne vous serait pas venu dans l'idée ?
- Non, monsieur Billot, répondit naïvement le secrétaire, ma foi, non !
- Vous entendez, monsieur l'abbé ? dit Billot.
- Blasphémateur ! s'écria l'abbé.
- Silence ! dirent les assistants.
Billot poursuivit.
- Voici M. le maréchal des logis de la gendarmerie, qui est payé pour mettre le bon ordre là où le bon ordre est ou peut être troublé. Quand M. le maire a pensé tout à l'heure que le bon ordre pouvait être troublé par vous, monsieur l'abbé, et qu'il lui a fait dire de venir à son aide, M. le maréchal des logis n'a pas eu l'idée de lui répondre : « Monsieur le maire, rétablissez l'ordre comme vous l'entendrez, mais rétablissez-le sans moi. ? » Vous n'avez pas eu l'idée de lui répondre cela, n'est-ce pas, monsieur le maréchal des logis ?
- Ma foi, non ! c'était mon devoir de venir, dit simplement le maréchal des logis, et je suis venu.
- Vous entendez, monsieur l'abbé ? dit Billot.
L'abbé grinça des dents.
- Attendez, fit Billot. Voici un brave homme de serrurier. Son état, comme l'indique son nom, est de fabriquer et d'ouvrir ou de fermer les serrures. Tout à l'heure, M. le maire l'a envoyé chercher pour qu'il vint ouvrir votre porte. Il ne lui a pas pris un instant l'idée de répondre à M. le maire : « Je ne veux pas ouvrir la porte de M. Fortier. » N'est-ce pas, Picard que cette idée ne t'est pas venue ?
- Ma foi, non ! dit le serrurier ; j'ai pris mes crochets et je suis venu. Que chacun fasse son métier, et les vaches seront bien gardées.
- Vous entendez, monsieur l'abbé ? dit Billot.
L'abbé voulut l'interrompre, mais Billot l'arrêta d'un geste.
- Eh bien donc, continua-t-il, d'où vient, dites-moi cela, que vous qui êtes élu pour donner l'exemple, quand tout le monde fait son devoir ici, vous seul, entendez-vous bien, vous seul ne le faites pas ?
- Bravo, Billot ! bravo ! crièrent d'une seule voix les assistants.
- Non seulement vous seul ne le faites pas, répéta Billot, mais encore vous seul donnez l'exemple du désordre et du mal.
- Oh ! dit l'abbé Fortier comprenant qu'il fallait se défendre, l'Eglise est indépendante, l'Eglise n'obéit à personne, l'Eglise ne relève que d'elle même !
- Eh ! voilà justement le mal, dit Billot, c'est que vous faites un pouvoir dans le pays, un corps dans l'Etat. Vous êtes français ou étranger, vous êtes citoyen ou vous ne l'êtes pas ; si vous n'êtes pas citoyen, si vous n'êtes pas français, si vous êtes prussien, anglais ou autrichien, si c'est M. Pitt, M. Cobourg ou M. de Kaunitz qui vous paie, obéissez à M. Pitt, à M. Cobourg ou à M. de Kaunitz ; mais, si vous êtes français, si vous êtes citoyen, si c'est la nation qui vous paie, obéissez à la nation.
- Oui ! oui ! crièrent trois cents voix.
- Et, alors, dit Billot le sourcil froncé, l'oeil plein d'éclairs, et allongeant sa main puissante jusque sur l'épaule de l'abbé, et, alors, au nom de la nation, prêtre, je te somme de remplir ta mission de paix, et d'appeler les faveurs du ciel, les largesses de la Providence, la miséricorde du Seigneur sur tes concitoyens et sur ta patrie. Viens ! viens !
- Bravo ! Billot, vive Billot ! crièrent toutes les voix. A l'autel ! à l'autel, le prêtre !
Et, encouragé par ces acclamations, de son bras vigoureux, le fermier tira hors de la voûte protectrice de sa grande porte le premier prêtre peut-être qui, en France, eût donné aussi ouvertement le signal de la contre révolution.
L'abbé Fortier comprit qu'il n'y avait pas de résistance possible.
- Eh bien, oui, dit-il, le martyre... j'appelle le martyre, j'invoque le martyre, je demande le martyre !
Et il entonna à pleine voix le Libera nos, Domine !
C'était ce cortège étrange, qui s'avançait vers la grande place à travers les cris et les clameurs, dont le bruit était venu frapper Pitou au moment où celui-ci était tout près de s'évanouir sous les remerciements, les tendres paroles et la pression de main de Catherine.

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