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Chapitre LXIX
Ici l'on danse

Il y eut une heure d'immense joie dans cette multitude.
Mirabeau en oublia un instant la reine, Billot en oublia un instant Catherine.
Le roi se retira au milieu des acclamations universelles.
L'Assemblée regagna la salle de ses séances, accompagnée du même cortège qu'elle avait en arrivant.
Quant au drapeau donné par la ville de Paris aux vétérans de l'armée, il fut – dit l'Histoire de la Révolution par deux amis de la liberté, – il fut décrété qu'il resterait suspendu aux voûtes de l'Assemblée, comme un monument pour les législatures à venir de l'heureuse époque que l'on venait de célébrer, et comme un emblème propre à rappeler aux troupes qu'elles sont soumises aux deux pouvoirs, et qu'elles ne peuvent le déployer sans leur intervention mutuelle.
Chapelier, sur la proposition duquel fut rendu ce décret, prévoyait-il donc le 27 juillet, le 24 février et le 2 décembre ?
La nuit vint. La fête du matin avait été au Champ-de-Mars ; la fête du soir fut à la Bastille.
Quatre-vingt-trois arbres, autant qu'il y avait de départements, représentèrent, couverts de leurs feuilles, les huit tours de la forteresse sur les fondements desquelles ils étaient plantés. Des cordons de lumières couraient d'arbre en arbre ; au milieu s'élevait un mât gigantesque portant un drapeau sur lequel on lisait le mot Liberté. Près des fossés, dans une tombe laissée ouverte à dessein, étaient enterrés les fers, les chaînes, les grilles de la Bastille, et ce fameux bas-relief de l'horloge représentant des esclaves enchaînés. En outre, on avait laissé béants, en les éclairant d'une façon lugubre, ces cachots qui avaient absorbé tant de larmes et étouffé tant de gémissements ; enfin, lorsque, attiré par la musique qui retentissaient au milieu du feuillage, on pénétrait jusqu'à l'endroit où était autrefois la cour intérieure, on y trouvait une salle de bal ardemment éclairée, au-dessus de l'entrée de laquelle on lisait ces mots, qui n'étaient que la réalisation de la prédiction de Cagliostro :

          Ici l'on danse

A l'une des mille tables dressées autour de la Bastille, et sous cet ombrage improvisé qui représentait la vieille forteresse presque aussi exactement que les petites pierres taillées de M. l'architecte Palloy, deux hommes réparaient leurs forces épuisées par toute une journée de marches, de contremarches et de manoeuvres.
Ils avaient devant eux un énorme saucisson, un pain de quatre livres, et deux bouteilles de vin.
- Ah ! par ma foi ! dit, en vidant son verre d'un seul trait, le plus jeune des deux hommes, qui portait le costume de capitaine de la garde nationale, tandis que l'autre, plus âgé du double au moins, portait celui de fédéré – par ma foi ! c'est une bonne chose de manger quand on a faim et de boire quand on a soif.
Puis après une pause :
- Mais vous n'avez donc ni soif ni faim, vous, père Billot ? demanda-t-il.
- J'ai mangé et j'ai bu, répondit celui-ci, et je n'ai plus ni soif ni faim que d'une chose...
- De laquelle ?
- Je te dirai cela, ami Pitou, quand l'heure de me mettre à table sera venue.
Pitou ne vit point malice dans la réponse de Billot. Billot avait peu bu et peu mangé, malgré la fatigue de la journée et la faim qu'il faisait comme disait Pitou ; mais, depuis son départ de Villers-Cotterêts pour Paris, et pendant les cinq jours ou plutôt les cinq nuits de travail au Champ-de-Mars, Billot avait également très peu bu et très peu mangé.
Pitou savait que certaines indispositions, sans être autrement dangereuse, enlèvent momentanément l'appétit aux organisations les plus robustes, et, à chaque fois qu'il avait remarqué combien peu mangeait billot, il lui avait demandé, comme il venait de le faire, pourquoi il ne mangeait pas ; demande à laquelle Billot avait répondu qu'il n'avait pas faim ; réponse qui avait suffi à Pitou.
Seulement, il y avait une chose qui contrariait Pitou : ce n'était pas la sobriété d'estomac de Billot ; chacun est libre de manger peu ou point.
D'ailleurs, moins Billot mangeait, plus il en restait à Pitou. C'était la sobriété de paroles du fermier.
Quand Pitou mangeait en compagnie, Pitou aimait à parler ; il avait remarqué que, sans que la parole nuisît à la déglutition, elle aidait à la digestion, et cette remarque avait jeté de si profondes racines dans son esprit, que, quand Pitou mangeait seul, il chantait.
A moins que Pitou ne fût triste.
Mais Pitou n'avait aucun motif pour être triste, au contraire.
Sa vie d'Haramont, depuis un certain temps, était redevenue fort agréable. Pitou, on l'a vu, aimait ou plutôt adorait Catherine ; et j'invite le lecteur à prendre le mot à la lettre ; or, que faut-il à l'Italien ou à l'Espagnol qui adore la madone ? Voir la madone, s'agenouiller devant la madone, prier la madone...
Que faisait Pitou ?
Dès que la nuit était venue, il partait pour la pierre Clouïse ; il voyait Catherine ; il s'agenouillait devant Catherine ; il priait Catherine.
Et la jeune fille, reconnaissante de l'immense service que lui avait rendu Pitou, le laissait faire. Elle avait les yeux ailleurs, plus loin, plus haut !...
Seulement, de temps en temps, il y avait un petit sentiment de jalousie chez le brave garçon, quand il apportait de la poste une lettre d'Isidore pour Catherine, ou quand il portait à la poste une lettre de Catherine pour Isidore.
Mais, à tout prendre, cette situation était incomparablement meilleure que celle qui lui avait été faite à la ferme à son retour de Paris, lorsque Catherine, reconnaissant dans Pitou un démagogue, un ennemi des nobles et des aristocrates, l'avait mis à la porte en lui disant qu'il n'y avait pas d'ouvrage à la ferme pour lui.
Pitou, qui ignorait la grossesse de Catherine, ne faisait donc aucun doute que cette situation ne dût durer éternellement.
Aussi avait-il quitté Haramont avec grand regret, mais forcé par son grade supérieur de donner l'exemple du zèle, et avait-il pris congé de Catherine en la recommandant au père Clouïs, et en promettant de revenir le plus tôt possible.
Pitou n'avait donc rien laissé derrière lui qui pût le rendre triste.
A Paris, Pitou n'avait été se heurter contre aucun événement qui pût faire naître ce sentiment dans son coeur.
Il avait trouvé le docteur Gilbert, auquel il avait rendu compte de l'emploi de ses vingt-cinq louis, et rapporté les remerciements et les voeux des trente- trois gardes nationaux qu'à l'aide de ces vingt-cinq louis il avait vêtus, et le docteur Gilbert lui en avait donné vingt-cinq autres, pour être appliqués, non plus, cette fois, aux besoins exclusifs de la garde nationale, mais, en même temps, aux siens propres.
Pitou avait accepté simplement et naïvement les vingt-cinq louis.
Puisque M. Gilbert, qui était un dieu pour lui, donnait, il n'y avait pas de mal à recevoir.
Quand Dieu donnait la pluie ou le soleil, il n'était jamais venu à Pitou cette idée de prendre un parapluie ou un parasol pour repousser les dons de Dieu.
Non, il avait accepté l'un et l'autre, et, comme les fleurs, comme les plantes, comme les arbres, il s'en était toujours bien trouvé.
En outre, après avoir réfléchi un instant, Gilbert avait relevé sa belle tête pensive, et lui avait dit :
- Je crois, mon cher Pitou, que Billot a beaucoup de choses à me raconter ; ne voudrais-tu pas, pendant que je causerai avec Billot, faire une visite à Sébastien ?
- Oh ! si fait, monsieur Gilbert, s'écria Pitou en frappant ses deux mains l'une contre l'autre comme un enfant : j'en avais grande envie, à part moi, mais je n'osais pas vous en demander la permission.
Gilbert réfléchit encore un instant.
Puis, prenant une plume, il écrivit quelques mots qu'il plia en lettre, et qu'il adressa à son fils.
- Tiens, dit-il, prends une voiture et va trouver Sébastien ; probablement, d'après ce que je lui écris, aura-t-il une visite à faire ; tu le conduiras où il doit aller, n'est-ce pas, mon cher Pitou ? et tu l'attendras à la porte. Peut-être te fera-t-il attendre une heure, peut-être davantage ; mais je connais ta complaisance, tu te diras que tu me rends un service, et tu ne t'ennuieras pas.
- Oh ! non, soyez tranquille, dit Pitou, je ne m'ennuie jamais, monsieur Gilbert ; d'ailleurs, je prendrai, en passant devant un boulanger, un bon morceau de pain, et, si je m'ennuie dans la voiture, je mangerai.
- Bon moyen ! avait répondu Gilbert ; seulement, Pitou, ceci soit dit comme hygiène, avait-il ajouté en souriant, il ne faut pas manger de pain sec, et il est bon de boire en mangeant
- Alors, avait repris Pitou, j'achèterai, en outre du morceau de pain, un morceau de fromage de cochon et une bouteille de vin.
- Bravo ! s'était écrié Gilbert.
Et, sur cet encouragement, Pitou était descendu, avait pris un fiacre, s'était fait conduire au collège Saint-Louis, avait demandé Sébastien, qui se promenait dans le jardin réservé, l'avait enlevé dans ses bras comme Hercule fait de Télèphe, l'avait embrassé tout à son aise, puis, en le reposant à terre, lui avait remis la lettre de son père.
Sébastien avait d'abord baisé la lettre avec ce doux respect et ce tendre amour qu'il avait pour son père ; puis, après un instant de réflexion :
- Pitou, demanda-t-il, mon père ne t'a-t-il pas dit que tu devais me conduire quelque part ?
- Si cela te convenait d'y aller ?
- Oui, oui, dit vivement l'enfant, oui, cela me convient, et tu diras à mon père que j'ai accepté avec empressement.
- Bon, dit Pitou, il paraît que c'est un endroit où tu t'amuses.
- C'est un endroit où je n'ai été qu'une fois, mais où je suis heureux de retourner.
- En ce cas, dit Pitou, il n'y a qu'à prévenir l'abbé Bérardier que tu sors ; nous avons un fiacre à la porte. et je t'emmène.
- Eh bien, pour ne pas perdre de temps, mon cher Pitou, dit le jeune homme, porte toi-même à l'abbé ce petit mot de mon père, je fais un peu de toilette, et je te rejoins dans la cour.
Pitou porta son petit mot au directeur des études, prit un exeat, et descendit dans la cour.
L'entrevue avec l'abbé Bérardier avait amené une certaine satisfaction d'amour-propre chez Pitou ; il s'était fait reconnaître pour ce pauvre paysan coiffé d'un casque, armé d'un sabre, et légèrement privé de culotte, qui, le jour même de la prise de la Bastille, il y avait un an, avait fait émeute dans le collège, à la fois par les armes qu'il avait et par le vêtement qui lui manquait. Aujourd'hui, il s'y présentait avec le chapeau à trois cornes, l'habit bleu, le revers blanc, la culotte courte, les épaulettes de capitaine sur l'épaule ; aujourd'hui, il s'y présentait avec cette confiance en soi-même que donne la considération dont vous entourent vos concitoyens ; aujourd'hui, il s'y présentait comme député à la fédération ; il avait donc droit à toutes sortes d'égards.
Aussi l'abbé Bérardier eut-il pour Pitou toutes sortes d'égards.
Presque en même temps que Pitou descendait l'escalier du directeur des études, Sébastien, qui avait chambre à part, descendait l'escalier de sa chambre.
Ce n'était plus un enfant que Sébastien ; c'était un charmant jeune homme de seize à dix-sept ans, dont les beaux cheveux châtains encadraient le visage, et dont les yeux bleus lançaient ces premières flammes juvéniles, dorées comme les rayons du jour naissant.
- Me voilà, dit-il tout joyeux à Pitou, partons.
Pitou le regarda avec une si grande joie mêlée à un si grand étonnement, que Sébastien fut obligé de répéter une seconde fois son invitation.
A cette seconde fois, Pitou suivit le jeune homme.
Arrivé à la grille :
- Ah çà ! dit Pitou à Sébastien, tu sais que j'ignore où nous allons ; c'est donc à toi de donner l'adresse.
- Sois tranquille, dit Sébastien.
Et, s'adressant au cocher :
- Rue Coq-Héron, n° 9, à la première porte cochère en entrant par la rue Coquillière.
Cette adresse ne disait absolument rien à Pitou. Aussi Pitou monta-t-il dans la voiture derrière Sébastien sans faire aucune observation.
- Mais, mon cher Pitou, dit Sébastien, si la personne chez qui je vais est chez elle, probablement y resterai-je une heure, et peut-être davantage.
- Ne t'inquiète pas de cela, Sébastien, dit Pitou en ouvrant sa grande bouche pour rire joyeusement, le cas est prévu. Hé ! cocher ! arrêtez.
En effet, on passait devant un boulanger ; le cocher s'arrêta, Pitou descendit, acheta un pain de deux livres, et remonta dans le fiacre.
Un peu plus loin, Pitou arrêta le cocher une seconde fois.
C'était devant un cabaret.
Pitou descendit, acheta une bouteille de vin, et reprit sa place près de Sébastien.
Enfin, Pitou arrêta le cocher une troisième fois ; c'était devant un charcutier.
Pitou descendit et acheta un quart de fromage de cochon.
- Là, maintenant, dit-il, allez sans vous arrêter rue Coq-Héron, j'ai tout ce qu'il me faut.
- Bon ! dit Sébastien, je comprends ton affaire à présent, et je suis tout à fait tranquille.
La voiture roula jusqu'à la rue Coq-Héron, et ne s'arrêta qu'au numéro 9.
A mesure qu'il approchait de cette maison, Sébastien paraissait pris d'une agitation fébrile qui allait croissant. Il se tenait debout dans le fiacre, passait la tête par la portière, et criait au cocher sans que cette invitation – il faut le dire en l'honneur du cocher et de ses deux rosses – fît faire un pas plus vite au fiacre :
- Allez donc, cocher, mais allez donc !
Cependant, comme il faut que chaque chose atteigne son but, le ruisseau la rivière, la rivière le fleuve, le fleuve l'Océan, le fiacre atteignit la rue Coq Héron, et s'arrêta, comme nous avons dit, au numéro 9.
Aussitôt, sans attendre l'aide du cocher, Sébastien ouvrit la portière embrassa une dernière fois Pitou, sauta à terre, sonna vivement à la porte, qui s'ouvrit, demanda au concierge Mme la comtesse de Charny et, avant qu'il lui eût répondu, s'élança vers le pavillon.
Le concierge, qui vit un charmant enfant beau et bien mis, n'essaya pas même de l'arrêter, et, comme la comtesse était chez elle, il se contenta de refermer la porte après s'être assuré que personne ne suivait l'enfant, et ne désirait entrer avec lui.
Au bout de cinq minutes, pendant que Pitou entamait de son couteau le quart de fromage de cochon, tenait entre ses genoux sa bouteille débouchée, et mordait à belles dents le pain tendre à la croûte croquante, la portière du fiacre s'ouvrit, et le concierge, son bonnet à la main, adressa à Pitou ces paroles, qu'il lui fit répéter deux fois :
- Mme la comtesse de Charny prie M. le capitaine Pitou de lui faire l'honneur d'entrer chez elle, au lieu d'attendre M. Sébastien dans le fiacre.
Pitou, nous l'avons dit, se fit répéter ces paroles deux fois mais, comme, à la seconde, il n'y avait pas moyen de s'y méprendre, force lui fut, avec un soupir, d'avaler sa bouchée, de restituer au panier qui l'enveloppait la partie du fromage de cochon qu'il avait déjà séparée du tout, et d'accoter proprement sa bouteille dans l'angle du fiacre, afin que le vin ne s'en échappât point.
Puis, tout étourdi de l'aventure, il suivit le concierge. Mais son étourdissement redoubla quand il se vit attendu dans l'antichambre par une belle dame qui, serrant Sébastien sur sa poitrine, et tendant la main, lui dit, à lui Pitou :
- Monsieur Pitou, vous venez de me faire une joie si grande et si inespérée en m'amenant Sébastien, que j'ai voulu vous remercier moi-même.
Pitou regardait, Pitou balbutiait, mais Pitou laissait la main de la belle dame étendue vers lui.
- Prends cette main et baise-la, Pitou, dit Sébastien ; ma mère le permet.
- Ta mère ? dit Pitou.
Sébastien fit de la tête un signe d'affirmation.
- Oui, sa mère, dit Andrée, le regard rayonnant de joie ; sa mère, à laquelle vous l'avez ramené, après neuf mois d'absence ; sa mère, qui ne l'avait vu qu'une fois, et qui, dans l'espérance que vous le lui ramènerez encore, ne veut pas avoir de secret pour vous, quoique ce secret dût être sa perte s'il était connu.
Chaque fois qu'on s'adressait au coeur ou à la loyauté de Pitou, on était sûr que le brave garçon perdait à l'instant même tout trouble et toute hésitation.
- Oh ! madame ! s'écria-t-il en saisissant la main que la comtesse de Charny lui tendait, et en la baisant, soyez tranquille, votre secret est là.
Et, se relevant, il posa avec une certaine dignité sa main sur son coeur.
- Maintenant, monsieur Pitou, poursuivit la comtesse, mon fils m'a dit que vous n'aviez pas déjeuné ; entrez dans la salle à manger, et, pendant que je causerai avec Sébastien – vous voudrez bien accorder ce bonheur à une mère, n'est-ce pas ? – On vous servira et vous réparerez le temps perdu.
Et, saluant Pitou d'un de ces regards qu'elle n'avait jamais eus pour les plus riches seigneurs de la cour de Louis XV ou de la cour de Louis XVI, elle entraîna Sébastien à travers le salon jusque dans sa chambre à coucher, laissant Pitou, assez étourdi encore, attendre dans la salle à manger l'effet de la promesse qui venait de lui être faite.
Au bout de quelques instants, cette promesse était remplie. Deux côtelettes, un poulet froid, et un pot de confitures étaient dressés sur la table, près d'une bouteille de vin de Bordeaux, d'un verre à pied de cristal de Venise fin comme de la mousseline, et d'une pile d'assiettes de porcelaine de Chine.
Malgré l'élégance du service, nous n'oserions dire que Pitou ne regretta point son pain de deux livres, son fromage de cochon, et sa bouteille de vin au cachet vert.
Comme il entamait son poulet après avoir absorbé ses deux côtelettes, la porte de la salle à manger s'ouvrit, et un jeune gentilhomme parut, s'apprêtant à traverser cette salle pour gagner le salon.
Pitou leva la tête, le jeune gentilhomme baissa les yeux, tous deux se reconnurent en même temps, et en même temps poussèrent ce double cri de reconnaissance :
- M. le vicomte de Charny !
- Ange Pitou !
Pitou se leva, son coeur battait violemment ; la vue du jeune homme lui rappelait les émotions les plus douloureuses qu'il eût jamais éprouvées.
Quant à Isidore, la vue de Pitou ne lui rappelait absolument rien, que les obligations que Catherine lui avait dit avoir au brave garçon.
Il ignorait, et n'avait pas même l'idée de supposer cet amour profond de Pitou pour Catherine ; amour dans lequel Pitou avait eu la force de puiser son dévouement. En conséquence, il vint droit à Pitou, dans lequel, malgré son uniforme et sa double épaulette, l'habitude lui faisait voir le paysan d'Haramont, le collecteur de la Bruyère-aux-Loups, le garçon de ferme de Billot.
- Ah ! c'est vous, monsieur Pitou, dit-il ; enchanté de vous rencontrer pour vous faire tous mes remerciements sur les services que vous nous avez rendus.
- Monsieur le vicomte, dit Pitou d'une voix assez ferme, quoiqu'il sentît tout son corps frissonner, ces services, je les ai rendus en vue de Mlle Catherine, et à elle seule.
- Oui, jusqu'au moment où vous avez su que je l'aimais ; depuis ce moment, je dois donc prendre ma part de ces services, et, comme, tant pour recevoir mes lettres que pour faire bâtir cette petite maison de la pierre Clouïse, vous avez dû dépenser quelque chose...
Et Isidore porta la main à sa poche, comme pour interroger par une démonstration la conscience de Pitou.
Mais celui-ci l'arrêta :
- Monsieur, dit-il avec une dignité qu'on était parfois étonné de trouver en lui, je rends des services quand je puis, mais je ne les fais pas payer ; d'ailleurs, je vous le répète, ces services, je les ai rendus à Mlle Catherine. Mlle Catherine est mon amie ; si elle croit me devoir quelque chose, elle réglera cette dette envers moi ; mais, vous, monsieur, vous ne me devez rien, car j'ai tout fait pour Mlle Catherine, et rien pour vous ; vous n'avez donc rien à m'offrir.
Ces paroles, et surtout le ton dont elles étaient dites frappèrent Isidore ; peut-être fut-ce alors seulement qu'il s'aperçut que celui qui les prononçait était vêtu d'un habit d'uniforme et portait des épaulettes de capitaine.
- Si fait, monsieur Pitou, insista Isidore en inclinant légèrement la tête, je vous dois quelque chose, et j'ai quelque chose à vous offrir. Je vous dois mes remerciements, et j'ai à vous offrir ma main ; j'espère que vous me ferez le plaisir d'accepter les uns et l'honneur de toucher l'autre.
Il y avait une telle grandeur de façons dans la réponse d'Isidore et dans le geste qui l'accompagnait, que Pitou, vaincu, étendit la main, et du bout des doigts toucha les doigts d'Isidore.
En ce moment, la comtesse de Charny parut sur le seuil de la porte du salon.
- Monsieur le vicomte, dit-elle, vous m'avez fait demander, me voici.
Isidore salua Pitou et se rendit à l'invitation de la comtesse en passant au salon.
Seulement, comme il allait repousser la porte du salon, sans doute pour se trouver seul avec la comtesse, Andrée retint cette porte, qui demeura entrebâillée.
L'intention de la comtesse était visiblement que cela fût ainsi.
Pitou put donc entendre ce qui se disait dans le salon.
Il remarqua que la porte du salon parallèle à la sienne, et qui était celle de la chambre à coucher, était ouverte aussi ; de sorte que, bien qu'il fût invisible, Sébastien pourrait entendre ce qui allait se dire entre la comtesse et le vicomte, comme il pourrait l'entendre lui-même.
- Vous m'avez fait demander, monsieur ? dit la comtesse à son beau-frère. Puis-je savoir ce qui me vaut la bonne fortune de votre visite ?
- Madame, dit Isidore, j'ai reçu hier des nouvelles d'Olivier ; comme il l'avait fait dans les autres lettres que j'ai reçues de lui, il me charge de mettre ses souvenirs à vos pieds ; il ne sait encore l'époque de son retour, et sera heureux, me dit-il, d'avoir de vos nouvelles, soit que vous vouliez bien me remettre une lettre pour lui, soit que simplement vous me chargiez de vos compliments.
- Monsieur, dit la comtesse, je n'ai pas pu répondre jusqu'aujourd'hui à la lettre que M. de Charny m'a écrite en partant, puisque j'ignore où il est ; mais je profiterai volontiers de votre entremise, pour lui présenter les devoirs d'une femme soumise et respectueuse. Demain donc, si vous voulez faire prendre une lettre pour M. de Charny, je tiendrai cette lettre prête et à son intention.
- Ecrivez toujours la lettre, madame, dit Isidore ; seulement, au lieu de venir la prendre demain, je la viendrai prendre dans cinq ou six jours ; j'ai à faire un voyage d'absolue nécessité ; le temps qu'il durera, je l'ignore ; mais, à peine de retour, je viendrai vous présenter mes hommages, et prendre vos commissions.
Et Isidore salua la comtesse, qui lui rendit son salut, et sans doute lui indiqua une autre sortie ; car, pour se retirer, il ne traversa point la salle à manger, où Pitou, après avoir eu raison du poulet comme il avait eu raison des deux côtelettes, commençait à attaquer le pot de confitures.
Le pot de confitures était achevé depuis longtemps, et net comme le verre dans lequel Pitou venait de boire les dernières gouttes de sa bouteille de vin de Bordeaux, lorsque la comtesse reparut ramenant Sébastien.
Il eût été difficile de reconnaître la sévère Mlle de Taverney ou la grave comtesse de Charny dans la jeune mère aux yeux resplendissants de joie, à la bouche éclairée d'un ineffable sourire, qui reparaissait appuyée sur son enfant ; ses joues pâles avaient pris, sous des larmes d'une douceur inconnue et versées pour la première fois, une teinte rosée qui étonnait Andrée elle- même, que l'amour maternel, c'est-à-dire la moitié de l'existence de la femme, venait de faire rentrer en elle pendant ces deux heures passées avec son enfant.
Elle couvrit encore une fois de baisers le visage de Sébastien ; puis elle le remit à Pitou en serrant la rude main du brave garçon entre ses mains blanches, qui semblaient du marbre réchauffé et amolli.
Sébastien, de son côté, embrassait Andrée avec cette ardeur qu'il mettait à tout ce qu'il faisait, et qu'avait pu seule, à l'endroit de sa mère, refroidir pour un instant cette imprudente exclamation qu'Andrée n'avait pu retenir, lorsqu'il lui avait parlé de Gilbert.
Mais, pendant sa solitude au collège Saint-Louis, pendant ses promenades dans le jardin réservé, le doux fantôme maternel avait reparu ; et l'amour était rentré peu à peu au coeur de l'enfant, de sorte que, lorsque était arrivée à Sébastien cette lettre de Gilbert qui lui permettait d'aller, sous la conduite de Pitou, passer une heure ou deux avec sa mère, cette lettre avait comblé les plus secrets et les plus tendres désirs de l'enfant.
C'était une délicatesse de Gilbert qui avait tant retardé cette entrevue ; il comprenait que, conduisant lui-même Sébastien chez Andrée, il lui enlevait par sa présence la moitié du bonheur qu'elle avait à voir son fils, et, en l'y faisant conduire par un autre que Pitou, ce bon coeur et cette âme naïve, il compromettait un secret qui n'était pas le sien.
Pitou prit congé de la comtesse de Charny sans faire une question, sans jeter un regard de curiosité sur ce qui l'entourait, et, traînant Sébastien, qui, à moitié tourné en arrière, échangeait des baisers avec sa mère, il regagna le fiacre, où il retrouva son pain, son fromage de cochon enveloppé de papier, et sa bouteille de vin accotée dans son coin.
Pas plus en cela que dans son voyage de Villers-Cotterêts, il n'y avait rien encore qui pût attrister Pitou.
Dès le soir, Pitou avait été travailler au Champ-de-Mars ; il y était retourné le lendemain et les jours suivants ; il y avait reçu force compliments de M. Maillard, qui l'avait reconnu, et de M. Bailly, à qui il s'était fait connaître ; il avait retrouvé là MM. Elie et Hullin, vainqueurs de la Bastille comme lui, et il avait vu sans envie la médaille qu'ils portaient à leur boutonnière, et à laquelle lui et Billot avaient autant de droits que qui que ce fût au monde. Enfin, le fameux jour venu, il avait été dès le matin prendre son rang avec Billot à la porte Saint-Denis. Il avait, au bout de trois cordes différentes, décroché un jambon, un pain et une bouteille de vin. Il était arrivé à la hauteur de l'autel de la Patrie, où il avait dansé une farandole, tenant d'une main une actrice de l'Opéra et de l'autre une religieuse bernardine. A l'entrée du roi, il était allé reprendre son rang, et il avait eu la satisfaction de se voir représenté par La Fayette, ce qui était un grand honneur pour lui, Pitou ; puis, les serments prêtés, les coups de canon tirés, les fanfares jetées dans les airs, quand La Fayette avait passé avec son cheval blanc entre les rangs de ses chers camarades, il avait eu la joie d'être reconnu par lui, et d'avoir part à une des trente ou quarante mille poignées de main que le général avait distribuées dans la journée ; après quoi, il avait quitté le Champ-de-Mars avec Billot ; s'était arrêté à regarder les jeux, les illuminations et les feux d'artifice des Champs-Elysées. Puis, il avait suivi les boulevards ; puis, pour ne rien perdre des divertissements de ce grand jour, au lieu d'aller se coucher comme tel autre à qui les jambes eussent rentré dans le ventre après une pareille fatigue, lui, qui ne savait pas ce que c'était que d'être fatigué, il était venu à la Bastille, où il avait trouvé, dans la tour du coin, une table inoccupée sur laquelle il avait fait apporter, comme nous l'avons dit, deux livres de pain, deux bouteilles de vin et un saucisson.
Pour un homme qui ignorait qu'en annonçant à Mme de Charny une absence de sept ou huit jours, c'était à Villers-Cotterêts qu'Isidore allait passer ces sept ou huit jours ; pour un homme qui ignorait que, six jours auparavant, Catherine était accouchée d'un garçon, qu'elle avait quitté la petite maison de la pierre Clouïse dans la nuit, qu'elle était arrivée le matin à Paris avec Isidore, et qu'elle avait poussé un cri et s'était rejetée dans la voiture en l'apercevant, lui et Billot, à la porte Saint-Denis, il n'y avait rien de bien triste, au contraire, dans ce travail au Champ-de-Mars, dans cette rencontre de M. Maillard, de M. Bailly, de M. Elie, et de M. Hullin ; dans cette farandole dansée entre une actrice de l'Opéra et une religieuse bernardine ; dans cette reconnaissance de La Fayette ; dans cette poignée de main qu'il avait eu l'honneur de recevoir de lui ; enfin, dans ces illuminations, ces feux d'artifice, cette Bastille factice et cette table chargée d'un pain, d'un saucisson et de deux bouteilles de vin.
La seule chose qui eût pu attrister Pitou dans tout cela, c'était la tristesse de Billot.

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