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Chapitre XCVI
Les amis de Bussy

Si les amis du roi avaient passé la nuit à dormir tranquillement, ceux du duc d'Anjou avaient pris la même précaution.
A la suite d'un bon souper auquel ils s'étaient réunis d'eux-mêmes, sans le conseil ni la présence de leur patron, qui ne prenait pas de ses favoris les mêmes inquiétudes que le roi prenait des siens, ils se couchèrent dans de bons lits, chez Antraguet dont la maison avait été choisie comme lieu de réunion, se trouvant la plus proche du champ de bataille.
Un écuyer, celui de Ribeirac, grand chasseur et l'habile armurier, avait passé toute la journée à nettoyer, fourbir et aiguiser les armes.
Il fut en outre chargé de réveiller les jeunes gens au point du jour ; c'était son habitude tous les matins de fête, de chasse ou de duel.
Antraguet, avant de souper, s'en était allé voir, rue Saint-Denis, une petite marchande qu'il idolâtrait, et qu'on n'appelait dans tout le quartier que la belle imagière. Ribeirac avait écrit à sa mère, Livarot avait fait son testament.
A trois heures sonnant, c'est-à-dire quand les amis du roi s'éveillaient à peine, ils étaient déjà tous sur pied, frais, dispos et armés de bonne sorte.
Ils avaient pris des caleçons et des bas rouges pour que leurs ennemis ne vissent par leur sang, et que ce sang ne les effrayât point eux-mêmes : ils avaient des pourpoints de soie grise, afin, si l'on se battait tout habillé, qu'aucun pli ne gênât leurs mouvements ; enfin, ils étaient chaussés de souliers sans talons, et leurs pages portaient leurs épées, pour que leur bras et leur épaule n'éprouvassent aucune fatigue.
C'était un admirable temps pour l'amour, pour la bataille ou pour la promenade : le soleil dorait le pignon des toits sur lesquels fondait étincelante la rosée de la nuit.
Une senteur âcre et délicieuse en même temps montait des jardins et se répandait par les rues. Le pavé était sec et l'air vif.
Avant de sortir de la maison, les jeunes gens avaient fait demander au duc d'Anjou des nouvelles de Bussy.
On leur avait fait répondre qu'il était sorti la veille à dix heures du soir, et qu'il n'était pas rentré depuis.
Le messager s'informa s'il était sorti seul et armé.
Il apprit qu'il était sorti accompagné de Remy, et que tous deux avaient leur épée.
Au reste, on n'était point inquiet chez le comte, il faisait souvent des absences semblables ; puis on le savait si fort, si brave et si adroit que ses absences, même prolongées, causaient peu d'inquiétudes.
Les trois amis se firent répéter tous ces détails.
- Bon, dit Antraguet, n'avez-vous pas entendu dire, messieurs, que le roi avait commandé une grande chasse au cerf dans la forêt de Compiègne, et que M. de Monsoreau avait à cet effet dû partir hier.
- Oui, répondirent les jeunes gens.
- Alors je sais où il est : tandis que le grand veneur détourne le cerf, lui chasse la biche du grand veneur. Soyez tranquilles, messieurs, il est plus près du terrain que nous, et il y sera avant nous.
- Oui, dit Livarot, mais fatigué, harassé, n'ayant pas dormi.
Antraguet haussa les épaules.
- Est-ce que Bussy se fatigue ? répliqua-t-il. Allons ! en route, en route, messieurs, nous le prendrons en passant.
Tous se mirent en marche.
C'était juste le moment où Henri distribuait les épées à leurs ennemis ; ils avaient donc dix minutes à peu près d'avance sur eux.
Comme Antraguet demeurait vers Saint-Eustache, ils prirent la rue des Lombards, la rue de la Verrerie et enfin la rue Saint-Antoine.
Toutes ces rues étaient désertes. Les paysans qui venaient de Montreuil, de Vincennes ou de Saint-Maur-les-Fossés avec leur lait et leurs légumes, et qui dormaient sur leurs chariots ou sur leurs mules, étaient seuls admis à voir cette fière escouade de trois vaillants hommes suivis de leurs pages et de leurs écuyers.
Plus de bravades, plus de cris, plus de menaces ; lorsqu'on se bat pour tuer ou pour être tué, qu'on sait que le duel de part et d'autre sera acharné, mortel, sans miséricorde, on réfléchit ; les plus étourdis des trois étaient, ce matin-là, les plus rêveurs.
En arrivant à la hauteur de la rue Sainte-Catherine, tous trois portèrent, avec un sourire qui indiquait qu'une même pensée les tenait en ce moment, leurs yeux vers la petite maison de Monsoreau.
- On verra bien de là, dit Antraguet, et je suis sûr que la pauvre Diane viendra plus d'une fois à sa fenêtre.
- Tiens ! dit Ribeirac, elle y est déjà venue, ce me semble.
- Pourquoi cela ?
- Elle est ouverte.
- C'est vrai. Mais pourquoi cette échelle dressée devant la fenêtre, quand le logis a des portes ?
- En effet, c'est bizarre, dit Antraguet.
Tous trois s'approchèrent de la maison, avec le pressentiment intérieur qu'ils marchaient à quelque grave révélation.
- Et nous ne sommes pas les seuls à nous étonner, dit Livarot ; voyez ces paysans qui passent et qui se dressent dans leur voiture pour regarder.
Les jeunes gens arrivèrent sous le balcon.
Un maraîcher y était déjà et semblait examiner la terre.
- Eh ! seigneur de Monsoreau, cria Antraguet, venez-vous nous voir ? en ce cas dépêchez-vous, car nous tenons à arriver les premiers.
Ils attendirent, mais inutilement.
- Personne ne répond, dit Ribeirac ; mais pourquoi, diable ! cette échelle ?
- Eh ! manant, dit Livarot au maraîcher, que fais-tu là ? Est-ce que c'est toi qui as dressé cette échelle ?
- Dieu m'en garde ! messieurs, répondit-il.
- Et pourquoi cela ? demanda Antraguet.
- Regardez donc là-haut.
Tous trois levèrent la tête.
- Du sang ! s'écria Ribeirac.
- Ma foi, oui, du sang, dit le villageois, et qui est bien noir, même.
- La porte a été forcée, dit en même temps le page d'Antraguet.
Antraguet jeta un coup d'oeil de la porte à la fenêtre, et, saisissant l'échelle, il fut sur le balcon en une seconde.
Il plongea son regard dans la chambre.
- Qu'y a-t-il donc ? demandèrent les autres, qui le virent chanceler et pâlir.
Un cri terrible fut sa seule réponse.
Livarot était monté derrière lui.
- Des cadavres ! la mort, la mort partout ! s'écria le jeune homme.
Et tous deux entrèrent dans la chambre.
Ribeirac resta en bas, de peur de surprise.
Pendant ce temps, le maraîcher arrêtait, par ses exclamations, tous les passants.
La chambre portait partout les traces de l'horrible lutte de la nuit. Les taches, ou plutôt une rivière de sang s'était étendue sur le carreau. Les tentures étaient hachées de coups d'épées et de balles de pistolets. Les meubles gisaient brisés et rouges, dans des débris de chair et de vêtements.
- Oh ! Remy, le pauvre Remy ! dit tout à coup Antraguet.
- Mort ? demanda Livarot.
- Déjà froid.
- Mais il faut donc, s'écria Livarot, qu'un régiment de reîtres ait passé par cette chambre.
En ce moment Livarot vit la porte du corridor ouverte ; des traces de sang indiquaient que de ce côté aussi avait eu lieu la lutte ; il suivit les terribles vestiges et vint jusqu'à l'escalier.
La cour était vide et solitaire.
Pendant ce temps, Antraguet, au lieu de le suivre, prenait le chemin de la chambre voisine ; il y avait du sang partout ; le sang conduisait à la fenêtre.
Il se pencha sur son appui et plongea son oeil effrayé sur le petit jardin.
Le treillage de fer retenait encore le cadavre livide et raide du malheureux Bussy.
A cette vue, ce ne fut pas un cri, mais un rugissement qui s'échappa de la poitrine d'Antraguet.
Livarot accourut.
- Regarde, dit Antraguet, Bussy mort.
- Bussy assassiné, précipité par une fenêtre.
Entre, Ribeirac, entre.
Pendant ce temps, Livarot s'élançait dans la cour et rencontrait au bas de l'escalier Ribeirac qu'il emmenait avec lui.
Une petite porte qui communiquait de la cour au petit jardin leur donna passage.
- C'est bien lui, s'écria Livarot.
- Il a le poing haché, dit Ribeirac.
- Il a deux balles dans la poitrine.
- Il est criblé de coups de dague.
- Ah ! pauvre Bussy, hurlait Antraguet ; vengeance ! vengeance !
En se retournant, Livarot heurta un second cadavre.
- Monsoreau ! cria-t-il.
- Quoi ! Monsoreau aussi ?
- Oui, Monsoreau percé comme un crible, et qui a eu la tête brisée sur le pavé.
- Ah çà ! mais on a donc assassiné tous nos amis, cette nuit !
- Et sa femme, sa femme, cria Antraguet ; Diane, madame Diane !
Personne ne répondit, excepté la populace qui commençait à fourmiller autour de la maison.
C'est en ce moment que le roi et Chicot arrivaient à la hauteur de la rue Sainte-Catherine, et se détournaient pour éviter le rassemblement.
- Bussy ! pauvre Bussy, s'écriait Ribeirac désespéré.
- Oui, dit Antraguet : on a voulu se défaire du plus terrible de nous tous.
- C'est une lâcheté ! c'est une infamie ! crièrent les deux autres jeunes gens.
- Allons nous plaindre au duc, cria l'un d'eux.
- Non pas, dit Antraguet, ne chargeons personne du soin de notre vengeance ; nous serions mal vengés, ami : attends-moi.
En une seconde il descendit et rejoignit Livarot et Ribeirac.
- Mes amis, dit-il, regardez cette noble figure du plus brave des hommes, voyez les gouttes encore vermeilles de son sang ; celui-là nous donne l'exemple : celui-là ne chargeait personne du soin de le venger... Bussy ! Bussy ! nous ferons comme toi et sois tranquille, nous nous vengerons.
En disant ces mots il se découvrit, posa ses lèvres sur les lèvres de Bussy, et, tirant son épée, il la trempa dans son sang.
- Bussy, dit-il, je jure sur ton cadavre que ce sang sera lavé dans le sang de tes ennemis !
- Bussy, dirent les autres, nous jurons de tuer ou de mourir !
- Messieurs, dit Antraguet remettant son épée au fourreau, pas de merci, pas de miséricorde, n'est-ce pas ?
Les deux jeunes gens étendirent la main sur le cadavre :
- Pas de merci, pas de miséricorde, répétèrent-ils.
- Mais, dit Livarot, nous ne serons plus que trois contre quatre.
- Oui, mais nous n'aurons assassiné personne, nous, dit Antraguet, et Dieu fera forts ceux qui sont innocents. Adieu, Bussy !
- Adieu, Bussy ! répétèrent les deux autres compagnons.
Et ils sortirent, l'effroi dans l'âme et la pâleur au front, de cette maison maudite.
Ils y avaient trouvé, avec l'image de la mort, ce désespoir profond qui centuple les forces ; ils y avaient recueilli cette indignation généreuse qui rend l'homme supérieur à son essence mortelle.
Ils percèrent avec peine la foule, tant en un quart d'heure la foule était devenue considérable.
En arrivant sur le terrain, ils trouvèrent leurs ennemis qui les attendaient, les uns assis sur des pierres, les autres pittoresquement campés sur les barrières de bois.
Ils firent les derniers pas en courant, honteux d'arriver les derniers.
Les quatre mignons avaient avec eux quatre écuyers.
Leurs quatre épées, posées à terre, semblaient attendre et se reposer comme eux.
- Messieurs, dit Quélus en se levant et en saluant avec une espèce de morgue hautaine, nous avons eu l'honneur de vous attendre.
- Excusez-nous, messieurs, dit Antraguet ; mais nous fussions arrivés avant vous sans le retard d'un de nos compagnons.
- M. de Bussy ? fit d'Epernon ; effectivement, je ne le vois pas. Il paraît qu'il se fait tirer l'oreille ce matin.
- Nous avons bien attendu jusqu'à présent, dit Schomberg ; nous attendrons bien encore.
- M. de Bussy ne viendra pas, répondit Antraguet.
Une stupeur profonde se peignit sur tous les visages, celui de d'Epernon seul exprima un autre sentiment.
- Il ne viendra pas ? dit-il ; ah ! ah ! le brave des braves a donc peur ?
- Ce ne peut être pour cela, reprit Quélus.
- Vous avez raison, monsieur, dit Livarot.
- Et pourquoi ne viendra-t-il pas ? demanda Maugiron.
- Parce qu'il est mort, répliqua Antraguet.
- Mort ! s'écrièrent les mignons.
D'Epernon ne dit rien, et pâlit même légèrement.
- Et mort assassiné ! reprit Antraguet. Ne le savez-vous pas, messieurs ?
- Non, dit Quélus, et pourquoi le saurions-nous ?
- D'ailleurs, est-ce sûr ? demanda d'Epernon.
Antraguet tira sa rapière.
- Si sûr, dit-il, que voilà de son sang sur mon épée.
- Assassiné ! s'écrièrent les trois amis du roi. M. de Bussy assassiné !
D'Epernon continuait de secouer la tête d'un air de doute.
- Ce sang crie vengeance, dit Ribeirac ; ne l'entendez-vous pas, messieurs ?
- Ah çà ! reprit Schomberg, on dirait que votre douleur a un sens.
- Pardieu ! fit Antraguet.
- Qu'est-ce à dire ? s'écria Quélus.
- Cherche à qui le crime profite, dit le légiste, murmura Livarot.
- Ah çà ! messieurs, vous expliquerez-vous haut et clair ? dit Maugiron d'une voix tonnante.
- Nous venons justement pour cela, messieurs, dit Ribeirac, et nous avons plus de sujets qu'il n'en faut pour nous égorger cent fois.
- Alors, vite l'épée à la main, dit d'Epernon en tirant son arme du fourreau, et faisons vite.
- Oh ! oh ! vous êtes bien pressé, monsieur le Gascon, dit Livarot ; vous ne chantiez pas si haut quand nous étions quatre contre quatre.
- Est-ce notre faute, si vous n'êtes plus que trois ? répondit d'Epernon.
- Oui, c'est votre faute, s'écria Antraguet ; il est mort parce qu'on l'aimait mieux couché dans la tombe que debout sur le terrain ; il est mort le poing coupé, pour que son poing ne pût plus soutenir son épée ; il est mort parce qu'il fallait à tout prix éteindre ces yeux dont l'éclair vous eût ébloui tous quatre. Comprenez-vous ? suis-je clair ?
Schomberg, Maugiron et d'Epernon hurlaient de rage.
- Assez, assez, messieurs, dit Quélus. Retirez-vous, monsieur d'Epernon ; nous nous battrons trois contre trois ; ces messieurs verront alors si, malgré notre droit, nous sommes gens à profiter d'un malheur que nous déplorons comme eux. Venez, messieurs, venez, ajouta le jeune homme en jetant son chapeau en arrière et en levant la main gauche tandis que de la droite il faisait siffler son épée ; venez, et, en nous voyant combattre à ciel ouvert et sous le regard de Dieu, vous pourrez juger si nous sommes des assassins. Allons de l'espace ! de l'espace !
- Ah ! je vous haïssais, dit Schomberg, maintenant je vous exècre.
- Et moi, dit Antraguet, il y a une heure je vous eusse tué, maintenant je vous égorgerais. En garde ! messieurs, en garde !
- Avec nos pourpoints ou sans pourpoints ? demanda Schomberg.
- Sans pourpoint, sans chemise, dit Antraguet ; la poitrine à nu, le coeur à découvert.
Les jeunes gens jetèrent leurs pourpoints et arrachèrent leurs chemises.
- Tiens, dit Quélus en se dévêtant, j'ai perdu ma dague. Elle tenait mal au fourreau et sera tombée en route.
- Ou vous l'aurez laissée chez M. de Monsoreau, place de la Bastille, dit Antraguet, dans quelque fourreau dont vous n'aurez pas osé la retirer.
Quélus poussa un hurlement de rage et tomba en garde.
- Mais il n'a pas de dague, monsieur Antraguet, il n'a pas de dague, cria Chicot qui arrivait en ce moment sur le champ de bataille.
- Tant pis pour lui, dit Antraguet ; ce n'est point ma faute.
Et, tirant sa dague de la main gauche, il tomba en garde de son côté.

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