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Chapitre XCVII
Le combat

Le terrain sur lequel allait avoir lieu cette terrible rencontre était ombragé d'arbres, ainsi que nous l'avons vu, et situé à l'écart.
Il n'était fréquenté d'ordinaire que par les enfants qui venaient y jouer le jour, ou les ivrognes et les voleurs qui venaient y dormir la nuit.
Les barrières, dressées par les marchands de chevaux, écartaient naturellement la foule, qui semblable aux flots d'une rivière, suit toujours un courant et ne s'arrête ou ne revient qu'attirée par quelque remous.
Les passants longeaient cet espace et ne s'y arrêtaient point.
D'ailleurs, il était de trop bonne heure, et l'empressement général se portait vers la maison sanglante de Monsoreau.
Chicot, le coeur palpitant, bien qu'il ne fût pas fort tendre de sa nature, s'assit en avant des laquais et des pages sur une balustrade de bois.
Il n'aimait pas les Angevins, il détestait les mignons ; mais les uns et les autres étaient de braves jeunes gens, et sous leur chair courait un sang généreux que bientôt on allait voir jaillir au grand jour.
D'Epernon voulut risquer une dernière fois la bravade.
- Quoi ! on a donc bien peur de moi ? s'écria-t-il.
- Taisez-vous, bavard, lui dit Antraguet.
- J'ai mon droit, répliqua d'Epernon, la partie fut liée à huit.
- Allons, au large ! dit Ribeirac impatienté en lui barrant le passage.
Il s'en revint avec des airs de tête superbes et rengaina son épée.
- Venez, dit Chicot, venez, fleur des braves, sans quoi vous allez perdre encore une paire de souliers comme hier.
- Que dit ce maître fou ?
- Je dis que tout à l'heure il y aura du sang par terre, et vous marcheriez dedans comme vous fîtes cette nuit.
D'Epernon devint blafard. Toute sa jactance tombait sous ce terrible reproche.
Il s'assit à dix pas de Chicot, qu'il ne regardait plus sans terreur.
Ribeirac et Schomberg s'approchèrent après le salut d'usage.
Quélus et Antraguet qui, depuis un instant déjà, étaient tombés en garde, engagèrent le fer en faisant un pas en avant.
Maugiron et Livarot, appuyés chacun sur une barrière, se guettaient en faisant des feintes sur place pour engager l'épée dans leur garde favorite.
Le combat commença comme cinq heures sonnaient à Saint-Paul.
La fureur était peinte sur les traits des combattants ; mais leurs lèvres serrées, leur pâleur menaçante, l'involontaire tremblement du poignet indiquaient que cette fureur était maintenue par eux à force de prudence, et que, pareille à un cheval fougueux, elle ne s'échapperait point sans de grands ravages.
Il y eut durant plusieurs minutes, ce qui est un espace de temps énorme, un frottement d'épées qui n'était pas encore un cliquetis.
Pas un coup ne fut porté.
Ribeirac, fatigué ou plutôt satisfait d'avoir tâté son adversaire, baissa la main et attendit un moment.
Schomberg fit deux pas rapides, et lui porta un coup qui fut le premier éclair sorti du nuage.
Ribeirac fut frappé.
Sa peau devint livide, et un jet de sang sortit de son épaule ; il rompit pour se rendre compte à lui-même de sa blessure.
Schomberg voulut renouveler le coup ; mais Ribeirac releva son épée par une parade de prime et lui porta un coup qui l'atteignit au côté.
Chacun avait sa blessure.
- Maintenant, reposons-nous quelques secondes, si vous voulez, dit Ribeirac.
Cependant Quélus et Antraguet s'échauffaient de leur côté ; mais Quélus, n'ayant pas de dague, avait un grand désavantage ; il était obligé de parer avec son bras gauche, et comme son bras était nu, chaque parade lui coûtait une blessure.
Sans être atteint grièvement, au bout de quelques secondes il avait la main complètement ensanglantée.
Antraguet, au contraire, comprenant tout son avantage, et non moins habile que Quélus, paraît avec une mesure extrême.
Trois coups de riposte portèrent, et, sans être touché grièvement, le sang s'échappa de la poitrine de Quélus par trois blessures.
Mais à chaque coup Quélus répéta :
- Ce n'est rien.
Livarot et Maugiron en étaient toujours à la prudence.
Quant à Ribeirac, furieux de douleur, et sentant qu'il commençait à perdre ses forces avec son sang, il fondit sur Schomberg.
Schomberg ne recula point d'un pas et se contenta de tendre son épée.
Les deux jeunes gens firent coup fourré.
Ribeirac eut la poitrine traversée, et Schomberg fut blessé au cou.
Ribeirac, blessé mortellement, porta la main gauche à sa plaie en se découvrant.
Schomberg en profita pour porter à Ribeirac un second coup qui lui traversa les chairs.
Mais Ribeirac, de sa main droite, saisit la main de son adversaire, et de la gauche lui enfonça dans la poitrine sa dague jusqu'à la coquille.
La lame aigu traversa le coeur.
Schomberg poussa un cri sourd et tomba sur le dos, entraînant avec lui Ribeirac, toujours traversé par l'épée.
Livarot voyant tomber son ami fit un pas de retraite rapide et courut à lui, poursuivi par Maugiron.
Il gagna plusieurs pas dans la course, et aidant Ribeirac dans les efforts qu'il faisait pour se débarrasser de l'épée de Schomberg, il lui arracha cette épée de la poitrine.
Mais alors, rejoint par Maugiron, force lui fut de se défendre avec le désavantage d'un terrain glissant, d'une garde mauvaise et du soleil dans les yeux.
Au bout d'une seconde, un coup d'estoc ouvrit la tête de Livarot, qui laissa échapper son épée et tomba sur les genoux.
Quélus était vivement serré par Antraguet. Maugiron se hâta de percer Livarot d'un autre coup de pointe. Livarot tomba tout à fait.
D'Epernon poussa un grand cri.
Quélus et Maugiron restaient contre le seul Antraguet. Quélus était tout sanglant, mais de blessures légères.
Maugiron était à peu près sauf.
Antraguet comprit le danger ; il n'avait pas reçu la moindre égratignure, mais il commençait à se sentir fatigué ; ce n'était cependant pas le moment de demander trêve à un homme blessé et à un autre tout chaud de carnage. D'un coup de fouet il écarta violemment l'épée de Quélus, et profitant de l'écartement du fer, il sauta légèrement par-dessous une barrière.
Quélus revint par un coup de taille, mais qui n'entama que le bois.
En ce moment Maugiron attaqua Antraguet de flanc. Antraguet se retourna.
Quélus profita du mouvement pour passer sous la barrière.
- Il est perdu, dit Chicot.
- Vive le roi ! cria d'Epernon ; hardi ! mes lions, hardi.
- Monsieur, du silence, s'il vous plaît, dit Antraguet ; n'insultez pas un homme qui se battra jusqu'au dernier souffle.
- Et qui n'est pas encore mort, s'écria Livarot.
Et au moment où nul ne pensait plus à lui, hideux de la fange sanglante qui lui couvrait le corps, il se releva sur ses genoux et plongea sa dague entre les épaules de Maugiron, qui tomba comme une masse en soupirant.
- Jésus, mon Dieu ! je suis mort.
Livarot retomba évanoui, l'action et la colère avaient épuisé le reste de ses forces.
- Monsieur de Quélus, dit Antraguet abaissant son épée, vous êtes un brave homme, rendez-vous, je vous offre la vie.
- Et pourquoi me rendre ? dit Quélus, suis-je à terre ?
- Non ; mais vous êtes criblé de coups, et moi je suis sain et sauf.
- Vive le roi ! cria Quélus, j'ai encore mon épée, monsieur.
Et il se fendit sur Antraguet, qui para le coup, si rapide qu'il eût été.
- Non, monsieur, vous ne l'avez plus, dit Antraguet, saisissant à pleine main la lame près de la garde.
Et il tordit le bras de Quélus qui lâcha l'épée.
Seulement Antraguet se coupa légèrement un doigt de la main gauche.
- Oh ! hurla Quélus, une épée ! une épée !
Et se lançant sur Antraguet d'un bond de tigre, il l'enveloppa de ses deux bras.
Antraguet se laissa prendre au corps, et, passant son épée dans sa main gauche et sa dague dans sa main droite, il se mit à frapper sur Quélus sans relâche et partout, s'éclaboussant à chaque coup du sang de son ennemi à qui rien ne pouvait faire lâcher prise, et criait à chaque blessure.
- Vive le roi !
Il réussit même à retenir la main qui le frappait et à garrotter, comme eût fait un serpent, son ennemi intact entre ses jambes et ses bras.
Antraguet sentit que la respiration allait lui manquer.
En effet il chancela et tomba.
Mais en tombant, comme si tout devait le favoriser ce jour-là, il étouffa pour ainsi dire le malheureux Quélus.
- Vive le roi ! murmura ce dernier à l'agonie.
Antraguet parvint à dégager sa poitrine de l'étreinte, il se raidit sur un bras, et le frappant d'un dernier coup qui lui traversa la poitrine.
- Tiens, lui dit-il, es-tu content ?
- Vive le r..., articula Quélus, les yeux à demi fermés.
Ce fut tout ; le silence et la terreur de la mort régnaient sur le champ de bataille.
Antraguet se releva tout sanglant, mais du sang de son ennemi ; il n'avait, comme nous l'avons dit, qu'une égratignure à la main.
D'Epernon, épouvanté, fit un signe de croix et prit la fuite, comme s'il eût été poursuivi par un spectre.
Antraguet jeta sur ses compagnons et ses ennemis, morts et mourants, le même regard qu'Horace dut jeter sur le champ de bataille qui décidait les destins de Rome.
Chicot accourut et releva Quélus qui rendait son sang par dix-neuf blessures.
Le mouvement le ranima.
Il rouvrit les yeux.
- Antraguet, sur l'honneur, dit-il, je suis innocent de la mort de Bussy.
- Oh ! je vous crois, monsieur, fit Antraguet attendri, je vous crois.
- Fuyez, murmura Quélus, fuyez ; le roi ne vous pardonnerait pas.
- Et moi, monsieur, je ne vous abandonnerai pas ainsi, dit Antraguet, dût l'échafaud me prendre.
- Sauvez-vous, jeune homme, dit Chicot, et ne tentez pas Dieu ; vous vous sauvez par un miracle, n'en demandez pas deux le même jour.
Antraguet s'approcha de Ribeirac qui respirait encore.
- Eh bien ? demanda celui-ci.
- Nous sommes vainqueurs, répondit Antraguet à voix basse pour ne pas offenser Quélus.
- Merci, dit Ribeirac. Va-t'en.
Et il retomba évanoui.
Antraguet ramassa sa propre épée qu'il avait laissé tomber dans la lutte, puis celles de Quélus, de Schomberg et de Maugiron.
- Achevez-moi, monsieur, dit Quélus, ou laissez-moi mon épée.
- La voici, monsieur le comte, dit Antraguet en la lui offrant avec un salut respectueux.
Une larme brilla aux yeux du blessé.
- Nous eussions pu être amis, murmura-t-il.
Antraguet lui tendit la main.
- Bien ! fit Chicot, c'est on ne peut plus chevaleresque. Mais sauve-toi, Antraguet, tu es digne de vivre.
- Et mes compagnons ? demanda le jeune homme.
- J'en aurai soin, comme des amis du roi.
Antraguet s'enveloppa du manteau que lui tendait son écuyer, afin que l'on ne vît pas le sang dont il était couvert, et, laissant les morts et les blessés au milieu des pages et des laquais, il disparut par la porte Saint-Antoine.

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