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Chapitre IV
La Terre.

Le lendemain, Bontekoe, pour rendre quelque courage à ces hommes abattus, essaya de les initier à son travail d'estime et de leur montrer la route et la latitude ; ils secouèrent la tête avec apathie, mais restèrent fidèles à la promesse qu'ils avaient faite d'attendre trois jours avant de mettre à exécution leur atroce projet de manger les mousses de l'équipage.
Le second jour, comme depuis soixante heures on ne se soutenait plus qu'avec de l'eau, les forces commencèrent à manquer tout à fait.
La plus grande partie de l'équipage ne pouvait plus ni se lever ni se tenir debout ; le subrécargue Rol entre autres, était si abattu qu'il ne pouvait plus bouger, et que, couché tout de son long sur le pont, à peine son oeil indiquait-il qu'il prenait encore quelque part à ce qui se passait autour de lui.
Par un miracle de la Providence, au fur et à mesure que les autres s'affaiblissaient le capitaine, au contraire, guérissant de ses blessures, semblait reprendre des forces.
Il était le seul qui trouvât dans sa volonté assez de vigueur pour aller d'un bout à l'autre de la chaloupe.
On était au deuxième jour de décembre, le treizième depuis la catastrophe.
Vers les cinq heures du soir le ciel se couvrit et quelques gouttes de pluie commencèrent à tomber ; cette pluie, qui promettait un rafraîchissement donna quelque force aux hommes.
On détacha les voiles des vergues, on les étendit sur le pont, on se glissa dessous, et chacun, la pluie ayant redoublé, but à sa soif, sans que cela nuisit aux deux petits tonneaux, qui furent remplis.
Pendant ce temps le capitaine était au timon, et, de plus en plus confiant dans son estime, il avait la conviction que l'on approchait de la terre ; aussi s'obstinait-il à rester à ce poste, espérant que la pluie cesserait et qu'il se ferait quelque éclaircie dans l'horizon ; mais, la pluie continuant de tomber, le capitaine se refroidissant de plus en plus, force lui fut d'appeler un quartier-maître, de le placer à son poste, lui recommandant la plus exacte vigilance.
Puis il revint se coucher auprès des autres où il reprit lentement un peu de chaleur.
A peine le quartier-maître était-il depuis un quart d'heure au timon que, la pluie ayant cessé, le temps s'étant éclairci, on le vit tout à coup se relever vivement, placer sa main en abat-jour sur ses yeux, et d'une voix éclatante crier à deux reprises :
- Terre ! terre !
A ce cri, tout le monde tressaillit ; les plus faibles trouvèrent des forces pour se relever. On se précipita à l'avant avec une telle énergie que la chaloupe faillit chavirer.
C'était en effet la terre.
Un cri de joie, d'actions de grâces, de bonheur, sortit de toutes les poitrines ; l'amour de la vie se faisait jour dans toute son énergie, et chacun répétait : Terre ! terre ! comme si dans ce mot il y avait déjà un adoucissement physique et matériel à leurs maux.
Mais, en approchant du rivage, on vit que la mer brisait avec une telle force que l'on résolut, si pressé que l'on fût de mettre pied à terre, de chercher un plus sûr mouillage.
Le danger terrible auquel on venait d'échapper faisait que tous ces hommes semblaient plus que jamais tenir à la vie.
Aussi écoutèrent-ils avec une admirable docilité les observations du capitaine.
On longea patiemment la côte ; mais, au bout d'une heure, on aperçut une baie vers laquelle on se dirigea, et où l'on jeta sans difficulté un petit grappin que l'on avait sauvé et qui servit à amarrer la chaloupe au rivage.
Chacun se précipita sur ce rivage tant attendu, si désiré ; puis, tandis qu'à genoux le capitaine, en son nom et au nom de tous, remerciait Dieu, l’équipage, autant que ses forces le lui permettaient, se mit à parcourir l'île et à chercher de quoi satisfaire sa faim.
L'île était complètement déserte, et le seul fruit qu'elle produisait était un nombre infini de cocos.
C'était déjà une grande joie.
La liqueur qui entoure la noix, et qu'on appelle lait de coco, est d'une saveur agréable, chacun en abattit autant qu'il voulut, mangeant la chair des plus mûrs, buvant la liqueur des moins avancées.
Mais, comme tout le monde avait fait excès de cette liqueur, l'équipage ne tarda point à éprouver des tranchées si violentes que le capitaine commença à croire que lui et ses hommes étaient tombés sur quelque variété pernicieuse, et que tout le monde était empoisonné.
Ces douleurs étaient si violentes que les malheureux n'obtenaient quelque soulagement qu'en s'ensevelissant jusqu'à la tète dans le sable brûlant.
Après quinze heures de souffrances, les douleurs diminuèrent, et peu à peu disparurent tout à fait.
On chargea la chaloupe de cocos, et, après s'être assuré que l'île était bien réellement déserte, on remit à la voile vers les quatre heures de l'après-midi.
Le lendemain on eut connaissance de Sumatra.
Malgré la défectuosité de ses instruments, Bontekoe ne s'était pas trompé.
Mais aborder n'était pas chose facile ; des brisants s'étendaient sur toute la côte.
On longea cette côte pendant plusieurs heures.
Enfin, quatre hommes de bonne volonté excellents nageurs, offrirent de se mettre à l'eau, de gagner le rivage, et de chercher de leur côté à terre. quelque endroit où l'on pût aborder.
L'offre acceptée, ils se dévêtirent, ne gardant que leurs caleçons, et nagèrent côte à côte afin de pouvoir, en cas de besoin, se porter secours les uns les autres.
De son côté, la chaloupe cessa d'avancer jusqu'au moment où ils eurent traversé les brisants, se tenant d'eux le plus près possible.
Ils arrivèrent au rivage après une lutte terrible contre les vagues, mais cependant sans accident grave.
Une fois la terre prise, ils marchèrent le long du bord, tandis que, de son côté, la chaloupe côtoyait l’île.
Enfin ils arrivèrent sur le talus d'une rivière et firent signe que quelque chose de nouveau se présentait.
On rasa la côte de plus près et l'on arriva à l'embouchure de la rivière.
Devant cette embouchure s'étendait une espèce de barrage où la mer brisait plus violemment encore que sur les autres points déjà examinés.
Le capitaine était d'avis que l'on ne tentât point le passage, mais l'équipage tout entier fut d'un avis contraire.
Il ne resta donc à Bontekoe qu'à diriger la manoeuvre de manière à neutraliser la force des vagues avec le plus d'habileté possible.
En conséquence de chaque côté de la chaloupe, il plaça deux hommes avec un aviron paré, et lui-même prit la barre pour aller droit couper la lame.
Ces précautions prises, on s'avança comme à une charge.
La première lame que l'on attaqua remplit d'eau la moitié de la chaloupe ; mais on était préparé à l'accident, et les hommes, avec leurs chapeaux et leurs souliers, en vidèrent autant qu'ils purent.
Immédiatement arriva une seconde vague.
Celle-là était si haute et si furieuse, que l'équipage submergé se crut perdu ; cependant, au milieu de tout cela, le travail continuait ; on rejetait l'eau par- dessus bord, à l'aide de tous les moyens possibles, ce qui n'eût servi à rien, si la troisième attaque eût été aussi terrible que les deux premières ; mais, par bonheur, cette fois la lame fut courte, et comme la marée commençait à remonter, elle souleva l'arrière de la chaloupe, qui se trouva tout à coup avoir franchi le barrage.
On se trouva donc dans la rivière.
Le premier soin fut de goûter l'eau. Elle était douce !
Cette chance fit qu'en un instant, peines et fatigues, tout fut oublié.
Tout le monde cria d'une même voix : A terre !
On dirigea la chaloupe vers le rivage et, en quelques secondes, il n'y avait plus un seul homme dans l'embarcation.
Ce fut encore un de ces moments de bonheur comme les marins seuls en éprouvent.
Aussitôt chacun se mit à chercher parmi les buissons, sur les arbres, dans les herbes, et l'on finit par découvrir une espèce de petites fèves pareilles à celles de Hollande.
On y goûta : elles avaient le même goût, et, probablement, appartenaient à la même famille.
Une pointe de terre s'étendait comme un cap devant l'endroit où l'on venait de débarquer quelques hommes, moins fatigués que les autres, prirent leur course vers ce point et, au bout de quelques minutes, revinrent avec du tabac et du feu.
Ces deux objets prouvaient cette fois, qu'on était non seulement dans une île habitée, mais encore que ceux qui l'habitaient n'étaient pas bien éloignés.
On avait deux haches dans la chaloupe. Deux matelots se mirent à abattre des arbres, et l'on alluma trois ou quatre grands feux.
Les matelots s'assirent à l'entour de ces feux et se mirent à fumer et à manger leurs fèves.
Le soir vint. On ne savait pas où l'on était ; on n'avait pas aperçu un seul naturel du pays.
La prudence exigeait que l'on prît les plus grandes précautions.
On en référa au capitaine.
Bontekoe ordonna de doubler les feux et posa trois sentinelles aux avenues du camp.
La lune dans son dernier quartier, ne jetait qu'une faible lumière.
Chacun s'arrangea de son mieux, et, malgré la situation précaire, s'endormit.
On comprend ce qu'avait dû être le sommeil des malheureux naufragés pendant les quatorze jours de navigation.
Vers minuit, une des trois sentinelles se replia doucement, et, réveillant le capitaine, lui annonça qu'une troupe considérable d'insulaires s'avançait.
Le capitaine réveilla ses hommes.
On était, par malheur, fort mal armé, les seules armes que l'on eût étant les deux haches dont nous avons déjà parlé et une épée rouillée.
Bontekoe, à défaut d'armes, ordonna à chaque homme de prendre un tison ardent et de charger les insulaires aussitôt qu'ils paraîtraient.
Cette idée du capitaine ranima tous les courages ; chacun, plongeant le bout de son arme dans un des foyers communs, attendit tranquillement le signal, et, au signal donné, chacun s’élança sur l’ennemi.
La vue de ces soixante-douze hommes s'élançant en poussant de grands cris et en brandissant leurs épieux enflammés, d'où s'échappaient à la fois de la fumée, de la flamme et des étincelles, produisit au milieu des ténèbres un effet dont on peut se faire une idée.
Les insulaires ne tinrent pas un seul instant et ne tirèrent pas une seule flèche ils s'enfuirent à toutes jambes, répondant par des cris de terreur aux cris d'attaque et de provocation que poussaient les matelots.
Un bois s'étendait comme un rideau devant eux ; ils s'y enfoncèrent et disparurent.
Les Hollandais revinrent près de leurs feux mais le reste de leur nuit troublée ne fut plus qu'une longue alarme.
A tout hasard le capitaine et Rol se retirèrent dans la chaloupe, afin que, en cas de retour des naturels, elle pût être mise aussi lestement que possible à flot.
Le lendemain, au lever du soleil, tous les regards étaient tournés sur le bois.
Trois Insulaires en sortirent et s'avancèrent le long du rivage.
Trois matelots hollandais s'offrirent alors pour marcher au-devant d'eux.
Jamais la première entrevue de plénipotentiaires chargés des plus graves intérêts n'inspira une curiosité pareille à ceux qui pouvaient y assister de loin.
En effet de ce premier contact allait jaillir la paix ou la guerre.
Ces trois matelots, qui avaient déjà navigué dans les mers des Indes et de la Chine, savaient quelques mots de la langue malaise, à l'aide de laquelle ils espéraient se faire comprendre.
Enfin indigènes et étrangers se joignirent.
La première question qui fut faite aux Hollandais fut pour leur demander de quel pays ils étaient.
Les matelots se hâtèrent de répondre qu'ils étaient Hollandais, et se représentèrent comme de malheureux marchands dont le bâtiment avait péri par le feu ; puis, interrogeant à leur tour, ils demandèrent s'ils pouvaient par échange obtenir des vivres dont ils avouèrent éprouver le plus grand besoin.
Pendant ce temps les insulaires, qui semblaient fort peu timides, continuaient de s'approcher du camp ; mais, comme ils n'étaient que trois, on les laissa faire.
Seulement le capitaine étendit les voiles sur les rames qui formaient le pont, afin que leurs regards ne pussent point plonger jusqu'au fond de la chaloupe.
En effet, cette précaution les inquiéta ; ils demandèrent naïvement si les naufragés avaient des armes.
Bontekoe répondit que chaque homme par bonheur avait pu sauver son mousquet, de la poudre et des balles.
Et, montrant la portion de la chaloupe recouverte par les voiles :
- L'arsenal est là, dit-il.
Les indigènes avaient bonne envie de soulever les toiles, mais ils n'osèrent pas.
Voyant que, de ce côté du moins, leur curiosité ne pouvait être satisfaite, les trois insulaires prirent congé des Hollandais en leur annonçant qu'ils allaient leur apporter du riz et des poules.
On fouilla dans toutes les poches et l'on réunit à grand-peine quatre-vingts réaux.
Trois quarts d'heure après, les insulaires revinrent avec des poules et du riz tout cuit.
On les leur paya avec de l'argent pris dans la bourse commune, et ils parurent satisfaits du prix qui leur en fut donné.
Le capitaine alors exhorta ses gens à prendre l'air le plus calme possible et à manger tranquillement.
Les trois insulaires, de leur côté, assistèrent au repas de leurs hôtes.
On essaya alors de faire aux insulaires quelques questions sur l’endroit où l'on se trouvait.
On était bien à Sumatra, comme l'avait présumé le capitaine.
On demanda le gisement de Java ; ils indiquèrent de la main sa direction.
On était donc à peu près fixé.
La seule chose qui maintenant manquât à l'équipage, c'étaient des vivres assez abondants pour lui rendre les forces perdues.
Le capitaine résolut alors de tout risquer pour s'en procurer.
Il ne s'agissait pour cela que de remonter la rivière et de gagner un petit village qu'on avait aperçu dans l'éloignement.
Le capitaine, en conséquence, prit tout ce qui restait d'argent, et, avec quatre hommes, il monta dans une petite pirogue.
Arrivé au village, il fit sans difficultés ses provisions qu'il envoya aussitôt à ses hommes, les adressant à Rol avec recommandation de les distribuer également.
Quant à lui, il s'arrêta dans le village pour s'y reposer et y prendre son repas.
Puis, le repas fini, sans s'inquiéter des insulaires, qui pendant tout le temps qu'il mangeait ne l'avaient pas perdu un instant de vue, il acheta un buffle et se mit en devoir de l'emmener.
Mais l'animal était si sauvage qu'il s'y refusa absolument.
Alors, comme le jour baissait, les quatre matelots proposèrent à Bontekoe de passer la nuit au village et de ne retourner au campement que le lendemain.
Le lendemain, disaient-ils, il leur serait plus facile de s'emparer du buffle et de le conduire à leurs compagnons.
Ce n'était point l'avis de Bontekoe, qui, sans leur imposer toutefois l'obligation de revenir, leur déclara qu'il rejoindrait le camp le même soir, dût-il le rejoindre seul.
Les quatre matelots prièrent le capitaine de les excuser, mais, prétextant leurs fatigues, ils déclarèrent qu'ils profiteraient de la permission qu'ils venaient de recevoir en restant au village.
Le capitaine partit donc seul.
Arrivé au bord de la rivière, il trouva un grand nombre de naturels rassemblés autour de la pirogue qui l'avait amené.
Ils semblaient disputer vivement.
Bontekoe comprit que les uns voulaient qu'on le retint, les autres qu'on le laissât aller.
Le moment était suprême ; la moindre hésitation pouvait tout perdre ; Bontekoe marcha aux insulaires, prit les deux premiers venus chacun par un bras, et les poussa en homme qui a le droit de commander et qui commande.
Les insulaires obéirent sans faire une résistance ouverte, mais cependant avec une répugnance marquée et en fixant sur Bontekoe un regard plein de menaces ; une fois entrés dans la barque, l'un s'assit à l'avant, l'autre à l'arrière, et tous deux se mirent à ramer.
Chacun d'eux avait son criss passé à sa ceinture.
Placé au centre de la barque, Bontekoe les regardait attentivement et espérait les maintenir avec son regard.
Au tiers de la route, à peu près, celui qui était à l'arrière de la pirogue se leva, vint à Bontekoe et lui déclara par signes qu'il n'irait pas plus loin s'il ne lui donnait de l'argent.
Alors Bontekoe tira de sa poche une petite pièce de monnaie qu'il lui offrit.
L'insulaire la prit, la regarda pendant quelques instants d'un air incertain, puis enfin finit par l'envelopper dans le coin d'un morceau de la toile de sa ceinture.
Puis il alla se rasseoir.
Alors ce fut le tour de celui qui était à la proue.
La même scène d'exigence se renouvela.
Comme il avait fait pour le premier, Bontekoe tira pour celui-ci une seconde pièce de monnaie d'une valeur égale à l’autre et la donna à son second rameur.
Celui-ci la considéra plus longtemps encore et d'un air encore plus incertain que son compagnon ne l'avait fait, portant les yeux alternativement sur l'argent et sur l'homme, et se faisant évidemment cette question :
Dois-je prendre l'argent ? dois-je tuer l'homme ?
Et tuer l'homme lui était aussi facile que prendre l'argent, attendu qu'il était armé et que Bontekoe ne l'était pas.
Bontekoe ne perdait pas un seul instant de vue ses mouvements, et, comme il lisait tout ce qui se passait dans l'esprit du sauvage, quoique sa physionomie demeurât parfaitement calme, son coeur battait violemment. Et cependant on continuait de descendre la rivière, et cela d'autant plus rapidement que l'on était emporté par le reflux.
Bontekoe avait fait à peu près la moitié de la route lorsque les deux guides commencèrent à échanger quelques paroles, puis bientôt parlèrent avec une vivacité et une véhémence qui ne laissèrent pas que d'inquiéter le brave capitaine.
Il était clair qu'il se tramait quelque complot entre les deux hommes, et Bontekoe crut reconnaître à leurs gestes qu'il était question de fondre sur lui chacun d'un côté et de l'assassiner.
Le capitaine adressa une prière mentale à Dieu, et, comme au même instant une idée bizarre lui vint à l'esprit, il ne douta point que ce ne fût Dieu qui la lui envoyât.
C'était de chanter.
En conséquence Bontekoe se mit à chanter à tue-tête et sur un air très gai une chanson hollandaise.
A ce chant inattendu, si vigoureux qu'il faisait retentir l'écho des bois dont les deux rives étaient couvertes, les deux sauvages se prirent à rire de si bon coeur et en ouvrant si démesurément la bouche que Bontekoe pouvait voir jusqu'au fond de leur gosier.
Pendant ce temps la pirogue glissait rapidement sur le fleuve, et, comme au bout de quelques minutes le capitaine put apercevoir la chaloupe, il comprit qu'il était sauvé.
Il n'en continua pas moins son chant, qui devait à la fois occuper ses deux guides et annoncer au camp son retour.
En effet quand les notes les plus élevées de sa gamme Bontekoe s'inquiétait peu de chanter juste pourvu que sa voix fût entendue , quand les notes les plus élevées de sa gamme parvinrent aux oreilles de ses hommes, chacun abandonna ce qu'il était en train de faire et accourut au bord du fleuve.
Ce fut alors au tour de Bontekoe de commander aux deux insulaires de se mettre à la proue, afin qu'il put les embrasser tous deux du même regard et échapper ainsi à toute surprise.
Ils obéirent, et, sur l'ordre de Bontekoe s'étant approchés de la rive, à l'endroit qu'il désignait, le capitaine sauta à terre et se trouva au milieu de ses gens.
L'inquiétude des Hollandais fut grande en voyant le capitaine revenir seul.
Lorsqu'ils avaient entendu son chant, ne lui sachant pas un goût si décidé pour la musique vocale, ils avaient bien pensé qu'il se passait quelque chose d'extraordinaire, et c'est pour cela qu'ils étaient accourus.
Bontekoe leur raconta l'achat du buffle, le désir de ses compagnons de rester et les dangers qu'il avait courus à son retour.
Les Hollandais avaient bien quelque envie de faire payer aux deux insulaires les angoisses de leur capitaine ; mais celui-ci, au contraire, recommanda que l'on eût pour eux toutes sortes d'égards, la vie de leurs compagnons pouvant payer la moindre égratignure qui leur serait faite.
Ceux-ci, d'ailleurs, ne paraissaient préoccupés d'aucune idée de danger.
Ils allaient et venaient dans le camp, regardant tous les objets avec une curiosité de sauvage et d'enfant, demandant où tout ce monde passait la nuit et où couchaient Rol et le capitaine, qu'ils avaient reconnus pour les deux chefs de la troupe.
On leur répondit que les hommes couchaient sous des tentes, et Rol et le capitaine dans la chaloupe.
La nuit se passa tranquillement ; cependant le capitaine dormit mal, préoccupé de cette idée qu'il ne reverrait plus les quatre hommes restés au village.
En effet, le jour parut, et les premières lueurs matinales s'écoulèrent sans qu'on les revît.
Cependant, vers les neuf heures du matin, on vint dire au capitaine que l'on apercevait deux insulaires chassant un buffle devant eux.
Un homme parlant un peu la langue malaise accompagna le capitaine qui allait au devant de ces hommes, et leur demanda pourquoi les Hollandais n'étaient point encore de retour, et pourquoi le buffle qu'ils amenaient n'était point celui que le capitaine avait acheté.
A cette double demande ils répondirent que le buffle acheté par le capitaine était si sauvage que l'on avait été forcé d'en choisir un autre ; que, quant aux quatre Hollandais ils venaient derrière eux amenant l’autre buffle. Cette réponse paraissait assez plausible.
Aussi, pour un instant, calma-t-elle les craintes du capitaine.
Il offrit alors d'acheter le second buffle, régla le prix avec les insulaires et paya l'animal.
Mais, lorsqu'il s'agit de le faire marcher du côté du camp, l'animal devint encore plus indocile que celui de la veille. Ce que voyant Bontekoe, il prit une hache et lui coupa les jarrets.
Mais, à cette vue, les insulaires, qui malgré le prix reçu, comptaient bien reprendre leur buffle jetèrent de grands cris, et à ces cris, comme si c'eût été un signal, deux ou trois cents de leurs compagnons sortirent du bois et coururent rapidement vers la chaloupe.
Leurs mauvaises intentions n'étaient pas douteuses ; aussi trois Hollandais qui entretenaient un petit feu en avant des tentes, et qui les aperçurent les premiers, accoururent-ils vers le capitaine, lui annonçant cette attaque.
En même temps une autre bande d'une cinquantaine d'hommes, qui semblaient animés d'une intention non moins hostile, apparaissait d'un autre côté.
Bontekoe calcula le nombre des deux troupes, et, jugeant qu'il y avait, si mal armé que l'on fût moyen de se défendre, cria à ses hommes :
- Tenez bon ! Ces misérables ne sont point si nombreux qu'ils puissent nous faire peur ! Mais en même temps une troisième troupe déboucha d'un troisième côté ; celle-là était aussi nombreuse à elle seule et armée de boucliers et d'épées.
Si chaque Hollandais, comme on s'en était vanté aux insulaires, avait eu son fusil et ses munitions, la résistance était encore possible ; mais, contre six cents hommes à peu près, les Hollandais n'étaient plus que soixante-sept et entre eux, ne possédaient, nous l'avons dit, pour toutes armes, que deux haches et une épée. Le capitaine comprit donc qu'une prompte retraite était la seule voie de salut qui lui restât, et de sa voix la plus forte :
- Amis ! cria-t-il, à la chaloupe ! à la chaloupe !
A ce cri, véritable cri d'alarme, chacun prit sa course.
Malheureusement rien dans la chaloupe n'était disposé pour le départ ; arrivés au bord de la rivière, il fallut donc qu'une partie des Hollandais fit volte face tandis que l'autre démarrait.
Deux hommes de l'équipage s'étaient saisis des deux haches, et le boulanger avait empoigné la vieille épée avec laquelle il faisait des merveilles.
Il y eut un instant de mêlée et de lutte terrible.
Ne voyant pas de fusils aux Hollandais, les insulaires, qui dès lors avaient à la fois l'avantage du nombre et l'avantage des armes, se ruèrent sur le bâtiment avec des cris terribles.
Un instant on se battit à terre, à bord et dans l'eau.
La chaloupe était retenue à terre par deux grappins, l'un à l'arrière, l'autre à l'avant.
Le capitaine, qui était à bord, cria au boulanger qui se trouvait près du cordage :
- Coupe le grelin !
Mais l'épée coupait mal et n'avait pas de prise sur une corde flexible ; d'ailleurs, en ce moment, le boulanger fut forcé de se retourner et de se servir de son épée contre un insulaire qui l'attaquait.
Le capitaine, courant alors à l'arrière, plaça le grelin d'arrière sur l'étambot et cria :
- Hache !
Cette fois, un seul coup suffit pour trancher la corde.
Alors le capitaine cria une seconde fois :
- A la chaloupe ! à la chaloupe !
A ce cri, tout ce qui n'était pas blessé grièvement ou mort fit retraite ; ceux qui étaient dans la chaloupe aidaient ceux qui étaient hors à monter, tandis que quatre hommes, parvenant à arracher le grappin du rivage, la tiraient vers le milieu du courant.
Lorsqu'ils perdirent pied, on leur jeta des cordes à l'aide desquelles ils remontèrent dans l'embarcation.
Puis, comme si le ciel venait enfin au secours des pauvres naufragés, contre lesquels le feu et la terre semblaient déchaînés, le vent, qui jusqu'alors soufflait du large, changea tout à coup, et, soufflant de l'intérieur, poussa la chaloupe vers la mer.
Restaient la barre et les brisants : c'était la dernière crainte, la plus réelle peut-être des Hollandais.
On la franchit d'une seule bordée, et, au bout de cinq minutes, on se trouva, de ce côté du moins, hors de tout danger.
La conviction des insulaires était d'accord avec la crainte des Hollandais car tous restaient avancés jusqu'à l'extrémité du cap, et là ils attendaient que la chaloupe échouât.
La Providence permit qu'il n'en fût point ainsi, et, le vent continuant d'être favorable, la chaloupe se trouva bientôt loin du rivage.
Là deux choses vinrent attrister l'équipage et son brave capitaine :
D'abord la douleur d'avoir été contraint d'abandonner quatre compagnons avec lesquels on avait supporté tant de fatigues et de dangers.
Ensuite on s'aperçut que le brave boulanger, qui avait si vaillamment soutenu la retraite, avait été blessé un peu au-dessous de la poitrine. La blessure par elle même n'était point dangereuse, mais, au cercle d'un noir livide qui l'entourait, le capitaine comprit qu'elle avait été faite par une arme empoisonnée. Le capitaine, transformé en chirurgien, prit aussitôt son couteau et coupa les chairs jusqu'au vif ; mais le poison des îles de la Sonde ne pardonne jamais, on le sait, et au bout de cinq minutes le blessé, s'étant raidi, poussa un faible soupir et tomba mort.
Le capitaine passa alors la revue de l'équipage.
Il manquait seize hommes : les quatre qui étaient restés dans le village, onze qui avaient été tués lors de l'embarquement, et ce malheureux qui venait de mourir.
On prononça une courte prière sur le corps du pauvre boulanger, et on le jeta à la mer.

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