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Chapitre V
Les trente roupies de madame Bremner.

Tout au contraire de ce que l'on pourrait supposer en pareille circonstance, ce cri sauveur fut écouté sans aucune émotion, et personne, tant l'apathie était profonde, tant peut-être on était arrivé à douter de la bonté de Dieu, personne ne se souleva d'abord pour constater la fausseté ou la réalité du fait.
Cependant, au bout de quelques minutes, comme s'il eût fallu un temps matériel à cette nouvelle pour pénétrer jusqu'à l'esprit de ceux à qui elle était annoncée, les naufragés firent quelques mouvements qui, presque insensibles d'abord, devinrent plus distincts et aboutirent à une attention générale vers le point indiqué.
Mais déjà la journée était trop avancée pour que l'on put reconnaître avant la nuit si c'était bien réellement la terre ou l'un de ces mirages qui courent aux yeux des naufrages sur le désert de l’Océan.
Et cependant, chose singulière, à peine avait-on paru attacher d'abord de l'importance à cette nouvelle, puis, sans parler, les regards s'étaient fixés sur le point désigné ; puis, comme nous l'avons dit, la nuit était venue et avait tout noyé dans son ombre.
Eh bien ! ce fut alors que cette terre sembla se faire visible aux ardents désirs des naufragés.
La conversation, qui depuis longtemps s'était éteinte, se ranima ; chacun fit ses observations, et l'on convint unanimement que ce devait être la terre.
Seul John Mackay prétendit que ce n'était point la terre, et même, dans le cas où il admettrait que ce fût elle il prétendait que ce n'était pas le moins du monde une certitude de salut.
La pauvre madame Bremner abattue par la mort de son mari, abattue par ses propres souffrances, venait de se rattacher avec une grande force à cette annonce de la terre ; son esprit se cramponnait à cette idée comme son corps se fût cramponné à quelque cordage ou à quelque espars.
Cette obstination de John Mackay à nier la terre, cette froideur à en accueillir la nouvelle, en supposant que ce fût elle, l'exaspéraient.
- Mais enfin, s'écria-t-elle, pourquoi niez-vous la présence d'une côte quelconque, et pourquoi enfin, si cette côte existe, si elle est là devant nous, paraissez-vous si peu empressé de la voir ?
- Madame, répondit le second maître, parce que je ne crois point d'abord qu'il y ait de terre dans ces parages, et ensuite parce que, s'il y en a une, au lieu d'être notre salut elle sera notre perte.
- Notre perte ! et pourquoi ? demanda la pauvre femme avec des yeux ardents de fièvre.
- Mais, répondit John, parce que, ne pouvant gouverner le navire, il sera impossible de le guider vers un port, et que, ne pouvant être guidé vers un port, il touchera loin de la côte, et, partout où il touchera, sera en peu d'instants brisé par les vagues.
Si vous êtes lasse de souffrir, si vous ne vous sentez pas la force de supporter la vie plus longtemps, appelez la vue de la terre, car la terre sera bien certainement la fin de tous nos malheurs.
Cette prédiction, de la part d'un homme aussi expérimenté que l'était John Mackay, consterna tout le monde, et, avec l'espoir qu'il venait d'enlever à tous ces malheureux, la conversation s'éteignit.
Quant au second maître, il raconte lui-même que l'annonce de cette terre lui fut une si médiocre consolation, qu'il s'endormit, et que le lendemain, en s'éveillant, il ne tourna pas même la tête vers le point de l'horizon où l'on avait cru l'apercevoir la veille.
Mais, juste en ce moment, un des hommes de la hune de misaine agita son mouchoir et essaya de crier :
- Terre !
On vit le mouchoir, on devina ce qu'il voulait dire ; mais sa voix, faible souffle, arriva aux oreilles des naufragés de l'autre hune comme un son inarticulé.
Mais alors, à la vue de ce mouchoir, à ce souffle, si faible et si expirant qu'il fût, qui venait caresser son oreille, le second maître lui-même éprouva un vague désir de se lever et de regarder, et cependant, comme il se trouvait dans une position commode, les bras pliés sur son estomac et regardant d'un autre côté, il ressentit une grande paresse de se retourner, et il lui fallut toute sa force de volonté pour qu'il fît à sa curiosité le sacrifice de ce bien-être qu'il éprouvait.
Il en résulta qu'avant qu'il se fût décidé un de ses voisins s'était levé et avait déclaré qu'en effet c'était la terre.
A ces mots un second se leva, puis un troisième, et au bout de cinq minutes, le second maître compris, tout le monde était debout.
En effet John Mackay fut obligé d'avouer que ce que l'on avait devant les yeux ressemblait à une côte.
Seulement, madame Bremner lui ayant demandé s'il croyait que cette terre fût la côte de Coromandel, cette question parut si ridicule au digne marin qu'il ne put, malgré la gravité de la situation, s'empêcher d'en sourire.
Mais, dans le courant de la journée, l'existence d'une terre dans la direction indiquée parut si évidente que le second maître reconnut lui-même qu'il était impossible que cette découpure qu'on apercevait à l'horizon fût autre chose que la silhouette d'une terre.
Seulement quelle terre était-ce ? Il n'en savait rien.
Alors l'inquiétude fut générale ; mais, chose singulière, au milieu de cette inquiétude générale, l'espérance revint à John Mackay, et cette espérance, c'était encore une idée religieuse qui la lui donnait.
On dit qu'il y a des hommes qui ne croient pas en Dieu.
A quelle autre chose ces hommes-là peuvent-ils donc croire, et à quoi bon croire autre chose ?
Croire en Dieu, c'est croire en tout.
Eh bien ! cette idée religieuse qui était entrée dans le coeur de John Mackay, la voici : c'est qu'il était impossible que Dieu eût permis que les naufragés souffrissent si longtemps pour mettre, au moment où il leur rendait l'espoir, la mort à la fin de leurs souffrances.
Aussi, quand madame Bremner se retourna de son côté et l'interrogea des yeux, comme l'oracle qui devait prononcer sur les probabilités de la vie et de la mort, John Mackay leva les yeux et les mains au ciel et prononça ce mot :
- Espérons ! !
Dès lors les regards de tous ces malheureux ne quittèrent plus la côte.
Malheureusement, plus on approchait, plus cette côte se déroulait à leurs yeux, plus elle se présentait avec les apparences d'une terre déserte.
La nuit vint sans que rien parût changer cette dernière probabilité.
Le second maître prit ses arrangements pour dormir, convaincu que cette nuit était sa dernière nuit, et qu'avant le lendemain matin le navire aurait touché et serait en pièces.
Il n'en dormit pas moins, tant la fatigue était grande.
Un peu avant le lever du soleil, en effet, John Mackay et ceux de ses compagnons qui dormaient furent réveillés par un choc violent : le navire venait de toucher un rocher.
Un cri faible, presqu'un dernier soupir, sortit de toutes les bouches et s'éteignit presque aussitôt.
Un silence d'angoisse lui succéda.
Cependant le navire éprouvait secousses sur secousses, et ces secousses étaient si violentes que chaque fois les mâts de misaine et d'artimon étaient ébranlés, et que les naufragés, reconnaissant l’impossibilité de se tenir debout dans les hunes, furent obligés de se coucher et de se cramponner aux traverses.
Vers neuf ou dix heures du matin la mer baissa de plusieurs pieds ; ce qui restait du pont sortit peu à peu de l'eau et demeura à nu.
Alors on parla de descendre sur ce pont.
Mais descendre sur ce pont, c'était une grande affaire dans l'état où vingt jours de famine avaient mis les survivants. Qu'on se figure, en effet, quel spectacle doivent être des malheureux qui, pendant vingt jours, n'ont eu d'autre soutien que le peu d'eau versée du haut du ciel pendant les jours de tempête.
On essaya cependant, et, comme l’homme en unissant sa volonté à sa force, finit toujours par faire à peu près ce qu'il veut. On y réussit.
Il y eut plus, le canonnier et le second maître entreprirent de descendre la pauvre madame Bremner et, après des efforts inouïs, ils parvinrent à l'amener jusque sur les trélingages, où les forces leur manquant ils furent obligés de l'abandonner.
Alors ils s'adressèrent à ceux des Lascars qui paraissaient les moins abattus.
Deux s'offrirent à amener madame Bremner jusque sur le pont ; mais, comme ils savaient que la pauvre femme avait sauvé trente roupies, il en exigèrent huit.
Le canonnier et le second maître les leur promirent au nom de madame Bremner.
Alors ils montèrent jusqu'à elle, la prirent dans leurs bras et parvinrent à l'amener sur le pont.
A peine l'y eurent-ils déposée qu'ils exigèrent le payement de leurs huit roupies.
Madame Bremner était si joyeuse de se trouver descendue de cette malheureuse hune où elle avait tant souffert, elle avait si bonne espérance, quoiqu'en eût dit John Mackay, dans cette terre qui s'étendait devant ses yeux, qu'elle était prête à leur donner tout ce qu'elle possédait.
Mais le second maître lui fit observer que les vingt-deux roupies qu'elle possédait encore était le seul argent qui leur restât, et qu'il valait mieux, le cas échéant, le consacrer au salut de tous que d'en faire cadeau à deux misérables qui, dans une pareille situation, avaient eu l'infamie de faire payer à une femme, et à la femme de leur capitaine mort, le petit service qu'ils venaient de lui rendre.
Au reste John Mackay constate avec orgueil que le trait de ces deux Lascars fut le seul exemple d'égoïsme et de cupidité qu'on ait eu à reprocher à l'équipage.
La fatigue pour arriver sur l'entrepont avait été si grande qu'arrivé là, chacun se songea plus qu'à se reposer, à part quelques Malais et quelques Lascars qui se mirent à fouiller partout pour voir s'ils ne trouveraient pas quelque argent dont ils pussent hériter.
Pendant qu'ils se livraient à cette recherche, le second maître remarqua que la tête du gouvernail avait été emportée, et qu'à l'aide du trou fait par cette brisure, on pouvait facilement descendre dans la sainte-barbe.
Dès que la mer eut quitté le faux-pont, ce qui arriva vers les deux heures de l'après-midi, on y descendit donc pour voir s'il y restait quelque objet qu'on pût utiliser ; mais la mer, elle aussi, l'avait visité et avait tout pris, à l'exception cependant de quatre cocos que l'on finit par trouver sous le cordage.
Alors un fait se passa qui consola un peu les bons coeurs de cette inhumanité qu'avaient montrée les Lascars.
Ceux qui trouvèrent ces quatre cocos, au lieu de les garder pour eux, comme c'était leur droit, déclarèrent que les fruits étaient la propriété de tous et partagés parmi les survivants en portions égales.
La seule prime qu'ils réclamèrent fut l'eau de l'intérieur.
Mais ces fruits étaient si vieux que l'eau de l'intérieur s'était convertie en une espèce d'huile rance qui ne pouvait nullement étancher la soif.
Quant à la partie solide, elle était si vieille et si sèche qu'elle ne contenait presque plus aucune portion nutritive, et que tous ceux qui en mangèrent éprouvèrent bientôt après de violents maux de coeur.
D'ailleurs tout le monde était bien autrement tourmenté de la soif que de la faim.
A part cette absence complète d'eau et de nourriture à laquelle tous ces mourants semblaient presque s'être habitués, la situation dans la sainte barbe était bien autrement tolérable que celle de la hune.
Il n'y avait toujours aucune chance d'aller à terre et, y en eût-il eu, comme cette terre paraissait déserte, mieux valait mourir doucement et tranquillement dans cette sainte-barbe, où par comparaison on se trouvait si bien, que de se faire déchirer par les tigres.
En outre, échoué comme on l'était, on pouvait être vu d'un bâtiment, faire des signaux, être recueilli, ce qui était la chance réelle et la seule véritable espérance.
Au reste, comme la vue de la terre avait eu déjà une heureuse influence depuis qu'on l'avait aperçue, personne n'était mort.
Tous les yeux étaient fixés sur cette bienheureuse terre dont on était éloigné de trois quarts de lieue à peu près.
Vers deux heures de l'après-midi, on commença d'apercevoir comme des hommes qui se groupaient sur le rivage.
Cette nouvelle se répandit aussitôt sur le malheureux bâtiment, et tous ceux qui pouvaient se mouvoir encore gagnèrent le couronnement et essayèrent, en agitant leurs habits et en faisant le plus de bruit possible, d'attirer l'attention de ces hommes.
Mais ces hommes qu'on avait pu croire d'abord attirés par le spectacle du vaisseau échoué, se dispersèrent sans paraître lui prêter la moindre attention, ce qui fît presque douter aux malheureux naufragés, qui essayaient de se faire voir par eux, que ce fussent réellement des hommes.
Néanmoins la vue de cette terre, de ces créatures qui l'habitaient, quelles qu'elles fussent, rendit la force et le courage aux naufragés ; on commença de parler de gagner cette terre à quelque prix que ce fût et dut-on succomber dans la tentative.
En conséquence ceux qui avaient conservé le plus de vigueur parmi les naufragés descendirent dans la sainte-barbe, où l'on avait vu des espars ; on s'empara de ces espars, et avec une peine infinie on en jeta une demi douzaine à l'eau.
Mais ce peu qui flottait était insuffisant pour sauver tout le monde, et les forces épuisées rendaient impossible le transport d'un plus grand nombre.
Malheureusement il n'y avait pas d'espérance que les forces épuisées revinssent ; tout effort était en quelque sorte une perte de souffle irréparable.
On se coucha et l'on attendit.
Le soir, à la marée montante, six Lascars, les plus vigoureux de tous ceux qui restaient, se mirent à la mer, se cramponnèrent aux espars et se laissèrent pousser par le flux vers la plage, où, malgré un ressac très violent, ils parvinrent enfin à aborder à la vue de ceux qui étaient restés sur le bâtiment.
Ceux-là, d'où ils étaient, purent voir leurs compagnons qui venaient d'aborder, trouver un ruisseau et y boire avec des signes de satisfaction auxquels il n'y avait point à se tromper ; puis, n'ayant point le courage d'aller plus loin, n'ayant pas la force de se mettre en quête d'une autre nourriture, ils se couchèrent sur le rivage, et, au risque des bêtes féroces dont on avait tant parlé, ils s'endormirent.
Le lendemain avant le jour, les naufragés du bâtiment avaient repris leur place sur le couronnement, afin d'apercevoir la terre aux premiers rayons du soleil et de savoir ce qu'étaient devenus les six Lascars, à qui l'on craignait que la nuit n'eût été néfaste.
Mais il n'en était rien par bonheur ; à leur grande joie les naufragés virent ceux de leurs compagnons qui avaient abordé la veille se soulever de la place où ils les avaient vus se coucher, revenir au ruisseau et y boire encore.
C'est alors que ceux qui se trouvaient sur le bâtiment échoué eussent bien voulu imiter leurs compagnons, et, à quelque prix que ce fût, gagner la terre comme eux.
Mais ils étaient si faibles qu'ils désespéraient de pouvoir remuer le moindre espars en réunissant toutes leurs forces ; et, en effet, il ne restait plus à bord que deux femmes, dont madame Bremner, trois vieillards et un homme d'une cinquantaine d'années, alité déjà au moment du départ.
Eh bien ! chose étrange, ces êtres débiles, au grand étonnement du vigoureux John Mackay, qui en était arrivé à être aussi débile qu'eux, avaient supporté des privations et des fatigues auxquelles avaient succombé les hommes les plus jeunes et les plus forts.
Vers midi on aperçut un grand nombre d'hommes, de naturels du pays probablement, qui, s'étant rassemblés sur la plage, marchèrent vers la plage où s'étaient recouchés les naufragés.
Ceux-ci semblaient n'avoir pas d'autre ambition que de se tenir au bord de leur ruisseau.
A cette vue, comme on le comprend bien l’attention de ceux qui étaient demeurés sur le bâtiment se trouva réveillée au plus haut degré.
En effet ce qui allait se passer sous leurs veux déciderait de leur propre sort à eux-mêmes, et jamais le drame terrible dans lequel ils venaient d'être acteurs n'avait eu une plus intéressante péripétie.
Les deux troupes s'arrêtèrent à quelque distance l'une de l'autre, parurent échanger quelques paroles, plutôt amies qu'ennemies ; puis la petite troupe se joignit à la grande, se confondit avec elle, et, tandis qu'une partie de ces hommes allumait du feu sur le rivage, – sans doute pour faire cuire du riz, – l’autre commença à se mettre en communication avec ceux qui y étaient restés, agitant les mouchoirs comme pour leur faire signe de venir à terre.
C'est alors que l'émotion fut grande parmi ces malheureux.
Au lieu de ces bêtes féroces qui pouvaient habiter ce rivage désert, on rencontrait des créatures humaines qui paraissaient avoir secouru ceux qui avaient abordé et être prêtes à secourir ceux qui aborderaient.
Seulement ces gens n'avaient point de canots, et, en eussent-ils eu, il était évident que ces canots n'auraient pu franchir le ressac ; mais enfin l'espérance consolatrice disait aux malheureux échoués qu'ils trouveraient quelque moyen de venir à eux et de les sauver.
Et à cette idée la vie, qui, deux jours auparavant, leur paraissait si lourde et si difficile à supporter, leur était devenue plus précieuse que jamais.
Il résultat de cette recrudescence d'espoir que, retrouvant un peu de force à la vue de ce qui se passait sur le rivage, le second maître John Mackay, à son tour, résolut de faire tout ce qu'il pourrait pour y parvenir.
Il communiqua sa résolution à ceux qui restaient avec lui sur le bâtiment et les invita à l'aider à jeter de nouveaux espars à la mer.
D'abord le canonnier, le contre-maître et le jeune garçon dont nous avons parlé réunirent leurs efforts pour arriver à ce but ; mais, au bout d'un instant, leurs forces épuisées les trahirent, et ils allèrent, en secouant tristement la tête se recoucher sur le couronnement.
John Mackay et le jeune garçon restèrent seuls continuer l'oeuvre.
Avec des efforts inouïs ils parvinrent à lancer à la mer un espars auquel ils avaient attaché une corde ; ensuite, s'étant saisis d'une portion du bordage qui flottait, ils fixèrent ce nouveau débris à l'autre extrémité du câble.
De cette façon ils se trouvaient donc avoir chacun un morceau de bois pour s'aider dans cette tentative.
Et cependant, au moment de se mettre à la mer, le coeur manqua à John, tout vieux marin qu'il était, et il fut prêt à remonter sur le bâtiment et à y attendre la mort au lieu d'aller au-devant d'elle.
Encouragé néanmoins par son jeune compagnon, et réfléchissant que ces hommes qui étaient sur le rivage n'y resteraient pas éternellement et dès le même jour pouvaient le quitter, et que le lendemain il aurait moins de force encore que la veille, il résolut de risquer le tout pour le tout.
Il prit donc tristement congé de la pauvre madame Bremner, qui ne marchait plus et parlait à peine, désespéré de la quitter ainsi, mais lui promettant que, s'il gagnait la côte, que si, de cette côte, il y avait un moyen quelconque de lui envoyer du secours, ce secours lui serait immédiatement envoyé.
Elle, de son côté, lui donna une des vingt-deux roupies qui lui restaient et qu'elle gardait d'autant plus précieusement qu'elle avait déjà pu apprécier le service que cet argent lui avait rendu.
Alors John Mackay descendit sur son morceau de bois, et, comme il était occupé de faire sa prière, se recommandant à la Providence, le morceau de bois se détacha de lui-même et se mit à flotter, ce qui lui parut d'un heureux augure ; car il lui semblait que c'était la main même de Dieu qui lui avait fait faire ce premier mouvement vers le rivage.
Et en effet, comme s'il y eût eu miracle, John Mackay à peine à la mer, s'aperçut que ses membres raidis, dont les articulations ne pouvaient plier cinq minutes auparavant avaient repris toute leur souplesse et une partie de leur force.
Mais cependant il s'aperçut bientôt que l'espars, au lieu de l'aider et de le soutenir, le fatiguait horriblement.
Il tournait sur lui-même à chaque mouvement de la mer et roulait par dessus.
Plusieurs fois submergé et suffoquant, il le laissa aller ; mais, dès qu'il se sentait couler, lui-même faisant un effort, il le saisissait de nouveau et le serrait alors étroitement entre ses bras, comme son seul moyen de salut.
Malheureusement il s'aperçut bientôt que la marée, au lieu de le conduire au rivage, le poussait dans une direction à peu près parallèle à la côte. Alors, prévoyant qu'il ne pourrait résister longtemps à une pareille fatigue, John Mackay essaya d'empêcher l'espars de tourner ; pour arriver à ce résultat il s'y étendit tout de son long, passa une jambe et un bras par dessus, tandis que, nageant de l'autre jambe et de l'autre bras, il s'efforça de le diriger vers le rivage.
Pendant quelque temps cette manoeuvre lui réussit, et il commençait à reprendre quelque espérance lorsque tout à coup une vague énorme vint briser sur lui, l’écrasant de son poids, lui arrachant son espars et le laissant seul roulant entre deux eaux, tout étourdi, à moitié mort du choc et près de perdre connaissance.
Cependant une fois encore il revint à la surface de la mer et parvint à respirer ; mais aussitôt une vague lui passant par-dessus la tête le submergea de nouveau.
Cette fois le pauvre John crut bien que tout était fini ; son coeur et son esprit s'unissaient déjà, non pas dans une prière, mais dans un cri suprême vers Dieu, quand tout à coup il reçut un choc violent.
C'était une vague qui le rejetait contre l'espars qu'une vague lui avait enlevé.
Il le saisit de nouveau, tourna plusieurs fois avec lui, et, tout en tournant, sentit son corps s'écorcher au contact du sable et des coquillages que la houle entraînait vers la côte, ce qui lui fit comprendre que cette côte n'était probablement pas éloignée, quoiqu'il ne put la voir.
Enfin, comme les vagues se succédaient de plus en plus violentes, une d'elles le poussa contre un rocher, où, lâchant l'espars, le nageur se cramponna de toutes ses forces, de peur que la lame, à son reflux ne le ramenât au large.
La lame repassa sans pouvoir l'en détacher.
Alors, fuyant les vagues, il se traîna sur les pieds et sur les mains du côté du rivage, s'accrochant à quelque roc, se cramponnant au fond lui-même quand la vague hurlante et furieuse s'élançait au- dessus de lui.
Ce fut ainsi qu'il parvint à la côte.
Mais une fois arrivé là, son épuisement était si grand que, sans s'inquiéter s'il était hors de la portée du flot, il se coucha sur le sable à l'abri d'un rocher, et s'endormit sans pouvoir se rendre compte à lui- même s'il entrait dans le sommeil ou descendait dans la mort.
Lorsque John Mackay se réveilla, il se trouva au milieu d'une douzaine d'hommes parlant la langue indoue ce qui lui fit grand plaisir, car il craignait d'avoir abordé hors du territoire de la Compagnie.
Comme il disait quelques mots de cette langue, il engagea à l'instant même la conversation avec eux et apprit qu'ils étaient des rayas ou paysans de la Compagnie anglaise, et que le point de la côte sur lequel on se trouvait était à six journées de marche de Chittagong ou Illamabad, capitale de la Compagnie des Indes du même nom, située à quatre-vingt-dix lieues de Calcutta, sur les frontières du royaume d'Arrakan.
Rassuré sur l'endroit où il avait abordé et sur les hommes au milieu desquels il se trouvait, John leur demanda s'ils ne pouvaient pas lui donner quelques grains de riz, fussent-ils crus.
Ceux-ci lui dirent qu'il n'avait qu'à les suivre, qu'il rejoindrait en moins de cinq minutes ses compagnons, et que là on ferait pour lui ce que l'on avait déjà fait pour eux. John essaya de se lever, mais la chose lui fut impossible.
Il fallut que deux hommes l'aidassent à se mettre sur ses pieds.
Alors il essaya de marcher, mais la chose lui fut impossible.
Deux hommes le prirent dans leurs bras et le transportèrent du côté d'un autre groupe éloigné de quatre cents pas environ.
Pendant le transport on traversa un petit ruisseau.
En voyant cette eau vive et limpide qui serpentait joyeusement au milieu des cailloux, John demanda qu'on lui permît d'y boire.
Ses guides s'y refusèrent d'abord, mais, sur ses pressantes instances, ils consentirent à le déposer près du ruisseau.
Il se jeta éperdument la tête dans l'eau, avalant de cette eau le plus qu'il pouvait, car il lui semblait qu'il ne la retrouverait plus dès que sa bouche l'aurait quittée.
Les Indous l'en arrachèrent de force, car ils craignaient que, bue en trop grande quantité, cette eau ne lui fit mal.
Mais, au contraire, cette eau fraîche et pure lui avait fait un si grand bien qu'en se relevant il reconnut avec joie qu'il pouvait marcher.
Appuyé sur les bras de ses conducteurs, il atteignit donc le second groupe vers lequel il se dirigeait.
Là il retrouva non seulement le jeune garçon avec lequel il était parti, les six Lascars qui les avaient précédés, mais encore le canonnier et le contre- maître, qui, entraînés par leur exemple, s'étaient mis à la mer après eux et avaient heureusement gagné la côte.

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