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Chapitre VI
Où les roupies de madame Bremner trouvent encore leur emploi.

Le bonheur qu'éprouvait le brave John en retrouvant ses compagnons, la joie qu'il ressentait d'être sauvé, le bonheur qu'il se promettait à manger ce riz qu'il voyait cuire, le rendirent un instant comme insensé.
Il en résulta que, dans ce moment, n'ayant point la faculté de rassembler ses pensées, n'ayant point la force de les exprimer par des paroles, n'ayant plus qu'un souvenir vague et confus de ce qui s'était passé, il oublia de parler de madame Bremner.
Cependant le riz était cuit ; John en mit quelques grains dans sa bouche et les mâcha, mais il ne put les avaler.
Un des rayas, voyant les efforts qu'il faisait, prit, en façon de plaisanterie, de l'eau dans sa main et lui jeta cette eau à la figure.
Comme il ouvrait justement la bouche en ce moment-là, quelques gouttes, en s'y introduisant, poussèrent les grains de riz vers sa gorge et faillirent l'étrangler ; mais l'effort qu'il fit rendit cependant à ses muscles la faculté d'agir et par conséquent d'avaler.
Néanmoins, pendant quelque temps il fut obligé avec chaque cuillerée de riz de prendre une cuillerée d'eau ; mars ce rétrécissement de la gorge n'était qu'un aperçu des douleurs du pauvre John : l'ardeur du soleil avait gercé ses lèvres et jusqu'à l'intérieur de sa bouche. A chaque mouvement de ses mâchoires le sang jaillissait de chacune de ses gerçures, ce qui lui causait des douleurs insupportables.
Mais tout cela cessa avec l'envahissement du sommeil. A peine John eut-il avalé quelques cuillerées de riz et la valeur d'un verre d'eau qu'il s'endormit de ce profond sommeil invincible dont il avait déjà été atteint.
Il ne se réveilla que dans la soirée.
Ce moment de son réveil, pendant lequel ce brave homme sentit que toutes ses facultés physiques se reprenaient à la vie et toutes ses facultés intellectuelles recouvraient leur exercice, fut pour tout son être comme une seconde naissance.
Alors le souvenir lui revint, alors le passe se déroula à ses yeux, et il s'écria avec une angoisse mêlée de remords :
- Ah ! pauvre madame Bremner.
Puis, s'adressant aux rayas, il leur expliqua qu'il avait laissé à bord la femme du capitaine et deux ou trois autres personnes, et que ces personnes avaient de quoi les récompenser s'ils voulaient tenter de les sauver.
Cette double espérance de faire une bonne action et un bon bénéfice firent que les rayas promirent de veiller pendant la nuit à ce que deviendrait le bâtiment.
Or, à leur avis, comme les marées de nuit sont plus élevées que celles de jour, la marée de nuit devait amener le bâtiment plus près de la côte qu'il n'était en ce moment, ce qui rendait le sauvetage facile. Ce fut tout ce que John entendit.
Cet invincible sommeil qui s'était emparé de lui le matin le prit pour la seconde fois, il se laissa aller sur le sable, et l'Indou parlait encore qu'il était déjà endormi.
A minuit on réveilla John ; on lui annonça que la dame et son esclave avaient été transportées heureusement à terre.
John se leva aussitôt et facilement, sans avoir besoin d'être soutenu. Il alla la rejoindre.
Madame Bremner était assise près du feu ; elle venait de boire un verre d’eau et de manger un peu de riz. Son visage était en ce moment le miroir de la joie humaine.
Ce que John avait dit des roupies de madame Bremner avait failli la perdre au lieu de la sauver.
Quelques-uns de ces hommes qui rôdaient sur la plage avaient déjà formé le complot de se rendre au bâtiment, de la dépouiller, lorsque le brave homme qui avait déjà donné son turban à John, et qui était un Birman, guettant de son côté le moment convenable s'était rendu au vaisseau et l'avait sauvée sans réclamer d'elle aucune récompense.
Pendant la même nuit le bâtiment se sépara en deux ; la cale demeura engagée aux rochers.
Quant au pont, il vint en flottant si près de la plage que les deux hommes demeurés les derniers à bord purent à leur tour arriver à terre.
La nuit fut mauvaise ; il plut à torrents, et les naufragés, presque nus, sans abri, eurent énormément à souffrir du froid. Le matin les naturels leur donnèrent encore un peu de riz ; mais ils les prévinrent que c'était la dernière fois qu'ils leur en donnaient gratis, et qu'à l'avenir ils n'obtiendraient rien qu'en payant.
L'imprudence qu'avait commise John Mackay, en parlant des roupies de madame Bremner, portait ses fruits.
Les Lascars, qui avaient abordé les premiers et qui les premiers aussi avaient mis à contribution la bourse de la pauvre veuve, firent leur prix avec les indigènes et commencèrent à prendre leur repas à part, la religion qu'ils professaient ne leur permettant pas de manger avec des personnes d'une autre croyance que la leur.
De son côté madame Bremner, doublement heureuse d'avoir pu sauver son argent, et par le service qu'il lui rendait à elle-même, et par celui qu'il allait rendre aux autres, fit prix pour la nourriture de tout le reste de l'équipage, deux roupies par jour, pendant quatre jours.
Ces quatre jours écoulés, on pensait avoir assez de forces pour gagner le prochain village, distant de trente milles au nord.
Les naufragés étaient étonnés que ces naturels restassent ainsi au bord de la mer sans autre raison apparente que celle de leur rendre service ; mais, à la marée basse, leurs intentions s'expliquèrent.
Bientôt ils se mirent à la mer, gagnèrent le bâtiment et le fouillèrent pour voir si, tout délabré qu'il était, ils ne parviendraient pas à en tirer quelque chose de bon.
Ils n'y trouvèrent que quelques fusils brisés, un peu de fer et de plomb, ainsi que le cuivre du doublage.
Le pauvre John, en voyant ce pillage, éprouvait la douleur qu'éprouve tout honnête marin à voir mutiler le bâtiment sur lequel il a navigué.
Aussi fit-il observer aux naturels qui se livraient à ce genre d'exercice que la spéculation, bonne pour eux dans le moment, pouvait devenir hasardeuse par la suite, attendu que les propriétaires du bâtiment pourraient bien leur demander compte un jour de tous ces objets qu'ils s'appropriaient.
Mais l’observation fut on ne peut plus mal reçue et il ne tarda point de s'apercevoir qu'il eût aussi bien fait de ne pas la risquer.
A partir de ce moment ses fournisseurs de riz ne lui donnèrent plus que la plus petite part et ne le servirent plus que le dernier.
Ils l'eussent même laissé probablement mourir de faim sans le brave Birman qui lui avait prêté son turban et qui avait sauvé madame Bremner. Il prit John sous sa protection, et à cette protection il dut de ne pas mourir tout à fait de faim.
Au reste, c'était un grand bonheur que les indigènes leur mesurassent ainsi les vivres : s'ils n'eussent point mis pareille parcimonie dans leurs distributions, ils se fussent étouffés bien certainement.
Mais comme ce n'était pas dans le but de sauver la vie des naufragés qu'ils se montraient avares, ceux-ci ne leur surent aucun gré de leur avarice.
De leur côté les naturels, pour ménager sans doute leur provision de riz, se mirent en chasse et tuèrent quelques bêtes fauves, qu'ils dépouillèrent et firent rôtir à quelques pas des naufragés, sans leur en offrir la moindre part ; ce que voyant ceux-ci, ils ramassèrent humblement les os, dont ils se firent une soupe qu'ils trouvèrent délicieuse et en savourèrent jusqu'à la dernière goutte.
Le temps s'écoulait, et les forces ne revenaient guère à ces malheureux, nourris seulement d'eau et d'un peu de riz.
Madame Bremner surtout était d'une telle faiblesse qu'elle ne pouvait se tenir debout.
En conséquence elle demanda aux Indous s'ils ne la pourraient pas porter, elle et son esclave, sur une litière, jusqu'au plus prochain village.
La discussion fut longue ; la rapacité des indigènes était éveillée : ils croyaient la bourse de la pauvre madame Bremner inépuisable. Enfin, il fut convenu que, moyennant douze roupies, le transport aurait lieu.
Restaient deux roupies pour compléter les trente.
Moyennant ces deux roupies, que madame Bremner montra bien être les dernières, il fut convenu qu'on leur fournirait à tous quatre du riz jusqu'au prochain village.
Les quatre personnes pour lesquelles le marché venait d'être passé étaient madame Bremner, son esclave, John Mackay et le jeune garçon qui s'était mis à la mer avec lui.
En consultant ses forces John Mackay craignait bien de ne pouvoir suivre le palanquin de madame Bremner.
Aussi voulut-il faire de son côté un marché pour être porté en litière par les Indous ; mais, comme ils prétendaient qu'il était le double plus lourd que madame Bremner, ils demandèrent seize roupies payées comptant.
Force fut donc au pauvre John Mackay de se remettre en route, marchant à pied, appuyé sur un bambou, auprès du palanquin de madame Bremner.
C'était le 17 juillet.
La petite troupe qui accompagnait le palanquin se composait de John, du canonnier, du contre-maître et du mousse.
Quant aux Lascars, ils avaient fait connaissance avec les naturels du pays, et, comme ils étaient de la même race à peu près, ils restèrent avec eux.
On fit à la première traite deux milles environ ; puis on s'arrêta une heure. Pendant cette halte John s'endormit.
A son réveil il était si fatigué qu'il crut qu'il ne lui serait pas possible de se remettre route.
Il y parvint cependant ; mais il était forcé de s'arrêter si souvent qu'il comprit que ce serait rendre le voyage impossible que de vouloir en être.
Il resta donc en arrière, et le jeune homme, qui l'avait pris en affection, resta avec lui.
Ce jeune homme faisait au second maître un compagnon sûr : il avait si grande peur des tigres qu'il n'osait s'éloigner à vingt pas.
Vers les quatre heures de l'après-midi John et le mousse avaient complètement perdu de vue leurs compagnons, lorsqu'ils aperçurent une troupe de naturels d'Arrakan, appelés Mogs.
Ces Indiens étaient occupés à faire cuire du riz près du rivage, et ne voyaient point les deux voyageurs ou ne faisaient point attention à eux.
John, abandonné par les porteurs du palanquin sans aucune nourriture, ambitionnait fort sa part du dîner qui se confectionnait sur la plage, mais, ne connaissant pas la langue, et surtout n'ayant pas d'argent, il ne savait comment arriver à ce résultat.
La prière lui parut, sinon le moyen le plus sûr, du moins le moyen le moins dangereux.
Il s'approcha donc des Mogs, la main étendue et l'oeil suppliant ; sa chétive apparence, les lambeaux de vêtements qui le couvraient, ne laissaient pas de doutes sur sa misère ; aussi, à la première vue, le chef parut-il touché de compassion, et, lui adressant la parole en portugais, lui demanda-t-il quel événement fatal l'avait réduit en ce triste état.
John, par bonheur, parlant un peu la langue dans laquelle la question lui était faite, put y répondre.
Il lui raconta son naufrage, la famine effroyable que lui et ses compagnons avaient subie pendant vingt jours ; de quelle façon miraculeuse ils avaient enfin gagné la terre ; comment là, grâce aux roupies de madame Bremner, ils avaient obtenu quelque secours, et comment enfin, n'ayant pu payer des porteurs de palanquin, il avait été abandonné par eux sur le chemin.
Ce récit parut d'autant plus vraisemblable au chef qu'il venait, une heure auparavant, de voir passer le palanquin de madame Bremner, porté par les Indous et suivi des deux compagnons de naufrage de John. C'était un bon coeur que ce chef ; il maudit ces hommes insensibles qui avaient abandonné un malheureux, et, avec la dignité d'un roi qui offre l'hospitalité à un prince son voisin, il conduisit John près de son feu, en l'invitant à y prendre place, ainsi que le jeune homme qui l'accompagnait.
Puis il lui servit ce qu'il avait de meilleur dans son repas, l'invitant à ne point trop manger, non point par avarice, mais par précaution et pour ménager son estomac affaibli, lui promettant qu'à partir de ce moment, jusqu'à celui où l'on arriverait au village, il se chargeait de lui et de son compagnon, qui, désormais, ne manqueraient plus de rien.
En effet, dès ce moment même il lui fit sa provision de riz, pour trois jours, lui dit que les tigres, ayant peur du feu et de la fumée, ne se risqueraient jamais à les attaquer tant qu'ils auraient soin d'allumer du feu avant de s'endormir ; et, comme ils n'avaient ni briquet, ni pierre à feu, ni amadou, il leur montra à allumer du feu avec deux bambous.
En outre, comme les blessures qu'il s'était faites aux jambes et aux pieds s’étaient remplies de sable et le faisaient souffrir énormément, il lava et pansa ces blessures lui-même, les bassinant et les frottant avec du ghi.
Puis il lui entortilla les pieds dans des morceaux de linge, et, bien réconforté, il lui souhaita un bon voyage.
Après l'épreuve qu'il avait faite de la cupidité des Lascars et de l'insensibilité des Indous cette conduite du chef mog toucha vivement le pauvre John.
Il ne pouvait se décider à le quitter.
Malheureusement le chef, qui était un colporteur, faisait route absolument opposée à la sienne, allant de Chittagong, sa résidence habituelle, vendre des marchandises à Arrakan.
Il fallut donc se séparer.
John ne savait comment exprimer sa reconnaissance au brave colporteur ; ses larmes parlèrent pour lui, et le chef ne dut pas douter qu'il eût obligé un coeur reconnaissant.

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