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Chapitre I
Le Kent

Le 1er mars, à dix heures du matin, un magnifique trois-mâts, ses grandes voiles carguées et prises aux bas ris, ses vergues de perroquet amenées, se tenait à la cape sous un grand hunier seul, avec trois ris pris, ses fausses fenêtres de poupe fermées, et tous ses soldats de quart, amarrés à un cordage de sûreté tendu sur le pont, luttant contre un des plus terribles grains qui aient jamais soulevé les vagues gigantesques de la mer de Biscaye.
C'était le Kent, magnifique navire de la Compagnie anglaise des Indes, commandé par le capitaine Henry Cobb et destiné pour le Bengale et la Chine.
Il portait vingt officiers, trois cent quarante-quatre soldats, quarante-trois femmes et soixante-six enfants, tous faisant partie du 31e régiment d'infanterie, et cela sans compter vingt passagers et un équipage de cent quarante-huit hommes, officiers compris.
Tout cela était joyeusement parti des dunes le 19 février 1825 car le bâtiment étant neuf et le capitaine expérimenté, car tout étant aménagé à bord pour le bien-être et le confort le plus parfait, on pouvait avec confiance espérer un bon et rapide voyage.
Poussé par un vent frais du nord-ouest, le beau navire avait majestueusement descendu la Manche, et, le 23 février, après avoir perdu de vue les côtes d'Angleterre, était entré dans l'Atlantique.
Malgré quelques intervalles de mauvais temps, le navire avait continué de faire bonne route jusqu'à la nuit du lundi 28, où un coup de vent du sud- ouest, dont la violence avait progressivement augmenté pendant la matinée du 29, l'avait subitement arrêté au moment où nous sommes arrivés, c'est-à dire au 1er, mars, à dix heures du matin.
Malgré les précautions prises, le navire, lancé par les flots à des hauteurs prodigieuses, retombant du sommet de ces vagues dans des abîmes sans fond, roulait effroyablement, et ce roulis était encore augmenté par la nature d'une partie de la cargaison, formée de tonneaux pleins de boulets et de bombes.
Vers le milieu du jour le roulis devint si terrible qu'à chaque inclinaison du bâtiment, soit à bâbord, soit à tribord, les haubans plongeaient de trois ou quatre pieds dans la mer.
Il résultait de cet effroyable mouvement que les meubles les plus solidement calés étaient renversés et jetés d'un côté à l'autre du bâtiment avec tant de fracas qu'il n'y avait plus moyen pour personne de se tenir soit dans la chambre, soit dans la salle commune.
Ce fut en ce moment qu'un officier, effrayé de l'horrible remue-ménage qui se faisait dans le pont et dans l’entrepont, pensa qu'il ne serait pas mal d'aller voir ce qui, au milieu de pareilles secousses, pouvait se passer à fond de cale.
En conséquence il prit deux matelots avec lui, et ordonna à l'un d'eux de se munir d'une lampe de sûreté.
En entrant dans la cale il s'aperçut que la lampe brûlait mal, et, dans la crainte du feu, s'il la ravivait lui-même, il envoya un des matelots arranger la mèche sur la plate-forme des câbles, restant pendant toute son absence dans l'obscurité.
Au bout de cinq minutes il reparut, et, s'apercevant qu'une des barriques d'eau-de-vie était hors de sa place, il prit la lampe des mains du matelot qui la portait, et donna l'ordre à lui et à son compagnon d'aller chercher des coins pour caler cette barrique.
Tous deux sortirent.
Resté seul, l'officier se trouva obligé de tenir la lampe d'une main et de maintenir la barrique de l'autre ; mais alors il arriva une telle secousse que, violemment ébranlé, il fut obligé de lâcher sa lampe.
Comprenant le danger auquel il exposait le bâtiment, il se hâta de la ramasser ; mais dans son empressement, il lâcha la barrique, qui se défonça en retombant. L'eau-de-vie se répandit aussitôt, et, en entrant en contact avec la flamme de la lampe, la lave ardente se répandit dans la cale comme un serpent de feu.
Au lieu de donner l'alarme par un cri imprudent, l'officier eut la force de se contenir, et, les deux matelots étant revenus, il fit à l'instant même prévenir par l'un deux le capitaine de ce qui se passait, et avec l'autre essaya de porter les premiers secours au feu.
Le capitaine accourut, donna ses ordres, et l'on commença d'essayer à comprimer le feu au moyen des pompes que l'on fit jouer, de seaux d'eau que l'on versa, et de toiles de hamacs mouillées dont on encombra la cale au vin.
L'officier qui a laissé le récit le plus détaillé de cette catastrophe, le major Mac Grégor, homme à la fois plein de courage et de croyance sainte, était en ce moment occupé à observer les baromètres suspendus dans la chambre du conseil, lorsque l'officier de quart, M. Spence, s'approcha de lui et lui dit tout bas :
- Le feu est dans la cale au vin.
- Allez-y voir, major.
Et M. Spence se mit à se promener de long en large et à maintenir l'ordre sur le pont avec autant de calme que l'agitation furieuse de la mer le lui permettait.
Le major Mac Grégor doutait encore.
Il courut à l'écoutille, dont la fumée commençait à s'échapper, et trouva le capitaine Cobb et les officiers donnant avec le plus grand calme des ordres exécutés avec un calme presque égal par les matelots et par les soldats.
Le capitaine Cobb l'aperçut.
- Ah ! c'est vous, major, dit-il.
- Oui, mon commandant. Puis-je vous être bon à quelque chose ?
- Prévenez vos officiers et veillez à ce que le trouble ne se mette point parmi les soldats.
- Est-ce aussi grave qu'on le dit, commandant demanda le major.
- Dame ! voyez ! dit le capitaine en lui montrant la fumée qui sortait par l'écoutille.
Le major fit des lèvres un mouvement qui signifiait que la chose était grave, et se mit en quête du lieutenant-colonel Fearon.
Le major Mac Grégor s'informa et apprit que le colonel Fearon était chez lui avec quelques-unes des femmes des officiers, qui, tremblantes devant cette tempête effroyable et ne soupçonnant pas un autre danger en face d'un danger si grand, s'étaient réunies chez lui.
Il frappa à la porte avec l'intention de prendre à part le lieutenant-colonel et de lui annoncer le nouveau péril qui menaçait le bâtiment, mais malgré cette précaution, le visage du major portait, à ce qu'il paraît, une telle empreinte de terreur que les femmes se levèrent spontanément et demandèrent si la tempête devenait plus sérieuse.
Mais, en souriant, le major leur donna sa parole que, de ce côté, elles n'avaient rien à craindre, et la parole du major les rassura.
Le colonel Fearon sortit pour s'emparer de l'esprit de son régiment, et le major pour retourner sur le théâtre de l'incendie.
Les choses avaient fort empiré pendant son absence. A la légère flamme bleue de l'eau-de-vie, qui laissait croire encore à la possibilité de se rendre maître du sinistre, avait succédé une épaisse fumée qui, en énormes tourbillons, sortait par les quatre écoutilles, et qui roulait en torrents d'un bout à l'autre du vaisseau.
En même temps une forte odeur de goudron se répandait sur le pont.
Le major s'informa de ce changement au capitaine Cobb qui lui répondit :
- La flamme a gagné de la cale au vin la soute aux cordages.
- Alors nous sommes perdus ? fit le major.
- Oui, répondit simplement le capitaine.
Puis en même temps, d'une voix forte et qui indiquait l'imminence du danger, le capitaine Cobb cria :
- Pratiquez des voies d'eau dans le premier ou le second pont ; déblayez les écoutilles ; ouvrez les sabords de la batterie basse afin que la mer entre de tous côtés.
On s'empressa d'obéir ; mais déjà quelques soldats, une femme et plusieurs enfants avaient péri après des efforts inutiles pour gagner le pont supérieur.
En descendant vers la batterie basse avec le colonel Fearon, et le capitaine Braye, et deux ou trois autres officiers du 3le qui voulaient ouvrir les sabords, ceux-ci rencontrèrent un des contremaîtres chancelant, prêt à tomber, épuisé, perdant connaissance.
Il venait de heurter du pied les cadavres de plusieurs personnes suffoquées par la fumée, dont il avait lui-même failli être victime.
En effet, cette fumée était si âcre et si épaisse qu'en entrant dans l'entrepont ils se sentirent saisis par elle, et qu'à peine purent-ils y rester le temps nécessaire pour exécuter les ordres du capitaine Cobb.
Ils y arrivèrent cependant, et aussitôt la mer se précipita furieuse dans les voies qui lui étaient ouvertes, brisant les cloisons et dispersant comme des bouchons de liège les caisses les plus lourdes et les mieux amarrées.
C'était un spectacle terrible, et que cependant les spectateurs regardaient avec une certaine joie, car ils se flattaient de trouver leur salut dans cette ressource violente.
Plongés dans l'eau jusqu'aux genoux, les officiers s'encourageaient mutuellement avec cette voix âpre et stridente qui montre clairement que celui-là même qui crie aux autres : « Espérez ! » n'espère plus.
Et cependant cette quantité immense d'eau qui se précipitait dans la cale parvint à arrêter, non pas l'incendie, mais son accroissante fureur ; seulement, au fur et à mesure que le danger de sauter en l'air diminuait, celui de sombrer augmentait : le vaisseau s'était visiblement alourdi et enfonçé de plusieurs pieds.
On n'avait que le choix de la mort ; on préféra celle qui offrait un sursis.
Les officiers se précipitèrent contre les sabords, qu'ils refermèrent à grand- peine ; après quoi l'on boucha les écoutilles, afin d'exclure l'air extérieur des profondeurs du vaisseau, et l'on attendit, car on savait avoir maintenant une heure ou deux devant soi.
Alors les officiers qui venaient de noyer le bâtiment, remontés sur le pont, jetèrent les yeux autour d'eux et commencèrent à distinguer dans son ensemble d'abord, puis ensuite à suivre dans ses détails une scène terrible et sublime à la fois.
Le pont supérieur était couvert de six à sept cents créatures humaines : marins, soldats, passagers, hommes, femmes, enfants.
Quelques femmes retenues dans leur lit par le mal de mer, s'étaient élancées hors de leurs cadres quand elles avaient connu le terrible danger dont elles étaient menacées ; et pareilles à des fantômes au milieu de cette nuit blafarde à la lueur des éclairs, aux roulements de la foudre, erraient sur le pont, appelant l'une son père, l'autre son frère l'autre son rnari.
Par un instinct naturel ces sept cents personnes, au lieu de se serrer les unes contre les autres, s'étaient divisées par groupes, les forts avec les forts, les faibles avec les faibles.
Ces groupes permettaient que l’on circulât sur le pont dans les intervalles qu'ils avaient formés.
Quelques-uns des marins et des soldats les plus fermes de coeur, – ceux-là formaient le groupe le moins nombreux, – avaient été se placer directement au-dessus de la sainte-barbe afin d'être emportés les premiers, et que l'explosion au centre de laquelle ils devaient se trouver terminât immédiatement leurs souffrances.
Parmi ces groupes les uns attendaient leur sort avec une résignation silencieuse ou une insensibilité stupide. D'autres se tordaient les bras, poussaient des cris sans paroles et se livraient à toutes les frénésies du désespoir.
D'autres imploraient à genoux, et avec d'abondantes larmes, la miséricorde du Très-Haut.
Plusieurs femmes et des enfants de soldats étaient venus chercher un refuge dans la chambre des ponts supérieurs, et priaient avec les femmes des officiers et des passagers. Parmi ces femmes, quelques-unes, douées d'un calme sublime semblaient des anges envoyés par le Seigneur pour préparer à la mort la créature mortelle à laquelle Dieu a toujours le droit de reprendre la vie qu'il lui a donnée.
Au milieu de tout cela quelques pauvres enfants, ignorant le danger, et les yeux fixes, ou jouaient dans leur lit, ou faisaient des questions qui prouvaient que le Seigneur écartait de leur angélique innocence jusqu'à l'apparence du danger.
Mais il n'en était point ainsi des autres.
Un jeune passager s'approcha du major Mac Grégor.
- Major, lui demanda-t-il, que pensez-vous de la situation ?
- Monsieur, répondit le major, préparons-nous à reposer cette nuit même dans le sein de Dieu.
Le jeune homme s'inclina avec mélancolie, et serrant la main du major :
- Mon coeur est en paix avec ce Dieu dont vous me parlez, major, dit-il ; et cependant, je vous l'avoue, je redoute beaucoup ce dernier instant, quoique je sache que cette crainte est absurde.
En ce moment, comme si la mer eût été furieuse qu'un autre élément s'apprêtât à détruire le bâtiment qu'elle avait l'air de regarder comme sa proie et qu'elle attirait à elle par toutes les bouches de ses abîmes, une de ces vagues terribles qui montaient à la hauteur des vergues se précipita sur le pont, arracha l'habitacle de ses amarres et mit en pièces la boussole, dont elle emporta les débris.
Le coup avait été terrible ; un morne silence l'avait suivi, car chacun regardait avec terreur autour de lui s'il ne lui manquait pas quelque être bien-aimé emporté par ce terrible coup de mer, quand, au milieu de ce silence, la voix d'un jeune contre-maitre s'éleva pleine d'angoisses et cria :
- Capitaine ! le Kent n'a plus de boussole !
Un long frémissement suivit ces paroles car chacun sait ce que c'est qu'un navire perdu et errant au hasard sur l'Océan.
Aussi, à ces mots, un jeune officier qui, jusque-là n'avait point paru désespérer, prit d'un air sombre une boucle de cheveux blonds dans son nécessaire et la plaça sur son coeur.
Un autre prit du papier et écrivit à son père quelques lignes qu'il introduisit dans une bouteille, espérant que la bouteille, recueillie par quelque âme charitable, serait envoyée à son père avec ce qu'elle contenait, et qu'ainsi, par la certitude de sa mort, il épargnerait au vieillard de longues années d’incertitude et d'anxiété.
Au moment où ce jeune officier s'avançait vers le bastingage pour jeter cette bouteille à la mer, un des seconds, M. Thomson, eut l'idée de faire monter un matelot au petit mât de hune, dans l'espérance de découvrir quelque bâtiment en vue, et que ce bâtiment pût secourir le Kent.
C'était une dernière espérance, bien faible il est vrai, et cependant à laquelle tous les coeurs se rattachaient.
On attendit donc avec une inexprimable angoisse.
Le matelot parcourut des yeux tout le cercle de l'horizon.
Puis, tout à coup, agitant son chapeau :
- Une voile sous le vent ! cria-t-il.
Trois hourras de joie s'élancèrent du pont.
A l'instant on hissa les pavillons de détresse.
On tira le canon de minute en minute, et l'on dirigea la manoeuvre de manière à arriver sur le navire qui était en vue, naviguant sous la misaine et les trois huniers.

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