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Chapitre X


Philippe continua :
- J'avais arrêté mon plan.
Je devais l'arrêter si je l'osais, lui offrir mon bras pour l'accompagner où elle allait, et, en l'accompagnant, lui énumérer tous les ravages que depuis trois jours son nez retroussé et son sourire aux dents blanches opéraient sur moi.
Je pris a mon tour ma canne, mon chapeau et mon pardessus, et je dégringolai mes cinq étages. Mais si vite que j'eusse opéré, elle était déjà à une trentaine de pas de moi lorsque j'arrivai à la porte de la rue.
Je me mis aussitôt à sa poursuite.
Mais, tu comprends, d'une façon convenable, en gagnant peu à peu sur elle pour ne point l'effrayer.
Au coin de la rue Saint-Jacques, j'avais déjà gagné dix pas, au coin de la rue Racine, vingt pas, enfin dans la rue de Vaugirard j'allais certainement la rejoindre, lorsque tout à coup elle sauta par-dessus la traverse d'une porte cochère, entra dans une cour, la franchit, et monta un escalier dont on pouvait de la rue apercevoir les dernières marches.
Un instant j'eus l'idée de ne point abandonner ses traces et d'aller l'attendre au fond de cette cour ; mais il y avait là un portier qui balayait, et ce portier m'intimida.
Il m'eût certainement demandé où j'allais, et je n'eusse su que répondre, ou bien qui je suivais, et je ne savais pas même le nom de ma jolie grisette.
Je me bornai donc à attendre, et je commençai là une faction qui me dégoûta du premier coup et à tout jamais de la garde nationale.
Une heure, deux heures, deux heures et demie se passèrent ; l'idole de mon âme ne reparaissait pas. Avais-je effarouché la timide gazelle ?
En attendant, la nuit tombait ; je n'avais pour arrêter le soleil ni le secret ni la vertu de Josué.
Quand tout à coup, sous la lumière de la lampe huileuse qui éclairait l'escalier, je vis apparaître la robe d'indienne de ma fugitive, et en même temps le bas du manteau d'un jeune homme, dont j'entendis la canne ferrée retentir sur chaque marche de l'escalier.
Etait-ce son amant ? était-ce son frère ? Il était probable que c'était l'un, il était possible que ce fût l'autre.
Je me rappelai la maxime du sage :

          « Dans le doute, abstiens-toi. »

Et je m'abstins.
La grisette et le cavalier passèrent à quatre pas de moi sans me voir, tant l'obscurité était épaisse.
Cet événement me décida à changer de tactique ; les mêmes circonstances pouvaient se représenter.
D'ailleurs, au fond du coeur, et tout en me reprochant ma faiblesse, je me disais qu'au moment de l'aborder, ce courage, dont loin d'elle je faisais ample provision, m'eût manqué peut-être, et que mieux valait lui écrire.
Je me mis aussitôt à ma table pour exécuter mon projet.
Mais écrire une lettre d'amour, une lettre de laquelle allait dépendre l'opinion que ma voisine prendrait de moi, et par conséquent le chemin plus ou moins rapide que je ferais dans son esprit, n'était pas chose facile ; d'ailleurs, c'était la première que j'écrivais.
Je passai une partie de la nuit à faire un brouillon que je relus le lendemain matin, et que je trouvai détestable.
J'en fis un second, j'en fis un troisième, et enfin je m'arrêtai à celui-ci.
Philippe tira le brouillon annoncé de son portefeuille, et lut ce qui suit :

« Mademoiselle,

« Vous voir, c'est vous aimer ; je vous ai vue, et je vous aime.
« Chaque matin je vous aperçois donnant à manger à vos oiseaux, trop heureux d'être nourris par une si jolie main, arrosant vos roses, moins roses que vos joues, et vos giroflées, moins parfumées que votre haleine, et ces quelques minutes suffisent à remplir mes jours de pensées et mes nuits de rêves.
« Mademoiselle, vous ne savez pas qui je suis, et j'ignore complètement qui vous êtes ; mais celui qui vous a entrevue une seconde peut facilement conjecturer quelle âme tendre et ardente est cachée sous ces dehors séduisants.
« Votre esprit est à coup sûr aussi poétique que votre beauté, et vos songes sans doute aussi merveilleux que vos regards. Heureux qui pourrait réaliser ces douces chimères, impie qui briserait ces illusions charmantes ! »

- J'avais assez bien imité le style de la littérature du temps, n'est-ce pas ? dit Philippe assez satisfait de lui-même.
- C'est le compliment que j'allais te faire, reprit Amaury, si tu ne m'avais point prié de ne point t'interrompre.
Philippe continua :

« Vous voyez, Mademoiselle, que je vous connais.
« Et vous, un secret instinct ne vous a-t-il point encore avertie que là, près de vous, dans la maison en face, un peu au-dessus de vos croisées, un jeune homme, possesseur de quelque fortune, mais seul et isolé dans ce monde, aurait besoin d'un coeur qui le comprit et l'aimât ? Qu'à l'ange qui descendrait du ciel pour remplir son existence déserte, il donnerait son sang, sa vie, son âme, et que son amour alors ne serait pas un caprice aussi profane que ridicule, mais une adoration de tous les jours, de toutes les heures, de toutes les minutes !
« Mademoiselle, si vous ne m'avez jamais vu, ne m'avez-vous jamais deviné ? »
Philippe s'arrêta une seconde fois, regardant Amaury, comme pour lui demander son avis sur cette seconde période.
Amaury fit de la tête un signe approbateur, et Philippe continua :
« Pardonnez-moi donc de n'avoir pas pu résister au violent désir de vous dire ces sentiments profonds et inaltérables que votre seule vue m'a inspirés.
« Pardonnez-moi d'avoir osé vous révéler cet amour humble et passionné qui fait ma vie.
« Ne vous offensez pas de l'aveu d'un coeur qui n'a pour vous que du respect, et si vous voulez bien croire à la sincérité de ce coeur dévoué, permettez-moi d'aller vous exprimer de vive voix, et non plus dans une lettre glacée, tout ce qu'il a pour vous de vénération et de tendresse.
« Mademoiselle, laissez-moi voir de près mon idole.
« Je ne vous demande pas de réponse, oh ! non, je ne suis pas si ambitieux ; mais un mot, un geste, un signe, et je vole à vos pieds, et j'y demeure pour la vie.
                    « Philippe Auvray,

« Rue Saint-Nicolas-du-Chardonneret, au cinquième, celle des trois portes à laquelle pend une patte de lièvre. »

- Tu comprends, Amaury ?...
Tout en ne demandant point de réponse, ce qui eût été trop hardi peut-être, j'avais toujours mis mon adresse ; car, enfin, ma belle voisine pouvait être attendrie de ce billet et me faire la surprise d'y répondre.
- Sans doute, répondit Amaury, et c'était une excellente précaution.
- Précaution inutile, mon ami, comme tu vas voir.
Cette habile et flamboyante épître terminée, il ne s'agissait plus que de la remettre à son adresse ; mais comment, par quelle voie ?
La petite poste ? J'ignorais le nom de ma divinité.
La lui faire rendre par le portier, en lui faisant hommage d'un petit écu ? Mais j'avais entendu parler de portiers incorruptibles.
Un commissionnaire ? C'était un peu bien prosaïque et quelque peu dangereux, car il pouvait se présenter quand le frère serait là.
Je m'étais arrêté à cette opinion que ce jeune homme était son frère.
Un instant j'eus l'idée de te confier mon embarras, mais comme je te savais beaucoup plus délié que moi dans ces sortes d'affaires, je craignais que tu te moquasses de moi. Il en résulta que la lettre écrite, la lettre cachetée, la lettre posée sur la table, deux jours se passèrent dans ces perplexités.
Enfin, vers le soir du troisième jour, comme j'avais profité du moment où ma beauté n'était pas chez elle pour me mettre à ma fenêtre et plonger mes regards a travers la sienne restée toute grande ouverte, je vis une feuille se détacher de ses rosiers, et, portée par le vent, traverser la rue et aller frapper aux carreaux de l'étage inférieur.
Un gland qui tomba sur le nez de Newton lui révéla le système du monde. Une feuille de rosier flottant au gré du vent m'offrit le moyen de correspondance que je cherchais.
Je roulai ma lettre autour d'un bâton de cire à cacheter, et je la lançai adroitement à travers la rue, de ma chambre dans la chambre de ma voisine ; puis, tout ému de cet excès de hardiesse, je fermai vivement ma fenêtre ; j'attendis.
Cette action audacieuse ne fut pas plus tôt commise que je frémis des conséqences qu'elle pouvait avoir.
Si ma voisine rentrait avec son frère, et que ce frère trouvât ma lettre, elle était affreusement compromise.
J'attendais donc, caché derrière mes rideaux et le coeur plein d'angoisses, qu'elle rentrât chez elle, lorsque tout à coup je la vis apparaître ; par bonheur elle était seule, je respirai.
Elle fit deux ou trois tours dans sa chambre, légère et sautillante comme d'habitude, sans voir ma lettre.
Mais enfin, le hasard fit que son pied porta dessus, elle se baissa et ramassa le papier.
Mon coeur battait à m'étouffer, et je me comparais à Lauzun, à Richelieu, à Lovelace.
La nuit, comme je l'ai dit, commençait à venir ; elle s'approcha donc de sa fenêtre pour regarder d'abord de quelle partie de la rue pouvait lui venir l'épître qu'elle tenait entre ses mains, puis ensuite pour la lire.
Je crus que le moment était venu de me montrer et d'achever, par ma présence, l'effet que ne pouvait manquer de produire mon billet. J'ouvris donc ma fenêtre.
Au bruit, ma voisine se tourna de mon côté, portant ses yeux de moi à ma lettre, et de ma lettre à moi.
Une pantomime éloquente lui indiqua que j'étais l'auteur de l'épître. Je joignis les mains pour la supplier de la lire.
Un instant elle parut irrésolue, enfin elle se décida.
- A quoi ?
- A la lire, parbleu !
Je la vis dérouler ma lettre du bout des doigts, puis me regarder encore, puis sourire, puis lire les premières lignes et sourire encore, puis continuer et rire tout à fait.
Cette hilarité me dérouta d'abord quelque peu.
Mais comme elle lut la lettre d'un bout à l'autre, j'avais, à la fin de la lecture, repris quelque espoir, quand tout à coup je la vis se préparer à déchirer ma lettre. J'allais jeter un cri, lorsque je songeai que c'était sans doute de peur que son frère ne la trouvât qu'elle se livrait, à l'endroit de mon épître, à cet excès de précaution. Je trouvai la chose bien vue et j'applaudis ; mais il me sembla qu'elle mettait de l'acharnement à réduire ma lettre en morceaux : en quatre, bien ; en huit passe encore ; mais en seize, mais en trente-deux, mais en soixante-quatre, mais la réduire à des fragments imperceptibles, c'était de l'enfantillage ; mais la faire passer à l'état d'atomes, c'était de la cruauté.
Voilà pourtant ce qu'elle fit, et lorsque leur ténuité eut rendu impossible une nouvelle multiplication parcellaire, elle ouvrit la main et laissa tomber sur les passants cette neige élégiaque ; puis, me riant une seconde fois franchement au nez, elle referma sa fenêtre, tandis qu'une impertinente bouffée de vent me rapportait un lambeau de mon papier et de mon éloquence.
Et lequel ? Mon cher, celui sur lequel le mot ridicule était écrit en toutes lettres.
J'étais furieux ; mais comme, au bout du compte, elle était innocente de ce dernier événement, et que je ne pouvais m'en prendre de cette insulte qu'à un des quatre vents cardinaux, je refermai à mon tour ma fenêtre d'un air plein de dignité et je me mis à réfléchir au moyen de vaincre cette résistance inusitée dans l'honorable corporation des grisettes.

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