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Chapitre XIII


17 mai.

« Hélas !
« Voilà encore une fois tous mes songes envolés !
« Voilà encore une journée qu'en me levant j’avais marquée pour la joie, mais que Dieu avait marquée pour la douleur.
« Amaury est venu ce matin, gai et joyeux comme d'habitude. Comme d'habitude, je les ai laissés sous la surveillance de mistress Brown, et j'ai fait mes courses habituelles.
« Toute la journée je me suis bercé de cette idée que, ce soir, j'annoncerais à Amaury la mission obtenue et les projets formés par moi-même. Quand je suis rentré, il était cinq heures, et l'on allait se mettre à table.
« Amaury était déjà parti pour être revenu plus tôt, sans doute ; mais on voyait qu'il n'y avait qu'un instant. Tout un bonheur presque présent était épanoui sur le visage de Madeleine.
« Pauvre douce enfant ! jamais elle ne s'est mieux portée à ce qu'elle dit.
« Me serais-je trompé, et cet amour que je craignais tant était-il destiné à fortifier cette frêle organisation que je craignais tant qu'il ne brisât ? La nature a ses abîmes dans lesquels l'oeil le plus exercé et le plus savant ne pénétrera jamais.
« J'avais vécu tout le jour sur cette idée du bonheur que je leur gardais ; j'étais comme un enfant qui veut faire une surprise à quelqu'un qu'il aime, et qui a sans cesse son secret sur les lèvres : pour ne pas tout dire à Madeleine, je la laissai au salon et je descendis au jardin. Elle s'était mise à son piano, et, tout en me promenant, j'entendais résonner vaguement la sonate qu'elle jouait, et cette mélodie, qui me venait de ma fille, me remplissait le coeur.
« Cela dura un quart d'heure à peu près.
« Je m'amusais à m'éloigner et à me rapprocher de cette source d'harmonie en faisant le tour du jardin.
« Quand j'arrivais à son extrémité, à peine si le concert était sensible ; je n'entendais que les notes hautes qui traversaient l'espace et arrivaient à moi, malgré la distance ; puis, je me rapprochais, et je rentrais dans le cercle harmonieux, dont quelques pas, faits dans un autre sens, allaient m'éloigner de nouveau.
« Pendant ce temps, la nuit venait et enveloppait toutes choses de son obscurité.
« Tout à coup je n'entendis plus rien. Je souris : Amaury était arrivé.
« Je revins vers le salon, mais par une autre allée, par une allée sombre, et qui longeait le mur.
« Dans cette allée, seule, sur un banc, je rencontrai Antoinette toute pensive. Depuis deux jours j'avais à lui parler.
« Je pensai que le moment était favorable, et je m'arrêtai devant elle.
« Pauvre Antoinette ! Je m'étais dit, en effet, qu'elle allait gêner un peu la délicieuse vie à trois que je me promettais ; que les bonnes affections d'une si cordiale intimité ne voulaient pas de témoin, quel qu'il fût, et qu'enfin, si Antoinette pouvait ne pas être du voyage, le voyage n'en irait que mieux.
« Pourtant, je n'entendais pas l'abandonner seule ici, la pauvre enfant ! il fallait ne la quitter qu'en la laissant heureuse aussi, et entourée des affections auxquelles nous allions, Madeleine, Amaury et moi, devoir notre bonheur. Je l'aime trop, et j'aimais trop ma soeur pour en agir autrement.
« Aussi, de même que j'avais tout préparé pour Amaury et Madeleine, j'avais tout préparé pour elle.
« En me voyant, elle leva les yeux, sourit et me tendit la main.
« - Eh bien, mon oncle, dit-elle, que vous avais-je promis, que vous seriez heureux de leur bonheur, n'est-ce pas ? Leur bonheur ne vous a-t-il pas tenu parole... et n'êtes-vous pas heureux ?...
« - Oui, ma chère enfant, lui dis-je ; mais ce n'est pas le tout qu'ils soient heureux et que je le sois, reste encore Antoinette, qui doit être heureuse.
« - Oh ! moi, mon oncle, je le suis : que voulez-vous qui me manque ? Vous m'aimez comme un père, Madeleine et Amaury m'aiment comme une soeur ; que puis-je demander de plus ?
« - Quelqu'un qui t'aime comme un époux, chère nièce et ce quelqu'un, je l'ai trouvé.
« - Mon oncle... dit Antoinette avec un accent qui semblait me prier de ne pas aller plus loin.
« - Ecoute, Antoinette, repris-je, et puis tu répondras.
« - Parlez, mon oncle.
« - Tu connais M. Jules Raymond ?
« - Lui-même... Comment le trouves-tu ?
« - Charmant... pour un avoué, mon oncle.
« Voyons, ne plaisante pas, Antoinette. Aurais-tu de la répugnance pour ce jeune homme ?
« - Mon oncle, il n'y a que ceux qui aiment qui éprouvent l'opposé de cette passion... n'ayant d'amour pour aucun homme, tous les hommes me sont indifférents.
« - Eh bien, ma chère Antoinette, M. Jules Raymond est venu me voir hier ; et, si tu n'as pas fait attention à lui, il t'a remarquée, toi...
« M. Jules Raymond est un de ces hommes auxquels l'avenir ne peut manquer, parce qu'ils font eux-mêmes leur avenir.
« Eh bien, il demande à partager cet avenir avec toi... Il te reconnaît deux cent mille francs de dot... il...
« - Mon oncle, interrompit Antoinette, tout cela est si beau et si généreux, que je ne veux pas vous laisser aller plus loin avant de vous faire tous mes remerciements. M. Jules Raymond forme, parmi les gens d'affaires, une exception rare et que j'apprécie ; mais je croyais vous avoir déjà dit que mon seul désir était de rester près de vous. Je ne conçois pas d'autre bonheur que celui-là, et à moins que vous m'imposiez un avenir différent, c'est celui-là que je me choisis. »
« Je voulus insister, je voulus lui montrer les avantages qu'elle pouvait retirer de cette union. L'homme que je lui proposais était jeune, riche, estimé, je ne devais pas vivre toujours : que ferait-elle seule, sans affection, sans appui ?...
« Antoinette m'écouta avec le calme de la résolution, et quand j'eus fini :
« - Mon oncle, dit-elle, je dois vous obéir comme j'obéissais à la fois à mon père et à ma mère, puisqu'en mourant ils vous ont légué leurs pouvoirs sur moi.
« Ordonnez donc et j'obéirai ; mais ne cherchez pas à me convaincre, car dans la disposition de coeur et d'esprit où je me trouve, tant qu'on me laissera le libre arbitre, je refuserai quiconque se présentera pour être mon mari, ce prétendant fût-il millionnaire, fût-il prince !... »
« Il y avait dans sa voix, dans son action, dans son geste, une telle fermeté que je compris qu'insister n'était que, comme elle le disait elle-même, substituer le commandement à la persuasion. Je la rassurai donc complètement.
« Après lui avoir dit qu'elle serait éternellement libre de sa main et de son coeur, je lui déroulai tous les projets que, dans un instant, je comptais soumettre à mes deux enfants. Je lui annonçai qu'elle nous accompagnerait dans notre voyage, et qu'au lieu d'être trois, nous serions quatre à être heureux, voilà tout.
« Mais elle secoua la tête, et me répondit qu'elle me remerciait de tout son coeur, mais qu'elle ne ferait pas ce voyage avec nous.
« Alors je me récriai.
« - Ecoutez, mon oncle, dit-elle.
« Dieu, qui règle les destinées, a départi, aux uns le bonheur, aux autres la tristesse. Mon sort à moi, pauvre fille, c'est l'isolement. A quinze ans de distance, et avant que j'eusse atteint même ma vingtième année, j'ai perdu mon père et ma mère.
« Le bruit, le mouvement d'une longue route, le spectacle changeant des peuples et des villes ne me conviennent pas. Je resterai seule avec mistress Brown.
« J'attendrai votre retour à Paris ; je ne quitterai ma chambre que pour aller à l'église ou pour venir, le soir, dans ce jardin, et à votre retour vous me trouverez à la même place où vous m'aurez quittée, le même calme au coeur, le même sourire aux lèvres : toutes choses que je perdrai, mon bon oncle, si vous voulez faire de ma vie autre chose que ce qu'elle doit être. »
« Je n'insistai pas davantage, mais je restai un moment à me demander quels motifs faisaient ainsi d'Antoinette une religieuse dans le monde, et transformaient en cellule la chambre d'une jeune fille de dix-neuf ans, belle, spirituelle, rieuse souvent, et qui avait deux cent mille francs de dot.
« Mon Dieu, qu'est-ce que cela me faisait, après tout, et pourquoi perdais-je mon temps à sonder ces inexplicables fantaisies de jeune fille ?
« Pourquoi perdais-je mon temps à consoler, à plaindre, à ranimer Antoinette, au lieu de m'acheminer tout de suite vers le salon ?
« Et Dieu sait encore combien de temps je serais resté là, en face de cette autre fille à moi, si, embarrassée sans doute de mon regard, si, inquiète de mes questions à venir, elle ne m'eût demandé la permission de se retirer dans sa chambre.
« - Non, mon enfant, lui dis-je, reste là, c'est moi qui me retire. Toi, ma chère Antoinette, tu peux, sans rien craindre, rester à l'air de la nuit. Je voudrais bien que Madeleine fût comme toi.
« - Oh ! mon oncle ! s'écria Antoinette en se levant, je vous le jure par les étoiles qui me regardent, et par cette lune qui nous éclaire si doucement, je vous le jure, si je pouvais donner ma santé à Madeleine, je la lui donnerais à l'instant ; car ne vaudrait-il pas mieux que ce fût moi, pauvre orpheline, qui courusse le danger qu'elle court, qu'elle, si riche de toutes choses, et surtout d'amour ! »
« J'embrassai Antoinette, car la chère enfant avait dit ces paroles avec un accent de vérité qui n'admettait pas le doute, et tandis qu'elle retombait sur son banc, je m'acheminai vers le perron.

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