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Chapitre XX


Nous avons eu recours, pour les événements précédents, au journal de M. d’Avrigny, parce que rien mieux que ce journal ne pouvait nous apprendre ce qui s'était passé au chevet de la pauvre Madeleine et dans le coeur de ceux qui l'entouraient.
Comme l'avait dit M. d'Avrigny, un mieux sensible s'était opéré dans l'état de la malade, grâce aux soins méticuleux du père et à la science admirable du médecin ; et cependant, malgré cette science et même à cause de cette science, qui faisait qu'aucun des mystères de l'organisation humaine ne lui échappait, M. d'Avrigny avait compris qu'entre lui et la maladie, le bon et le mauvais génie qui luttaient ensemble, il y avait une troisième influence, qui tantôt venait en aide au mal et tantôt au médecin : c'était Amaury.
Voilà pourquoi il avait écrit sur son journal que l'existence de Madeleine était désormais entre les mains de son amant.
Aussi, le lendemain du jour où il avait écrit ces lignes, quand tous deux se furent retirés de la chambre de Madeleine, fit-il dire à Amaury qu'il désirait lui parler.
Amaury, qui n'était pas encore couché, se rendit aussitôt chez M. d'Avrigny, qu'il trouva dans son cabinet.
Le vieillard était assis au coin de sa cheminée, la tête appuyée au marbre du chambranle et plongé dans de si profondes réflexions, qu'il n'entendit point la porte s'ouvrir et se refermer, et que le jeune homme arriva jusqu'auprès de lui sans que le bruit de ses pas, assourdis, il est vrai, par un tapis épais, le tirât de sa rêverie.
Arrivé là, il attendit un instant ; puis, ne pouvant surmonter son inquiétude :
- Vous m'avez demandé, mon père, lui dit-il ; serait-il survenu quelque chose de nouveau ? Madeleine va-t-elle plus mal ?
- Non, mon cher Amaury, au contraire, répondit M. d'Avrigny, et c'est justement parce qu'elle va mieux que je vous ai fait appeler.
Puis, lui montrant une chaise et lui faisant signe de s'approcher de lui..
- Asseyez-vous là, lui dit-il, et causons.
Amaury obéit en silence, mais non sans inquiétude ; car, malgré ces paroles rassurantes, il y avait dans l'accent de M. d’Avrigny quelque chose de solennel qui annonçait qu'il s'apprêtait à traiter un point sérieux.
En effet, lorsque Amaury fut assis, M. d'Avrigny lui prit la main, et le regardant avec cette douceur mêlée de fermeté que le jeune homme avait si souvent remarquée dans ses yeux pendant ses longues veilles au chevet de Madeleine :
- Mon cher Amaury, nous sommes pareils à deux soldats qui se sont rencontrés ensemble sur un champ de bataille ; nous savons maintenant ce nous que valons, nous connaissons l'étendue de nos forces et nous pouvons nous parler à coeur ouvert.
- Hélas ! mon père, dit Amaury, du milieu de cette longue lutte dans laquelle, à ce que nous espérons du moins, vous venez de triompher, je vous ai été un auxiliaire bien inutile. Il est vrai que, d'un autre côté, si un amour infini, si des prières ardentes peuvent quelque chose devant Dieu et méritent d'être comptés près des miracles de la science, je puis espérer, moi aussi, d'avoir été pour quelque chose dans la convalescence de Madeleine.
- Oui, Amaury, et c'est justement parce que je sais toute l'étendue de votre amour que j'espère vous trouver prêt à un sacrifice d'un instant.
- Oh ! s'écria Amaury, tout ce que vous voudrez, mon père, excepté de renoncer à Madeleine.
- Sois tranquille, mon fils, reprit M. d'Aurigny, Madeleine est à toi, ou plutôt ne sera jamais à un autre qu'à toi.
- Ah ! mon Dieu ! que voulez-vous dire ?
- Ecoute, Amaury, continua le vieillard, en réunissant la seconde main du jeune homme à la première qu'il tenait déjà dans les siennes, écoute, ce n'est pas un reproche que je te fais comme père, c'est un fait que je te signale comme médecin ; quoique préoccupé depuis le jour de sa naissance de la santé de mon enfant, deux fois seulement cette santé nous a donné des craintes graves : la première fois, lorsqu'au petit salon tu lui as dit que tu l'aimais ; la seconde fois...
- Oui, mon père ; oh ! ne me rappelez pas cela, je m'en souviens, mon Dieu ! et bien souvent, dans le silence de mes nuits, quand vous veilliez près de Madeleine, et que je pleurais dans ma chambre, ce souvenir m'est revenu comme un remords ; mais que voulez-vous, quand je suis près de Madeleine, je deviens comme un insensé, j'oublie tout, mon amour m'entrainde, plus fort que la réflexion ; que voulez-vous, il faut me pardonner.
- Et je te pardonne, mon cher Amaury ; car, s'il en était autrement, tu ne l'aimerais pas. Hélas ! voilà la différence qu'il y a entre mon amour et le tien : mon amour prévoit sans cesse les malheurs à venir ; le tien oublie éternellement les malheurs passés. C'est pour cela, mon cher Amaury, qu'il faut, pendant quelque temps, éloigner d'elle ton amour aveugle et égoïste, et laisser mon amour prévoyant et dévoué l'envelopper seul.
- Oh ! mon père, que dites-vous, mon Dieu ! moi, quitter Madeleine ?
- Pour quelques mois seulement.
- Mais, mon père, Madeleine m'aime comme je l'aime, pas autant, je le sais bien, c'est impossible. M. d'Avrigny sourit. Ne craignez-vous pas que cette absence ne fasse plus de mal à votre fille que ma présence ?
- Non, Amaury, car elle t'attendra, et l'espérance est une douce berceuse.
- Mais où irai-je, mon Dieu ? quel prétexte lui donner ?
- Le prétexte est tout trouvé, et ce ne sera pas même un prétexte. J'avais obtenu pour toi une mission près de la cour de Naples : tu diras, ou plutôt je dirai, je ne veux pas même te laisser auprès d'elle ce tort apparent, je dirai que le soin de ton avenir exige que tu accomplisses cette mission.
Puis, lorsqu'elle s'écriera, je lui dirai tout bas :
- Tais-toi, Madeleine, nous irons au-devant de lui, et au lieu d'être séparés trois mois, vous ne serez séparés que six semaines.
- Vous viendrez au-devant de moi, mon père ?
- Oui, jusqu'à Nice : Madeleine a besoin de l'air chaud et velouté de l'Italie ; je la conduirai à Nice, car jusqu'à Nice elle peut aller presque sans fatigue, en remontant la Seine, en suivant le canal de Briare et en descendant la Saône et le Rhône.
Une fois à Nice, je t'écris de revenir aussitôt ou de tarder quelque temps encore, selon que ma pauvre Madeleine sera forte ou faible ; et alors, tu comprends, ton absence n'est plus une douleur : car l'espérance d'une réunion prochaine la change en joie, en joie douce, sans aucune de ces émotions terribles que lui donne ta présence, sans aucune de ces secousses physiques qui la brisent.
Deux fois je l'ai sauvée ; mais, je te le dis, Amaury, une troisième crise, elle meurt, et cette troisième crise, toi présent, elle est inévitable.
- Oh ! mon Dieu ! mon Dieu !
- Amaury, c'est non seulement pour toi et pour moi que je te prie, mais pour elle : aie pitié de mon pauvre lis et aide-moi à le sauver ; compare ce que c'est que la séparation d'un instant, la séparation de l'espace, avec la séparation éternelle, la séparation de la mort.
- Oh ! oui, oui, tout ce que vous voudrez, mon père ! s'écria Amaury.
- Bien, mon fils, dit le vieillard en souriant du premier sourire qui eût paru sur ses lèvres depuis quinze jours ; bien, je te remercie, et à cette heure seulement, pour ta récompense, j'ose te dire : Espérons !

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