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Chapitre XXX


« M. d'Avrigny avait fait porter la lettre au curé par un homme à cheval ; aussi, le même jour, à cinq heures, le curé et le pâtre arrivèrent-ils.
Ce pâtre était un grossier paysan, sans instruction aucune, et si M. d'Avrigny avait eu réellement quelque espérance de ce côté, il lui fut facile, au premier mot, de voir que cette espérance était bien chimérique.
N'importe, il ne l'introduisit pas moins près de sa fille, sous prétexte que cet homme venait annoncer que le curé arriverait le lendemain. Madeleine, qui, enfant, avait vu ce berger venir vingt fois, à la maison de Ville-d'Avray, le reconnut avec plaisir.
En sortant avec cet homme de la chambre de Madeleine, M. d'Avrigny lui demanda ce qu'il pensait de sa fille.
Alors, celui-ci, avec la sottise de l'ignorance, lui dit qu'elle était bien mal, il est vrai, mais qu'à l'aide des herbes qu'il avait apportées avec lui, il en avait fait revenir de plus loin.
Et le vieux berger tira d'un sac des simples, dont la vertu selon lui, était doublée par les époques de l'année dans lesquelles ils avaient été cueillis.
M. d'Avrigny jeta sur ces simples un seul coup d'oeil, et reconnut que la combinaison de ces herbes ne devait produire évidemment d'autre effet que celui d'une tisane ordinaire ; mais en tout cas, comme elle ne pouvait pas faire de mal, il laissa le berger préparer son breuvage, et, désormais sans aucun espoir de ce côté, il remonta près du curé.
- Monsieur le curé, lui dit-il, le remède que propose André est ridicule ; mais comme il n'est pas dangereux, je le laisse faire. Il ne hâtera ni retardera d'une heure la mort de Madeleine, et cette mort aura lieu dans la nuit de jeudi à vendredi, vendredi matin au plus tard.
J'en sais assez, ajouta-t-il avec un sourire amer ; oui, je suis un assez grand médecin pour croire que je ne me trompe point en prédisant cela !...
Monsieur le curé, continua-t-il, vous le voyez, je n'ai donc plus d'espoir en ce monde.
- Espérez en Dieu, monsieur d'Avrigny, répondit le prêtre.
- Eh bien, répondit M. d'Avrigny avec un peu d'hésitation, voilà justement où je voulais en venir, monsieur le curé.
Oui, j'ai toujours espéré, j'ai toujours cru en Dieu, surtout depuis que Dieu m'a donné ma fille ; et pourtant, monsieur le curé, je vous l'avoue, des doutes ont souvent traversé mou esprit.
Oui, l'analyse est sceptique : à force de ne voir que la matière, on arrive à douter de l'âme, et qui doute de l'âme est bien près de douter de Dieu... Qui nie l'ombre nie le soleil. J'ai donc parfois, dans mon pauvre orgueil humain, osé soumettre à un examen impie jusqu'au Seigneur lui-même.
Ne vous scandalisez pas, mon père, car, à l'heure qu'il est, je me repens de ces révoltes ; je les trouve coupables, ingrates, odieuses ! Je crois...
- Croyez, et vous serez sauvé, dit le prêtre.
- Eh bien, c'est justement cette parole de l'Evangile que j'invoque, mon père, s'écria M. d'Avrigny ; car aujourd'hui, je ne crois pas seulement à l'esprit comme les superbes, je crois à la lettre, comme les simples.
Je crois que Dieu est bon, grand, miséricordieux, toujours éternel et toujours présent, même dans les infiniment petits événements de la vie.
Je crois que l'Evangile de notre divin Sauveur ne renferme pas seulement des symboles, mais des faits.
Je crois que l'histoire de Lazare et de la fille de Jaïre ne sont point des paraboles, mais des événements ; qu'il n'est pas question de la résurrection des sociétés, mais purement et simplement du rappel des individus au jour et à la vie.
Je crois, enfin, au pouvoir légué par lui à ses apôtres, et, par conséquent, aux miracles intervenus par la divine intercession des saints.
- Si cela est vrai, vous êtes heureux, mon fils, répondit l'homme de Dieu.
- Oh ! oui, s'écria M. d'Avrigny en tombant à genoux ; oui : car ayant cette foi aveugle, je puis me mettre à vos pieds et vous dire : Mon père, nul n'a mérité mieux que vous l'auréole des saints, car toute votre existence n'a été que prière et charité ; il n'y a pas une de vos actions qui ne puisse passer pure et bénie devant le regard du Seigneur ; saint homme que vous êtes, faites un miracle : rendez la santé à ma fille, donnez la vie à mon enfant...
Eh bien ! que faites-vous ?...
- Hélas ! répondit le prêtre, hélas ! je vous plains, et je pleure de ce que je ne suis pas l'homme irréprochable que vous dites ; de ce que je ne suis pas celui qu'il faudrait pour un pareil miracle, et de ne pouvoir que prier celui qui tient vos destinées dans sa main.
- En ce cas, tout est inutile ! s'écria M. d'Avrigny en se levant ; Dieu laissera mourir ma fille : il a bien laissé mourir son fils !...
Et M. d'Avrigny sortit de son cabinet, suivant le digne être épouvanté de son blasphème.
Comme l'avait prévu M. d'Avrigny, le breuvage d'André ne produisit aucun effet.
La nuit fut fiévreuse, Madeleine dormit cependant, mais d'un sommeil agité ; on voyait qu'il y avait déjà de l'agonie dans ses rêves.
Au point du jour, elle se réveilla en poussant un cri ; M. d'Avrigny, comme toujours, était près d'elle.
Elle tendit les bras vers lui en criant :
- O mon père ! mon bon père ! ne me sauveras-tu donc pas ?
M. d'Avigny la prit dans ses bras et ne put lui répondre que par ses larmes.
Madeleine se calma par un effort sur elle-même, et demanda si le prêtre était arrivé.
- Oui, ma fille, répondit M. d'Aurigny.
- Alors, je voudrais le voir, dit Madeleine.
M. d'Avrigny envoya chercher M. le curé, qui descendit aussitôt.
- Monsieur le curé, lui dit Madeleine, je vous ai envoyé chercher, comme vous êtes mon directeur habituel, pour me confesser à vous. Etes-vous prêt à m'entendre ?
Le curé fit un signe affirmatif.
Alors Madeleine se tourna vers M. d'Avrigny.
- Mon bon père ! lui dit-elle, laissez-moi un instant avec cet autre père, qui est le père de tous.
M. d'Avrigny baisa sa fille au front et sortit.
A la porte, il rencontra Amaury, le prit par la main, et le conduisit, sans dire un mot, dans l'oratoire de Madeleine ; puis, arrivé devant la croix, il tomba à genoux, tirant Amaury après lui et disant ce seul mot :
- Prions !
- Grand Dieu ! s'écria Amaury, est-elle morte, morte loin de moi ?
- Non, répondit M. d'Avrigny, non, tranquillisez-vous, Amaury, nous avons encore vingt-quatre heures à peu près à la garder en ce monde, et, soyez tranquille, je vous promets que vous serez là quand elle mourra.
Amaury éclata en sanglots et laissa tomber sa tête sur le prie-Dieu.
Ils étaient là depuis un quart d'heure à peu près, lorsque la porte s'ouvrit et que des pas se rapprochèrent d'eux.
Amaury se retourna ; c'était le vieux prêtre.
- Eh bien ! demanda Amaury.
- C'est un ange, dit le curé.
M. d'Avrigny releva la tête à son tour :
- Et pour quelle heure l'extrême-onction ? demanda-t-il.
- Pour ce soir, cinq heures. Madeleine désire qu'Antoinette assiste à cette dernière cérémonie.
- Alors, murmura M. d'Avrigny, elle sait qu'elle est près de mourir ! M. d'Avrigny donna aussitôt des ordres pour qu'on allât chercher Antoinette à Ville-d'Avray, puis il rentra dans la chambre de Madeleine avec Amaury et le prêtre.
Lorsque Antoinette arriva, vers les quatre heures de l'après-midi, cette chambre présentait un triste spectacle.
A l'un des côtés du lit, M. d'Avrigny, morne, désespéré, presque farouche, tenait la main de la mourante, et, les yeux fixes, cherchait encore, toujours comme un joueur à son dernier louis, une dernière ressource dans les profondeurs de sa pensée.
Amaury, assis de l'autre côté, voulait sourire à Madeleine, et ne pouvait que pleurer.
Le prêtre, figure noble et grave, se tenait au pied du lit, portant ses yeux de celle qui allait mourir au ciel qui allait la recevoir.
Antoinette souleva la portière et resta cachée dans l'angle obscur de l'appartement.
- Ne cherche point à me cacher tes larmes, Amaury, disait doucement Madeleine : si je ne les voyais pas dans tes yeux, j'aurais honte de celles que je sens dans les miens. Ce n'est point notre faute à l'un ni à l'autre si nous pleurons ; nous pleurons parce qu'il est bien triste de se quitter à notre âge. La vie me semblait si bonne et le monde si beau !
Et puis, c'est surtout de ne plus te voir, Amaury, de ne plus toucher ta main, de ne plus te remercier de ta tendresse, de me coucher et de m'endormir sans l'espoir que tu m'apparaîtras dans mes songes, c'est cela qui est affreux !
Laisse-moi te regarder, ami, afin que je me souvienne de toi quand je vais être seule dans la nuit de mon tombeau.
- Mon enfant, dit le bon curé, en compensation des choses que vous abandonnez ici-bas, vous aurez le ciel.
- Hélas ! j'avais son amour, murmura Madeleine à voix basse.
Amaury ! reprit-elle à voix haute, qui t'aimera comme je t'aime ! qui te comprendra comme je t'ai compris ? qui soumettra comme moi ses actions, ses sentiments, ses idées, à ta douce autorité ? qui placera, comme la confiante et docile Madeleine, son amour-propre dans ton amour ? Oh ! si je la connaissais, je te le jure, Amaury, je te léguerais à elle ; car maintenant je ne suis plus jalouse...
Ah ! pauvre bien-aimé, je te plains autant que je me plains, car pour toi, le monde va être aussi désert que ma tombe.
Amaury sanglotait, Antoinette sentait de grosses larmes ruisseler sur ses joues, le prêtre priait pour ne pas pleurer.
- Tu parles trop, Madeleine, dit d'une voix tendre M. d'Avrigny, le seul qui, devant sa fille, ait toujours, à force d'amour, conservé toute sa puissance sur lui-même.
A ces mots, la mourante se tourna vers son père avec un geste plein de grâce et d'effusion :
- Et toi, que te dirai-je ? reprit-elle, toi qui depuis deux mois dis et fais des choses si sublimes ; toi qui me prépares si bien à n'être pas éblouie de la bonté céleste ; toi dont l'amour est immense et miséricordieux jusqu'à ne pas être jaloux, ou, ce qui est bien plus grand, jusqu'à ne le point paraître ?
Après cela, de qui as-tu à être jaloux maintenant, si ce n'est de Dieu ? N'importe, ce désintéressement dans l'affection est sublime ; je l'admire, et, reprit-elle à demi-mot après une pause, je l'envie.
- Mon enfant, dit le prêtre, Antoinette, votre amie, votre soeur Antoinette, que vous avez demandée, est là.

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