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Chapitre XLII


Amaury à Antoinette.

« Cologne, 15 décembre.

« Vous me reprochez, Antoinette, de ne point assez vous parler de moi : je vais, pour vous punir, vous écrire la lettre la plus égoïste qui soit au monde, et commencer par vous bavarder deux ou trois pages sur mon compte, pour avoir le droit de glisser ensuite deux ou trois lignes sur vous.
« Serez-vous contente, alors ?
« Me voici à Cologne, ou plutôt en face de Cologne, à Deutz.
« De mes croisées, c'est-à-dire de l'hôtel de Bellevue, je vois le Rhin et la ville. C'est un aspect merveilleux : le soleil se couche derrière la vieille cité, et, dans les beaux jours de froid, lui fait un fond flamboyant sur lequel ses maisons massives et les flèches de ses églises se détachent sombres et noires avec des effets magnifiques.
« Le fleuve roule en bas un grand bruit avec des reflets moirées tantôt rouges, tantôt sombres, presque toujours sinistres, mais, dans l'un ou l'autre cas, d'une surprenante beauté !
« Je passe des heures en extase devant cet ensemble que domine de ses deux morceaux géants la cathédrale, Dieu merci, encore inachevée.
« Hélas ! quand les maçons, payés par la vanité, auront complété l'oeuvre des architectes inspirés par la foi, le soleil ne pourra plus faire luire Dieu à travers l'édifice humain, et changer l'abîme que forment les deux sublimes fragments en une étincelante fournaise.
« Je prends à tous ces tableaux un intérêt d'artiste.
« En vérité, j'aime cette ville ; elle est ancienne et moderne, vénérable et coquette ; elle pense et elle agit.
« Ah ! si Madeleine était là pour regarder, avec moi, le soleil qui se couche derrière la cathédrale de Cologne...
« Mon banquier a voulu à toutes forces me donner une lettre d'entrée au Casino ; je ne vais pas, bien entendu, aux soirées qu'on y donne, mais pendant la journée, c'est-à-dire quand les affaires quotidiennes dépeuplent ces grandes salles de leurs abonnés, je m'y arrête volontiers une heure ou deux à lire les journaux.
« Cependant, je vous l'avouerai, Antoinette, il m'a fallu une grande force pour vaincre la répugnance que m'ont inspirée les premières gazettes qui me sont tombées sous la main ; ces douze colonnes qui ne renfermaient pas un seul mot de la chose qui m'intéressait ; ce monde parisien qui continue de rire et de s'amuser ; tout cet équilibre européen, sur lequel la douleur individuelle, si terrible, si profonde qu'elle soit, ne produit pas la plus légère déviation, m'inspiraient un sentiment de dégoût qui ressemblait à de la colère ; puis enfin, je me suis dit :
« - Qu'est-ce, après tout, pour les indifférents, que la mort de ma Madeleine bien-aimée ? Une femme de moins en bas, un ange de plus au ciel... »
« Egoïste que je suis, de vouloir que les autres hommes partagent ma douleur, quand je ne partage pas leur tristesse !
« J'ai donc peu à peu repris ces journaux que j'avais d'un seul coup, éloignés de moi, et j'ai fini par retrouver en moi un reste de curiosité pour les lire.
« Savez-vous qu'il y a près de trois mois déjà que je suis éloigné de France !... En vérité, je m'effraye parfois en songeant que, dans un temps donné, les jours s'écoulent aussi rapidement pour l'esprit dans la douleur que dans la joie.
« C'est hier que Madeleine était couchée sur ce lit, que je lui tenais une main, son père l'autre, et que vous, Antoinette, vous tentiez inutilement de réchauffer ses pieds déjà froids...
« C'est à l'étranger, Antoinette, qu'on s'aperçoit de cette grande vérité, que la vie de Paris est la seule vie réelle ; tout le reste du monde est une végétation plus ou moins active.
« Mais à Paris seulement est le mouvement de l'esprit et le progrès de la pensée ; et cependant, Antoinette, je crois que je resterais encore longtemps ici si j'avais quelqu'un à qui parler d'elle, si vous étiez là pour voir et admirer avec moi tous ces beaux aspects de la nature, et pour comprendre en même temps que moi tous ces beaux paysages que fait sous mes yeux le Rhin en collaboration avec le soleil.
« Oh ! une main à serrer dans les miennes, tandis que, dans un ravissement silencieux, je me tiens des heures entières debout, à ma fenêtre... Un regard ému où retrouver mes impressions ! une âme en qui les épancher !...
« Mais non... mon destin est maintenant de vivre et de mourir seul !...
« Vous me demandez ce qui se passé en moi, Antoinette : à quoi bon attrister de mes soucis votre coeur charmant, votre coeur qui avoue naïvement que la solitude le glace, et qu'il voudrait vivre de la vie d'un autre coeur ?...
« Que votre désir soit accompli, Antoinette. Puissiez-vous trouver cette âme que votre âme cherche ! puisse Dieu vous envoyer tous les bonheurs de l'amour, en vous en épargnant les tempêtes, car, qu'arriverait-il de vous, puisque moi, qui suis un homme, ces tempêtes m'ont brisé !...
« Ah ! c'est que vous ne savez pas encore ce que c'est que l'amour, Antoinette !
« L'amour : joie et douleur, ivresse et fièvre ! philtre et poison ! Cela enivre, mais cela tue !...
« Du balcon de Juliette à la tombe, que de sourires ! mais que de larmes !...
« Heureux qui meurt le premier !
« Mais quand Roméo trouve sa bien-aimée morte et refroidie sur sa tombe, qu'a-t-il à faire, sinon de se refroidir lui-même ?...
« Je laisse pour ma part ce soin à la vie.
« Voyez-vous, Antoinette, quand on aime, notre coeur ne bat plus dans notre poitrine, mais dans la poitrine d'un autre... Quand on aime, on s'abdique soi- même, on se fond dans une existence qui n'est plus votre existence, et dans laquelle, cependant, on vit.
« Quand on aime, on anticipe sur le ciel, jusqu'à ce que la mort, prenant une des deux moitiés de votre âme, change, pour vous, le paradis en enfer.
« Alors c'est fini, et celui qui reste n'a plus d'espoir que dans cette mort, qui réunit du moins après avoir séparé...
« Mais vous, Antoinette, vous, si pleine de vie, de jeunesse, d'avenir !... vous, gracieuse et riante figure, ne vous laissez pas entraîner à ces douleurs désespérées qui nous courbent vers le tombeau, M. d'Avrigny et moi...
« La perte d'une soeur ne doit pas tout anéantir en nous comme la perte d'une amante ou d'une fille.
« Tant d'autres affections s'offrent à vous encore... Vous êtes triste, cependant... Pauvre enfant ! je vois d'ici le mal dont vous souffrez : l'amour vous ronge, l'activité de votre esprit veut et appelle le mouvement, la grandeur, la passion ! Vous êtes envieuse de vivre, car vous ne connaissez encore que la préface de la vie, et son livre mystérieux est reste fermé jusqu'ici à votre chaste regard.
« Vous demandez à exercer les riches et puissantes facultés que Dieu a mises en vous... quoi de plus juste, Antoinette ?
« N'en rougissez donc pas, chère soeur ; toutes ces tendances sont saintes et divines, et il y a en elles non seulement votre bonheur, mais encore celui d'un autre être élu, d'une autre créature privilégiée.
« N'ayez donc pas honte de votre destinée et de votre nature, Antoinette : allez dans le monde qui vous reste ouvert, à vous ; sous la tutelle de vos nobles et vénérables amis tâchez de trouver dans la foule un coeur digne de votre coeur.
« Moi, du seuil du tombeau de Madeleine, je vous suivrai fraternellement des yeux.
« Mais il faut que je me hâte de vous le dire : ils seront rares, les coeurs dignes de votre coeur, Antoinette ; et une erreur, pensez-y, est toujours mortelle... Toute la vie se joue sur ce coup de dé : plus on peut choisir, plus il y a de chance souvent pour qu'on se trompe !... C'est effrayant !
« Moi qui ai eu la fortune de rencontrer sur ma route, et comme à la porte de mon amour, une Madeleine chérie et connue depuis l'enfance, je puis le dire en y songeant, c'est effrayant d'abandonner son sort à un hasard irréfléchi, son âme à un instinct aveugle !...
« Prenez garde, Antoinette, prenez garde... Je voudrais être à Paris pour vous guider, témoin désormais le plus impassible, mais frère dévoué, toujours.
« Ah ! je serais difficile pour vous, Antoinette, et il faudrait réunir bien des titres pour obtenir mon approbation.
« Ecoutez donc...
« Que vous manque-t-il, à vous ? Grâce, fortune, beauté, noblesse ; tous les charmes de la nature, tous les dons de Dieu, toutes les richesses de l'éducation, vous les avez.
« Vous êtes un bonheur vivant ; ce bonheur, faut-il le livrer à qui ne le vaut ni ne le comprend ?
« Aussi, même de loin, Antoinette, prenez-moi toujours pour votre confident ; même de loin, j'essayerai de voir et de prévoir, car, de loin comme de près, je suis à vous corps et âme.

                    « Amaury. »

« P.-S. Faites attention à ce Philippe. Je le connais et le sais fort capable de vous aimer.
« Bien qu'extrêmement ridicule, il est encore assez compromettant ; c'est une machine très lente à s'échauffer, mais échauffé une fois, il bout à faire craindre des explosions épouvantables.
« Franchement, ce n'est pas cette prose que je voudrais voir associer à votre poésie. »

Journal de M. d'Avrigny.

« Enfin, Dieu m'exauce, je commence à sentir en moi un principe de destruction qui, en huit ou dix mois doit infailliblement me conduire au tombeau.
« Ce n'est pas offenser Dieu, je l'espère, que de me laisser mourir de la maladie qu'il m'envoie ; c'est lui obéir, voilà tout.
« Que votre volonté soit faite, ô mon Dieu, sur la terre comme au ciel !
« Madeleine, attends-moi. »

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