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Chapitre LII


Cette soirée fut pour Philippe la plus douce et la plus cruelle qu'il eût encore passée jusque-là.
Antoinette fut véritablement charmante pour lui, et pour lui seul encore. Raoul n'était pas venu, et Amaury s'était assis en arrivant à une table de jeu, et perdait avec un incroyable acharnement.
Philippe restait donc à peu près seul près d'Antoinette, et Antoinette ne paraissait pas s'en plaindre... loin de là.
De temps en temps, Amaury jetait un coup d'oeil furtif sur Antoinette et Philippe, et les voyait souriant et causant à voix basse, et à chaque coup d'oeil il se promettait de ne pas ménager le lendemain son ami Philippe.
Quant à celui-ci, il avait presque oublié son duel. La joie et le remords le suffoquaient.
Il avait beau se repentir de son bonheur, son triomphe n'en était pas moins flagrant, et il était bien obligé, après tout, de prendre son ivresse en patience. Il est vrai que lorsque Antoinette lui souriait, il se disait à lui- même que le lendemain il payerait peut-être un peu cher ce sourire-là, il est vrai qu'à chaque oeillade coquette de sa voisine, il voyait luire en même temps dans le lointain, et comme un éclair à l'horizon, un de ces regards terribles d'Amaury dont nous avons parlé.
Il allait donc décidément, mauvais sujet qu'il était, trahir la mémoire de la pauvre défunte.
Mais enfin le souvenir de Madeleine dans le passé, la vengeance d'Amaury dans l'avenir, disparurent peu à peu à se yeux fascinés, et il s'abandonna tout entier aux douceurs de sa victoire présente.
Il ne revint au sentiment de sa position qu'au moment du départ, lorsque Antoinette lui tendit gracieusement sa main pour lui dire adieu. Alors il pensa qu'il la voyait pour la dernière fois peut-être ; il s'attendrit, et, en baisant cette main satinée, il ne put retenir quelques phrases pathétiques et décousues.
- Mademoiselle, votre bonté... tant de joie... Ah ! si le sort m'est contraire, si je succombe demain en vous nommant, ne m'accorderez-vous pas... à votre tour, une pensée... un sourire... un regret ?...
- Que voulez-vous dire, monsieur Philippe ? demanda Antoinette à la fois surprise et effrayée.
Mais Philippe se contenta de lui lancer un dernier regard dans un dernier salut, et sortit tragiquement sans vouloir en dire davantage, et se reprochant même d'en avoir trop dit.
Antoinette, poussée par un de ces pressentiments comme les femmes en ont, s'approcha alors d'Amaury, qui, prenant son chapeau, s'apprêtait aussi à sortir.
- Demain, 1er juin, dit Antoinette, vous n'oubliez pas, Amaury, que nous avons rendez-vous chez M. d'Avrigny ?
- Non, sans doute, dit Amaury.
- Alors nous nous y trouverons à dix heures comme d'habitude ?
- Oui, à dix heures, dit Amaury, d'un air distrait.
Si, seulement, à midi, je n'étais pas arrivé, dites à M. d'Avrigny de ne plus m'attendre, car je serais retenu à Paris par des affaires indispensables.
Ces simples paroles furent si froidement prononcées, qu'Antoinette, pâle et tremblante, n'osa insister près d'Amaury ; mais, se retournant près de M. de Mengis, elle pria le vieillard de demeurer quelques minutes après les autres.
Seule avec lui alors, elle lui confia les demi-mots de Philippe, les réticences d'Amaury et ses appréhensions instinctives à elle.
Le comte, en rapprochant tout cela de l'entretien que lui-même avait eu avec Amaury dans la matinée, ne put s'empêcher de concevoir aussi quelques craintes, mais il n'en témoigna rien pour ne pas effrayer davantage Antoinette, et affecta même de sourire en lui promettant que, dès le lendemain, il s'occuperait de cette grave affaire, et verrait les deux étourdis.
Il sortit en effet de bonne heure, et courut d'abord chez Amaury ; il venait de partir à cheval, discrètement et sans bruit, ne disant point où il allait, et seulement suivi de son groom anglais.
M. de Mengis se fit conduire au plus vite chez Philippe.
Le portier de la maison, debout sur le seuil de la porte, était en train de raconter à son ami, et en faveur de M. de Mengis recommença volontiers son récit, comme quoi une heure auparavant M. Auvray était sorti, accompagné de son avoué ; mais cette fois ce n'était pas une liasse de papiers timbrés que portait sous son bras le grave personnage ; c'était d'un côté une paire d'épées, et de l'autre une boîte à pistolets.
Ils avaient alors fait approcher un fiacre, et Auvray s'était élancé dans le vénérable véhicule en criant au cocher :
- Au bois de Boulogne... allée de la Muette.
C'est ce que M. de Mengis cria à son tour au sien, lequel, sur cet ordre, mit son attelage au galop.
Malheureusement il était déjà six heures et demie passées, et c'était pour sept heures que le rendez-vous était donné.

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