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Chapitre LV


Puis, lorsqu'elle eut disparu dans la chambre adjacente, il appela Amaury à haute voix.
Amaury entra.
- Viens, mon fils, dit M. d'Avrigny en lui désignant la place qu'un instant auparavant il avait déjà occupée près de lui, et dis-moi à ton tour ce que tu as à me dire.
- Monsieur, dit Amaury, essayant de parler d'une voix ferme, mais qu'il ne pouvait empêcher d'être brisée et saccadée, je vais en deux mots vous dire, non pas ce qui m'amène près de vous, ce qui m'amène près de vous, c'est le désir de profiter de ce seul jour que vous nous donnez en un mois, mais la chose dont j'avais à vous entretenir...
- Parle, mon enfant, parle, dit M. d'Avrigny, reconnaissant dans la voix d'Amaury les mêmes symptômes de trouble qu'il avait déjà reconnus dans celle d'Antoinette ; parle, je t'écoute de toute mon âme.
- Monsieur, continua Amaury, faisant un nouvel effort pour paraître froid, vous avez bien voulu, malgré ma jeunesse, me nommer votre remplaçant près d'Antoinette, son second tuteur, enfin.
- Oui, parce que je te connaissais pour elle une amitié de frère.
- Vous ajoutâtes même que vous m'invitiez a chercher parmi mes amis quelque jeune homme de noblesse et de fortune qui fût digne d'elle.
- C'est vrai.
-Eh bien, Monsieur, continua Amaury, après avoir mûrement songé à l'homme qui convenait à Antoinette sous le rapport du nom et de la fortune, je viens demander la main de votre nièce pour... Amaury s'arrêta presque suffoqué.
- Pour qui ? demanda M. d'Avrigny, tandis qu'Amaury s'affermissait dans sa résolution en jetant un long regard du côté du cimetière.
- Pour le vicomte Raoul de Mengis, dit Amaury.
- C'est bien, dit M. d'Avrigny ; la proposition est grave et mérite d'être prise en considération.
Puis se retournant :
- Antoinette ! cria-t-il.
Antoinette rouvrit timidement la porte.
- Viens ici, mon enfant, dit M. d'Avrigny en lui tendant une main, tandis que de l'autre il forçait Amaury à demeurer à sa place ; viens et assieds-toi là.
Maintenant donne-moi ta main comme Amaury m'a donné la sienne.
Antoinette obéit.
M. d'Avrigny les regarda tous deux quelque temps, muets et tremblants, avec une grande tendresse, puis les embrassa au front l'un après l'autre.
- Vous êtes deux nobles natures, dit-il, deux généreux coeurs, et je suis enchanté de ce qui arrive.
- Mais qu'arrive-t-il donc, demanda en tremblant Antoinette.
- Il arrive qu'Amaury t'aime et que tu aimes Amaury.
Tous deux jetèrent un cri de surprise et essayèrent de se lever.
- Mon oncle ! dit Antoinette.
- Monsieur ! dit Amaury.
- Laissez dire le père, le vieillard, le mourant, reprit M. d'Avrigny avec une solennité singulière, ne m'interrompez pas, et puisque nous voilà encore tous trois en présence, comme il y a neuf mois, au moment où Madeleine venait de nous quitter, laissez-moi vous faire l'histoire de vos coeurs depuis neuf mois.
J'ai lu ce que vous écriviez, Amaury ; j'ai entendu ce que tu disais, Antoinette.
Je vous ai bien observés et étudiés tous deux dans ma solitude, et après la vie agitée que Dieu m'a faite, je ne me connais pas seulement aux maladies qui sont les douleurs du corps, mais encore aux passions qui sont les souffrances de l'âme ; donc, je vous le répète, et c'est là votre bonheur dont je vous félicite, vous vous aimez, mes enfants, et si vous en doutez encore, je vais vous le prouver tout à l'heure.
Les deux jeunes gens demeurèrent comme pétrifiés.
M. d'avrigny continua :
- Amaury, vous êtes un noble coeur, une âme loyale et sincère.
Après la mort de ma fille, vous vouliez fermement vous tuer, et quand vous êtes parti, vous espériez véritablement mourir.
Il y avait dans vos premières lettres un profond dégoût de l'existence.
Vous ne regardiez qu'en vous, autour de vous jamais, et puis peu à peu les objets extérieurs ont fini par vous intéresser ; le don d'admirer, l'enthousiasme qui a des racines si vitales dans les âmes de vingt ans, ont commencé à renaître et à reverdir dans votre poitrine.
Vous vous êtes ennuyé alors de cette solitude ; vous avez songé à l'avenir.
Votre nature tendre a vaguement, et à votre insu, appelé l'amour, et, comme vous êtes de ceux sur qui les souvenirs sont tout-puissants, la figure qui la première vous est apparue dans vos rêves a été celle d'une amie entrevue dès l'enfance.
Précisément, la voix de cette amie était la seule qui parvînt à vous pendant l'exil, et comme les paroles qu'elle disait étaient douces et séduisantes, vous n'y avez pas tenu, et vaincu par l'ennui, entraîné par vos secrètes espérances, vous êtes revenu à Paris, dans ce monde avec lequel vous croyiez il y a neuf mois avoir rompu à tout jamais.
Là, vous vous êtes enivré de la présence de celle qui était pour vous l'univers, et excité par la jalousie, animé par la résistance que vous vous opposiez à vous-même, éclairé par quelque événement fortuit qui peut-être, au moment où vous vous en doutiez le moins, vous a éclairé sur vos propres sentiments, vous avez lu avec effroi dans votre propre coeur, et épouvanté de votre faiblesse, convaincu qu'en continuant de lutter vous succomberiez dans la lutte, vous avez pris un parti extrême, une résolution désespérée, vous êtes venu me demander la main d'Antoinette pour le vicomte Raoul de Mengis.
- Ma main pour Raoul de Mengis ! s'écria Antoinette.
- Oui, pour Raoul de Mengis que vous saviez qu'elle n'aimait pas, dans le vague espoir, peut-être, qu'au moment où je lui proposerais ce mariage elle avouerait qu'elle vous aimait, vous.
Amaury couvrit son visage de ses deux mains et poussa un gémissement.
- Est-ce bien cela ? continua M. d'Avrigny, et ai-je bien fait l'autopsie de votre propre coeur, l'analyse de vos sentiments ? Oui. Eh bien, soyez-en fier, Amaury, ces sentiment, sont ceux d'un honnête garçon, ce coeur est celui d'un loyal gentilhomme.
- O mon père ! mon père ! s'écria Amaury, c'est en vain qu'on voudrait vous cacher quelque chose, rien ne vous échappe, et votre regard, comme celui de Dieu, sonde les plus secrets replis de l'âme.
- Pour toi, mon Antoinette, reprit M. d'Avrigny en se retournant vers la jeune fille, pour toi, c'est autre chose, tu aimes Amaury depuis que tu le connais.
Antoinette tressaillit et cacha son front rougissant contre la poitrine de M. d'Avrigny.
- Va, chère enfant, continua-t-il, ne nie pas ; cet amour caché a toujours été trop sublime et trop généreux pour que tu aies à en rougir. Tu as bien souffert, pauvre coeur !
Ignorée et méconnue dans ton ombre, jalouse et indignée contre toi-même de ta jalousie, trouvant une torture et un remords dans ce qu'il y a de plus saint au monde, un virginal amour.
Ah ! tu as bien souffert, et cela sans un témoin de ta peine, sans un confident de tes larmes, sans un soutien de ta faiblesse qui te criât : Courage ! ce que tu fais là est grand et beau !
Quelqu'un contemplait et admirait ton héroïque silence. C'était ton vieil oncle, qui, en te regardant, a eu bien souvent les larmes aux yeux, noble fille ; qui bien souvent a ouvert ses bras, et les a refermés en soupirant sur lui-même ; et même quand Dieu a eu repris ta rivale Antoinette fit un mouvement, ta soeur, reprit M. d'Avrigny, tu t'es encore reproché toute espérance comme un crime.
Cependant Amaury souffrait ; tu voyais sa souffrance avec angoisse, et tu n'as pu t'empêcher de le consoler de tout ton pouvoir, et de te faire, fut-ce de loin, la soeur de charité de son esprit malade ; puis, tu l'as revu, et c'est alors que ta lutte a été plus douloureuse et plus poignante que jamais : enfin, tu as compris un jour que lui aussi t'aimait : et pour résister à cette dernière épreuve, pour demeurer fidèle jusqu'au bout à tes grandes chimères d'abnégation et de la fidélité aux morts, tu perdais la vie, tu la donnais au premier venu, tu cherchais Philippe pour fuir Amaury ; et sans rendre heureux l'un, tu frappais mortellement le coeur de l'autre, sans compter ton propre coeur, que tu sacrifiais, ou plutôt que tu regardais comme sacrifié depuis longtemps.
Mais par bonheur, continua M. d'Avrigny en les regardant alternativement l'un et l'autre, par bonheur, je suis là encore entre vous deux, moi, pour vous révéler à vous-mêmes, pour ne pas vous laisser devenir victimes de votre mensonge réciproque, pour vous sauver de votre double malentendu, vous crier enfin, heureux enfants que vous êtes : Vous vous aimez ! vous vous aimez !
Le docteur s'arrêta un instant, regardant tour à tour Amaury assis à sa droite, Antoinette assise à sa gauche, tous deux confus, palpitants, les yeux baissés et n'osant lever leurs regards ni sur lui, ni sur eux-mêmes.
M. d'Avrigny se prit à sourire, et continua avec une bonté et une effusion toutes paternelles :
- Et maintenant encore vous voilà devant moi, et alors, chers enfants, muets et le front courbé, parce que vous ne savez pas si vous n'êtes pas coupables et si je ne vous trouve pas criminels. Ah ! c'est justement le scrupule qui vous absout, c'est le remords qui vous justifie.
Non, mes deux coeurs d'anges, non, ne vous repentez pas d'aimer ; non, vous n'offensez pas la morte vénérée dont d'ici nous voyons le tombeau.
Des hauteurs d'où elle nous contemple maintenant, les étroites passions et les mesquines jalousies de la terre disparaissent, et son pardon est encore plus absolu et moins personnel que le mien ; car, s'il faut vous le dire, Amaury, ajouta le docteur en baissant la voix, s'il faut vous ouvrir l'âme de l'homme que bien à tort vous acceptez pour juge, je ne vous acquitte si aisément que par une sorte de joie vaniteuse et d'égoïsme avare.
Oui, je suis aussi condamnable et moins pur que vous de me dire fièrement comme je le fais, que je vais donc être le seul à rejoindre ma fille, vierge sur la terre, vierge dans le ciel ; qu'elle sera ainsi plus à moi, et qu'elle saura que c'était moi qui l'aimais le mieux.
C'est mal et c'est injuste, continua M. d'Avrigny, secouant la tête et se parlant à lui-même, le père est vieux, l'amant est jeune. J'ai parcouru une longue et douloureuse existence et je suis arrivé au bout de mon chemin.
Vous ne respirez que d'hier, vous ; vous êtes au commencement de la route ; vous avez en avenir tout ce que j'ai en passé, et à votre âge on ne meurt pas d'amour ; on en vit.
Donc, enfants, n'ayez ni honte ni regrets, ne luttez pas contre vos intérêts, ne combattez pas votre nature, ne vous révoltez pas contre Dieu ! Ne vous blâmez pas de votre jeunesse et de votre puissance de coeur. Vous avez assez combattu, assez souffert, assez expié.
Laissez-vous aller à l'avenir, à l'amour, au bonheur, et venez là tous les deux dans mes bras, sur mon coeur, pour qu'au nom de Madeleine je vous embrasse et vous bénisse.
Les deux enfants se laissèrent glisser de leurs chaises et tombèrent aux pieds du vieillard, qui posa ses deux mains sur leurs fronts courbés, levant les yeux vers le ciel avec un ineffable sourire de joie ; et eux, pendant ce temps là, sans se relever, toujours à ses genoux, d'un air timide et à voix basse :
- C'est donc vrai que vous m'aimiez depuis longtemps, Antoinette ? demanda Amaury.
- Votre amour n'était donc pas un rêve, Amaury ? dit Antoinette.
- Oh ! regardez ma joie ! s'écria-t-il.
- Oh ! voyez mes larmes, balbutia-t-elle.
Et pendant quelques minutes ce ne furent que paroles entrecoupées, mains serrées, regards noyés l'un dans l'autre, et bénédictions de Dieu appelées par celui qui allait mourir sur la tête de ceux qui devaient vivre.
- Voyons, ménagez-moi un peu les émotions, chers enfants, dit le docteur. Je suis maintenant tout à fait heureux, puisque je vais vous laisser heureux.
Voyons, nous n'avons pas de temps à perdre, moi surtout ; je serais peut-être plus pressé que vous, moi.
Vous vous mariez ce mois-ci ; je ne puis ni ne veux quitter Ville-d'Avray ; mais j'enverrai à M. de Mengis tous les pouvoirs et toutes les dispositions nécessaires. Ne songez qu'à votre amour.
Seulement, dans un mois, Amaury, le 1er août, vous m'amènerez votre femme, et vous me donnerez tout ce jour-là, comme vous allez me donner tout aujourd'hui.
En ce moment, et comme Amaury et Antoinette répondaient en couvrant de baisers et de larmes les mains du vieillard, on entendit un grand bruit dans le vestibule, la porte s'ouvrit et le vieux Joseph parut.
- Eh bien ! qu'est-ce donc ? demanda M. d'Avrigny, qui vient nous déranger ?
- Monsieur, dit Joseph, c'est un jeune homme qui arrive en fiacre et qui tient à vous voir à toute force ; il assure qu'il s'agit du bonheur de mademoiselle Antoinette.
Pierre et Jacques ont eu grand-peine à le retenir, il voulait forcer la consigne.
Eh ! tenez, le voilà !
En effet, au même moment, Philippe Auvray entra tout rouge et tout essoufflé, salua M. d'Avrigny et Antoinette, et tendit sa main à Amaury.
Sur un signe, Joseph s'était retiré.
- Ah ! c'est toi, mon pauvre Amaury, dit Philippe, je suis bien aise que tu m'aies devancé, du moins tu pourras dire à M. le comte de Mengis de quelle manière Philippe Auvray répare les étourderies qu'il a le malheur de commettre.
Les deux jeunes gens se regardèrent à la dérobée, et Philippe s'avança avec solennité vers le docteur.
- Monsieur, lui dit-il, je vous demande pardon de me présenter devant vous sous ce costume négligé et avec un chapeau auquel le fond manque ; mais dans les circonstances qui m'amènent, on ne saurait trop se hâter.
Monsieur, j'ai l'honneur de vous demander la main de votre nièce, mademoiselle Antoinette de Valgenceuse.
- Et moi, Monsieur, répondit le docteur, j'ai l'honneur de vous inviter aux noces de mademoiselle Antoinette de Valgenceuse avec M. le comte Amaury de Léoville, lesquelles auront lieu du 5 au 30 de ce mois.
Philippe ne poussa qu'un cri profond, désespéré, déchirant, puis, sans saluer, sans prendre congé de personne, sans proférer une parole, il s'élança précipitamment hors de la chambre et remonta dans son fiacre comme un insensé.
L'infortuné Philippe était encore, selon sa coutume, arrivé une demi-heure trop tard.

Conclusion.

Le 1er août suivant, Amaury et Antoinette, installés dans le petit hôtel de la rue des Mathurins, oubliaient, perdus dans les causeries et les enfantillages de deux époux de la veille, que la matinée s'avançait.
La veille, en effet, ils avaient été unis à l'église de Sainte-Croix d'Antin.
- Voyons, cher Amaury, dit Antoinette, il faut cependant partir, voilà midi qui va sonner, et mon oncle nous attend.
- Il ne vous attend plus, dit derrière eux la voix du vieux Joseph.
M. d'Avrigny, qui se sentait plus malade depuis plusieurs jours, mais qui avait positivement défendu, de peur de vous attrister, qu'on vous prévînt de sa position, est mort hier à quatre heures de l'après-midi.
C'était justement l'heure à laquelle Antoinette et Amaury recevaient la bénédiction nuptiale.
Lorsque le secrétaire du comte de M... eut achevé sa lecture, il y eut un moment de silence.
- Eh bien ! dit enfin M..., vous connaissez maintenant l'amour dont on meurt et l'amour dont on ne meurt pas.
- Oui, mais, reprit un jeune homme, si je vous disais que je pourrais, mardi prochain, si je le voulais, vous raconter une histoire où l'amant est mort sans rémission, et où le père a parfaitement vécu ?
- Cela indiquerait, dit le comte en riant, que les histoires peuvent prouver beaucoup en littérature, mais ne prouvent absolument rien en morale.

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