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Chapitre III
La vengeance.

A l'instant même, les officiers des deux bâtiments s'assemblèrent en conseil. Il s'agissait s'il en était temps encore, de porter non seulement secours au capitaine Marion mais encore de sauver les trois postes que l'on avait à terre. M. Crozet, le lieutenant du Mascarin, avait passé la nuit au poste de l'atelier, de sorte que c'était une nouvelle inquiétude pour ceux qui se trouvaient à bord.
Le résultat du conseil tenu entre les officiers fut que la chaloupe du Mascarin serait à l'instant même expédiée, sous la conduite d'un officier avec un détachement de soldats commandés par un sergent.
L'officier avait l’ordre d'explorer la côte afin de savoir ce qu'étaient devenus le canot de M. Marion et la chaloupe des travailleurs.
En outre il lui était recommandé d'avertir tous les postes, et de se rendre d'abord au lieu de débarquement le plus voisin de l'atelier des mâts, afin de porter à ce poste, le plus avancé dans l'intérieur des terres, tous les secours dont il pouvait avoir besoin.
L'officier partit, muni de ces instructions et suivi par tous les yeux.
En approchant de la terre il fit quelques signaux.
Il venait de découvrir, échoués ensemble au-dessous du village de Takoury, le canot de M. Marion et la chaloupe des travailleurs.
Ces deux embarcations étaient entourées de sauvages armés de haches, de sabres et de fusils, qu'ils avaient évidemment pris dans les deux bateaux.
Par bonheur ils ignoraient le maniement de l'arme la plus dangereuse, le fusil, qui ne se trouvait plus être entre leurs mains que le manche de la baïonnette, comme disait quelque temps auparavant le maréchal de Saxe.
L'officier, craignant de compromettre sa mission, ne s’arrêta point, quelque facilité qu'il eût, avec une simple décharge de mousqueterie, de mettre les sauvages en fuite ; mais, au contraire, il força de rames, pour ne pas arriver trop tard au poste de la mâture.
M. Crozet, comme nous l'avons dit, se trouvait de service à ce poste.
Il avait mal passé la nuit, sans savoir pourquoi, tourmenté qu'il était par ces vagues pressentiments qui semblent flotter dans l'air à l'approche ou à la suite des grandes catastrophes.
Il en résultait qu'il avait fait bonne et sévère garde, et que, soit que les sauvages n'eussent rien tenté de ce côté, soit qu'ils eussent tenté, mais que, voyant les hommes sur pied et les sentinelles à leur poste, ils eussent reculé devant une attaque à force ouverte, M. Crozet et ses hommes étaient dans l'ignorance complète de ce qui s'était passé.
Le jeune officier se promenait donc tout soucieux, sans savoir pourquoi, un peu en avant des travailleurs, lorsque, vers deux heures de l'après-midi, il commença d'apercevoir un détachement marchant en bon ordre, et il reconnut, aux fusils armés de baïonnettes, que ce détachement marchait en tenue de campagne.
A l'instant même l'idée d'un malheur arrivé traversa son esprit.
Seulement, quel était ce malheur ?
Quel qu'il fût, il était important que les hommes de l'équipage ne le connussent point, afin qu'ils n'en fussent point démoralisés.
C'est ce que comprit M. Crozet.
En conséquence, s'avançant au-devant du détachement :
- Halte ! cria-t-il à la distance de cinquante pas.
Le détachement obéit.
Puis, de la tête, il fit signe au sergent de venir lui, et, franchissant la moitié du chemin :
- Quoi de nouveau ? demanda-t-il.
Alors, à demi-voix, le sergent lui raconta l'épouvantable catastrophe, c'est-à- dire ce que l'on savait du sort de la chaloupe, ce que l'on soupçonnait du sort de M. Marion.
Lorsque le sergent eut fini de parler :
- Pas un seul mot de tout cela devant mes hommes, dit-il au sergent ; soyez muet, et recommandez à vos soldats d'être muets comme vous.
Puis, revenant à ses matelots :
- Amis, dit-il, cessez le travail : nous sommes rappelés au bâtiment.
Tous les travaux cessèrent à l'instant.
- C'est bien, dit M. Crozet ; rassemblez les outils.
Les outils furent rassemblés.
- Maintenant chargez les armes.
Les matelots se regardèrent en clignant de l'oeil, et un vieux contre-maître se tournant de côté vers le lieutenant :
- Il paraît que cela chauffe ?
- Chargez les armes ! répéta M. Crozet.
On obéit en silence.
Les armes chargées, le lieutenant donna l'ordre d'emporter le plus d'outils qu'il serait possible.
Le reste fut enterré dans un trou creusé au milieu d'une baraque, et un grand feu fut allumé à cet endroit pour dissimuler, autant que possible, le trésor qu'on était forcé d'abandonner.
Comme nous l'avons dit, les matelots ignoraient ce qui s'était passé ; mais, en se mettant en marche, il leur fut facile de voir toutes les hauteurs environnantes occupées par les sauvages.
Seulement, telle était la discipline que pas un matelot ne se permit une question.
Le vieux contre-maître seul, hasarda un grognement sourd qui, au yeux de ceux qui le connaissaient, avait une grave signification.
M. Crozet divisa son détachement de soldats, renforcé de celui des matelots, en deux pelotons.
Les matelots étaient armés de fusils comme les soldats.
L'un de ces deux pelotons marchait en tête précédé du sergent ; l'autre à l'arrière-garde sous le commandement du lieutenant Crozet.
Au centre marchaient les matelots chargés d'outils et d'effets.
On partit ainsi de la forêt de cèdres au nombre d'à peu près soixante hommes.
Peu à peu les troupes de sauvages se rapprochèrent, silencieuses et menaçantes, sans cependant oser attaquer.
Bientôt elles furent à portée de la voix.
Alors des chefs crièrent insolemment à M. Crozet :
- Takoury maté Marion !
Ce qui voulait dire : Takoury a tué Marion.
Comme, par leur fréquentation avec les sauvages, les matelots étaient à peu près parvenus à entendre leur langue, ils comprirent parfaitement ces paroles.
- Mes amis, dit le lieutenant, comme je connais l'amour que vous portiez au capitaine, j'ai voulu vous cacher sa mort le plus longtemps possible.
Maintenant, ne vous inquiétez point de ce que disent les sauvages.
Leur but est évidemment de nous effrayer, de nous séparer les uns des autres par la terreur et de nous massacrer séparément. Qu'il n'en soit pas ainsi. Marchons droit et serrés ! Une fois à la chaloupe nous sommes sauvés.
- Mais le capitaine ? murmura d'une voix sourde le quartier-maître.
- Soyez tranquilles, répondit M.Crozet, le capitaine sera vengé, je vous le promets.
Et toute la troupe continua son chemin, sans laisser voir aux sauvages qu'elle eût rien appris de nouveau.
On fit ainsi deux lieues en silence, l’oeil au guet, deux lieues pendant lesquelles on s'attendait à chaque instant à être attaqué par les sauvages.
Mais au grand étonnement du lieutenant, ceux-ci se contentèrent de suivre sa troupe, en répétant de temps en temps d'un air de triomphe ces terribles paroles, qui sonnaient comme une cloche funèbre aux oreilles des matelots :
- Takoury maté Marion !
Le lieutenant l'avait dit, le capitaine Marion était adoré de ses hommes.
Parmi ces hommes il y avait d'excellents tireurs, sûrs de mettre leur balle, à cent pas, dans le fond d'un chapeau.
Ces hommes, impatients, mordant leurs lèvres frémissantes, demandaient à M. Crozet qu'il leur fût permis de faire feu.
Mais, malgré ces instances, le lieutenant renouvela l'ordre de continuer la marche, sans répondre à tous ces cris, sans paraître s'en inquiéter, sans paraître manifester la moindre disposition hostile.
En effet, autour de ces soixante hommes étaient déjà réunis mille naturels à peu près.
Malgré la supériorité des armes, ces soixante hommes pouvaient être écrasés par la supériorité du nombre, et alors, selon toute probabilité, ni l'un ni l'autre des deux vaisseaux français ne sortait de la baie des Iles.
Il y avait d'ailleurs un troisième poste, celui des malades ; celui-là surtout il fallait le mettre en sûreté.
Aussi, à demi-voix et tout en marchant :
- Amis, disait M. Crozet, contenez-vous, ne tirez pas ; marchez en bon ordre et comme des soldats civilisés devant cette horde de brigands.
Bientôt, soyez tranquilles, nous prendrons notre revanche.
Mais le lieutenant avait beau dire, des coups d'oeil jetés de côté et de sourds murmures rendaient aux sauvages menace pour menace, et annonçaient à ceux-ci qu'au moment de la vengeance ils ne seraient pas plus épargnés qu'ils n'avaient épargné les autres.
Au fur et à mesure que les matelots et les soldats approchaient des chaloupes, les indigènes les serraient visiblement de plus près.
Arrivés au rivage, ils le trouvèrent presque entièrement intercepté.
Il était évident que, si quelque acte hostile devait être accompli de la part des sauvages, ce serait à l'heure de l'embarquement.
Cependant devant la petite troupe ils s'écartèrent.
M. Crozet donna ordre aux matelots chargés d'outils et d'effets de s'embarquer les premiers.
Puis, comme les sauvages faisaient un mouvement en avant dans l'intention évidente de s'opposer à cet embarquement, M. Crozet prit un piquet, marcha droit au chef qui paraissait le plus puissant, planta ce piquet à dix pas de lui, à trente pas à peu près de ses hommes, et lui fit comprendre que, si un seul indigène franchissait cette limite, il le tuerait avec sa carabine.
Cette preuve de hardiesse, qui pouvait être fatale à M. Crozet produisit au contraire une grande impression sur les sauvages.
Le chef répéta à ses hommes l'ordre que venait de lui intimer le lieutenant, et les ­élandais s'assirent à terre en signe d'obéissance.
Alors on commença de croire que l'embarquement se passerait mieux qu'on ne l'avait espéré.
M. Crozet fit, comme nous l'avons dit, passer d'abord dans la chaloupe les matelots chargés, puis les matelots armés de fusils, puis les soldats, puis il passa le dernier.
Ce qui rendait l'embarquement plus dangereux, c'est que la chaloupe, énormément chargée, tirait plusieurs pieds d'eau et par conséquent ne pouvait accoster au rivage, de sorte que soldats et matelots, pour s'y rendre, étaient obligés de se mettre à la mer. Aussi à peine les insulaires eurent-ils vu M. Crozet entrer dans l'eau à son tour qu'ils se levèrent tous ensemble en poussant leur cri de guerre.
En même temps, franchissant la limite imposée, ils lancèrent sur les Français une grêle de javelots et de pierres, qui par bonheur n'atteignit personne.
Puis, en même temps, avec de grands cris, ils mirent le feu aux cabanes que le poste du bord de la mer avait construites sur le rivage.
Tout cela se faisait tandis qu'une seconde troupe, qui paraissait destinée à encourager la première, frappait ses armes les unes contre les autres, en hurlant un chant de massacre.
Aussitôt embarqué, le lieutenant fit lever le grappin de la chaloupe et rangea tous ses hommes de manière à ce que les rameurs ne fussent gênés en aucune façon dans leurs mouvements.
La chaloupe, au reste, était si chargée que M. Crozet fut forcé de se tenir debout à la poupe, ayant la barre du gouvernail entre les jambes.
Malgré la promesse faite à ses hommes, l'intention du lieutenant, si la chose demeurait possible, était de ne pas tirer un coup de fusil, de regagner le bâtiment le plus vite possible, et d'envoyer aussitôt la chaloupe relever sur l'île Malou-Rocca le poste des malades, la forge et la tonnellerie.
Mais à mesure que la chaloupe, un peu plus libre de ses mouvements, s'éloignait du rivage, les cris et les menaces des sauvages redoublaient, de sorte que la retraite de la chaloupe avait tout l'air d'une fuite ; d'ailleurs les matelots grondaient sourdement, répétant entre eux les paroles du chef : « Takoury maté Marion ! »
En outre, il était peut-être dangereux pour les bâtiments qui se trouvaient en ce moment dans le port de la Nouvelle-­élande, et surtout pour ceux qui pouvaient y aborder dans l'avenir, de s'éloigner ainsi sans laisser aux assassins un souvenir terrible de la façon dont se vengeaient les Européens lorsqu'ils voulaient se venger.
En conséquence le lieutenant donna ordre de lever les rames, ordre qui fut exécuté avec une rapidité qui indiquait la satisfaction de ceux qui le recevaient.
Puis il commanda à quatre de ses meilleurs tireurs d'apprêter leurs armes et de faire feu, particulièrement sur les chefs reconnaissables, parmi tous, à leur costume d'abord, puis à la façon dont ils s'agitaient en excitant leurs hommes.
Les quatre coups de fusil partirent en même temps.
Pas un ne fut perdu, quatre chefs tombèrent.
Les quatre tireurs passèrent à leurs compagnons leurs armes déchargées et reçurent en échange quatre fusils en état.
Autant d'hommes tombèrent à cette seconde décharge qu'à la première, et ainsi pendant dix minutes la fusillade meurtrière continua.
Au bout de ces dix minutes, le rivage était jonché de morts, et une douzaine de blessés agonisaient dans l'eau.
Les sauvages debout et survivants avaient vu tomber leurs compagnons avec une incroyable stupidité.
Quoiqu'ils eussent assisté à l'effet des fusils de chasse sur les canards, les pigeons et les cailles, il était évident qu'ils ne s’étaient point rendu compte de ce moyen de mort ; peut-être avaient-ils cru d'abord que ce bruit qui les avait tant effrayé eux-mêmes avait suffi pour leur donner la mort.
Il en résultait qu'à chaque coup de fusil, se figurant sans doute que ceux qui étaient couchés à terre allaient se relever, ils redoublaient de cris et de menaces, mais ne faisaient aucun mouvement pour fuir.
On les eût exterminés tous ainsi, sans qu'ils bougeassent et sans qu'ils pussent rendre une égratignure en échange des coups mortels qu'ils recevaient, si le lieutenant n'eût donné l'ordre positif de cesser une fusillade dont les effets au contraire de celui qu'il en ressentait, causaient une satisfaction visible aux soldats et aux matelots.
Mais à son ordre la discipline militaire l'emporta ; les fusils s'abaissèrent, les rames retombèrent à l'eau, et la chaloupe, fendant les vagues, nagea vers le navire aussi rapidement que le lui permettait le poids énorme dont elle était chargée.
A peine arrivé à bord du Mascarin, M.Crozet expédia la chaloupe pour aller relever le poste des malades ; c'était à lui que revenait à la fois le commandement du Mascarin et la responsabilité de la perte ou du salut de l'équipage après la mort du capitaine Marion.
Il s'empara donc d'une main ferme de ce commandement ; la situation était grave et ne permettait ni hésitation ni retard.
Les ordres furent donnés en conséquence, et le premier, nous l'avons dit, fut de relever le poste des malades.
Un officier et un détachement frais furent expédiés à terre avec l'ordre de renvoyer à bord tous les malades, qu'il importait d'abord de mettre hors de danger.
Puis on devait s'occuper des officiers de santé et des ustensiles de l'hôpital.
Il fallait du temps pour opérer ce transport d'hommes et d'objets. On s'était établi dans l'île comme chez soi, pour y rester le temps nécessaire, et par conséquent, on s'était donné toutes les commodités possibles.
M. Crozet ordonna d'abattre les tentes et de faire autour de la forge qu'on n'avait pas le temps de ramener le même soir, un retranchement composé de tonneaux pleins d'eau.
En outre de cette petite fortification, qui devait être gardée par une vingtaine d'hommes, des sentinelles avancées furent placées du côté du village.
C'était naturellement de ce côté que l'on craignait une attaque, et cette crainte était d'autant mieux motivée que la forge renfermait une grande quantité soit de fer brut, soit d'objets en fer, et que les sauvages, ayant appris à estimer ce métal par les services qu'il leur rendait, dirigeaient toujours leurs échanges dans le but de s'en procurer.
Le chef de ce village s'appelait Malou.
L'officier expédié à terre, outre toutes les instructions bien arrêtées, avait reçu des signaux de nuit à l’aide desquels il pouvait correspondre avec le vaisseau.
Une moitié des soldats et des hommes de l'équipage devait dormir tout habillée et tout armée, afin de porter un secours rapide aux hommes débarqués, au cas où l'on s'apercevrait que ceux-ci en auraient besoin. Vers onze heures du soir les malades furent amenés sur les vaisseaux sans aucun accident.
Toute la nuit les sauvages rôdèrent autour du poste.
Quoique leur présence ne se décelât que par des bruits pareils à ceux d'animaux sauvage, on les reconnut, ces bruits n'ayant point été entendus pendant les nuits précédentes.
Mais, pendant toute la nuit, les sentinelles ayant fait bonne garde et échangé entre elles les cris de veille ils n'osèrent point attaquer.
Le lendemain 14, le lieutenant Crozet fit descendre dans l'île un nouveau détachement et deux officiers.
Les deux bâtiments comptant sur la continuité de leurs bonnes relations avec les indigènes, n'avaient fait ni leurs provisions d’eau, ni leurs provisions de bois.
Or, comme ces deux choses étaient d'absolue nécessité, comme il était bien difficile d'aller les chercher sur la grande terre dans l'état d'exaspération où étaient les sauvages on résolut, l'île contenant à profusion l'eau et le bois d'approvisionner les vaisseaux aux dépens de l'île.
Voilà pourquoi un nouveau détachement et deux officiers venaient d'y être envoyés.
Les ordres donnés étaient ceux-ci :
Faire du bois et de l'eau sans attaquer les naturels si les naturels se tenaient tranquilles, mais, à la moindre démonstration hostile de la part de ceux-ci, réunir tout le monde, marcher sur le village, l'emporter de force, le brûler, tuer autant de sauvages qu'on le pourrait, pousser le reste dans la mer.
Pendant toute la matinée nos hommes furent assez tranquilles, mais, vers midi, on vit s'avancer les sauvages en armes.
Arrivés à une centaine de pas des postes, ils firent quelques démonstrations menaçantes et qui avaient visiblement pour but de provoquer les hommes de l'équipage au combat.
Ils étaient à peu près trois cents, et, outre Malou, étaient encore commandés par cinq autres chefs.
Les ordres du lieutenant Crozet étaient précis.
En outre, les hommes de l'équipage, exaspérés de la mort de leur capitaine, ne demandaient pas mieux que d'en venir aux mains et de le venger, ainsi que leurs malheureux compagnons.
En conséquence le tambour battit la charge, et l'on marcha droit sur les insulaires, sans tirer, la baïonnette au bout du fusil.
A la vue de ces trente hommes chargeant en bon ordre, les sauvages battirent en retraite jusque dans leur village, là ils s'arrêtèrent, croyant qu'il leur serait facile de tenir.
Nos hommes les poursuivirent ; à portée de pistolet du village ils firent halte cependant, pour donner aux sauvages la confiance d'essayer de le défendre.
En effet, voyant leurs ennemis s'arrêter, les insulaires reprirent courage.
Malou et les autres chefs s'agitèrent énormément et, s'ils n'obtinrent pas de leurs hommes de marcher contre les Français, ils parurent du moins décidés à défendre vigoureusement leurs maisons.
Voyant qu'ils attendaient inutilement l'attaque, les officiers décidèrent d'attaquer eux-mêmes.
On commanda le feu en recommandant de bien viser, les quinze hommes du premier rang tirèrent.
Ils avaient si bien tiré que quatorze hommes tombèrent, et, parmi ces quatorze hommes, Malou et les cinq autres chefs.
En voyant cette trouée dans leurs rangs, en reconnaissant que la mort intelligente avait semblé choisir parmi eux, les insulaires s'enfuirent aussi rapidement que possible à travers le village pour gagner leurs pirogues.
Les soldats les poursuivirent alors au pas de course, et, arrivant presque aussitôt qu'eux sur le rivage, ils en tuèrent cinquante et culbutèrent les autres dans la mer.
Le reste, deux cent trente à peu près, s'enfuit sur les pirogues ; mais, en s'enfuyant, les sauvages purent voir leur village en feu.
Tout fut brûlé, depuis la première jusqu'à la dernière hutte, et l'on ne quitta la place que lorsque tout fut complètement rasé par l’incendie.
Du côté de l'équipage, un seul homme avait été assez grièvement blessé par un coup de javelot qui l’avait atteint près de l'oeil.
L'île, complètement évacuée, était donc au pouvoir des hommes du Mascarin.
Ils en profitèrent pour faire enlever la forge, les fers, les pièces à eau, et abandonner entièrement le poste.
Puis on revint au bâtiment.
Mais M. Crozet pensa qu'un surcroît de précautions devait être pris.
Il renvoya une vingtaine d'hommes dans la même île afin de couper toute la fougère, qui, haute de six pieds, pouvait cacher des embuscades.
Puis il commanda que les sauvages tués fussent enterrés avec une main saillissant hors du sable, afin que ceux qui survivaient, en retrouvant les corps de leurs compagnons, comprissent bien que les hommes blancs n'étaient point anthropophages comme eux.
M. Crozet avait, du reste, donne la veille un ordre qui n'avait pu être exécuté.
C'était celui de faire prisonniers, si la chose était possible, quelques jeunes gens ou quelques jeunes filles du village de Malou.
Mais, avant d'attaquer, les ­élandais avaient eu la précaution d'envoyer sur la grande terre leurs femmes et leurs enfants.
Cependant, comme M. Crozet avait promis aux soldats et aux matelots cinquante piastres pour chaque homme ou femme qu'ils amèneraient vivant, ils avaient essayé de garrotter les blessés qui n'avaient pas pu fuir et de les transporter avec eux.
Mais la chose avait été impossible.
Ces blessés mordaient comme des bêtes féroces, et, garrottés, brisaient leurs liens comme des fils.
On tua donc tout.
Cependant le Castries, pour lequel on travaillait surtout dans la foret de cèdres, n'avait ni mât de beaupré ni mât de misaine, et ne pouvait se remettre en mer ainsi désemparé.
L'île n'offrait point d'arbres assez forts pour en faire des mâts. On ne pouvait risquer d'en aller couper dans la grande terre.
On fit des mâts par l'assemblage de petites pièces de bois que l'on retrouva dans les bâtiments, et, au bout de quinze jours, tant bien que mal, le Castries se trouva remâté.
Mais ce qu'il y eut de plus long à faire, ce fut l'eau et le bois à brûler.
Il fallait pour les deux bâtiments sept cents barriques d'eau et soixante-dix cordes de bois, et, comme il ne restait qu'une seule chaloupe pour accomplir ces travaux, on mit un mois à les achever.
Au reste, comme on le comprend bien, ce mois ne s'écoula pas sans quelques alarmes.
On envoyait tous les jours la chaloupe à terre avec une trentaine de travailleurs.
Une fois la chaloupe, en revenant, rapportait de l'eau.
Une autre fois elle ramenait du bois, et, chaque soir, soldats et travailleurs revenaient coucher au vaisseau, sur lequel veillaient chaque nuit quatre hommes de garde.
Une nuit, les sauvages passèrent, sans que personne s'en doutât, de la grande terre sur l'île.
Ce soir-là, justement, la chaloupe demeura plus tard à travailler que d'habitude.
Tout à coup, un peu avant la tombée de la nuit, il sembla à l'une des sentinelles qu'elle voyait venir à elle un matelot de la chaloupe.
Un instant elle pensa qu'un homme de l'équipage avait pu peut-être échapper au massacre général, et, passant de la grande terre à l'île, essayait par ce chemin de regagner le bâtiment.
Cette supposition paraissait d'autant plus probable que cet homme se cachait à l'aide de tous les accidents de terrain, de toutes les anfractuosités de rochers, de tous les baissons dont il pouvait s'aider sur sa route.
Cependant, quand il ne fut plus qu'à cinquante pas à peu près de la sentinelle, celle-ci pensa qu'il n'y avait aucun mal de crier : Qui vive ? attendu qu'à ce qui vive l'homme, s'il appartenait véritablement à l'équipage, ne manquerait pas de se faire reconnaître.
En conséquence, la sentinelle poussa le cri consacré ; mais, au lieu de répondre, l'homme parut s'aplatir entre deux rochers.
Un instant après il reparut, risquant quelques mouvements nouveaux.
Aussitôt la sentinelle poussa un second cri, lequel fut suivi d'une immobilité pareille.
Enfin un troisième cri retentit, et comme celui-là n'avait, pas plus que les deux autres, obtenu de réponse, la sentinelle fit feu.
L'homme tomba mort.
Aussitôt on vit surgir derrière cet homme, qui sans doute lui servait de guide, une troupe nombreuse de sauvages qui agita ses armes en poussant de grands cris.
Mais au coup de feu, le détachement s'était mis en bataille. En se repliant, la vedette le trouva à vingt pas derrière elle.
On savait comment on devait en agir avec les Nouveaux-­élandais ; on les chargea au pas de course, ils prirent la fuite ; on les poursuivit toujours tirant, on en tua de nouveau une cinquantaine, et, comme la première fois, on les chassa de l'île, où ils n'osèrent plus remettre le pied.
De leur côté les sauvages étaient sur leurs gardes.
Des bâtiments on pouvait, à l'aide des lunettes suivre tous leurs mouvements.
Ils s'étaient réunis sur les hauteurs, d'où ils donnaient le signal aux gens des villages qu'ils pouvaient se livrer à leurs occupations habituelles ou devaient les venir rejoindre la nuit, ils correspondaient par des feux.
Chaque fois qu'une troupe un peu considérable d'indigènes longeait le rivage, quoique ce fût hors de portée de l'artillerie, on leur lâchait un coup de canon à poudre pour leur montrer que les bâtiments étaient sur leurs gardes ; mais comme, tout en entendant le bruit, ils ne voyaient nulle part l'effet du coup, ils en vinrent à se persuader que ce tonnerre était inoffensif.
Il résulta de cette conviction qu'une pirogue chargée de huit ou dix hommes se hasarda un jour à passer à demi-portée du Mascarin.
M. Crozet appela le meilleur pointeur et fit tirer un coup de canon à boulet sur la pirogue.
Le boulet coupa la pirogue par la moitié et tua deux hommes ; les autres se sauvèrent à la nage.
Cependant on n'avait point de nouvelles de M. Marion.
Quoiqu'on eût la presque certitude de sa mort, on ne pouvait quitter l’île sans une conviction entière à ce sujet.
On décida donc que, deux ou trois jours avant le départ, on ferait une expédition au village de Takoury ; d'après les propres paroles des naturels, comme c'était là qu'avait disparu le capitaine, c'était là qu'il fallait l'aller chercher.
D'ailleurs, c'était là qu'on avait vu les deux canots échoués et entourés par les naturels du pays.
En conséquence, le moment du départ fut fixé au surlendemain 14 juillet 1772. Le 12 juillet au matin ; le lieutenant Crozet donna l'ordre à la chaloupe d'appareiller, y fit descendre un fort détachement commandé par des officiers expérimentés, auxquels il recommanda de ne point revenir à bord sans nouvelles certaines du malheureux Marion et de ceux qui l'avaient accompagné.
Pour arriver à ce résultat et laisser dans l'esprit des sauvages une haute idée de notre puissance, les instructions étaient de descendre à l'endroit où les canots avaient été vus, de monter jusqu'au village, de l'emporter de force s'il était défendu, d'en exterminer les habitants, de fouiller avec soin toutes les maisons, de recueillir jusqu'aux moindres objets ayant appartenu au capitaine ou à ses compagnons d'infortune afin de pouvoir constater leur mort par un procès-verbal authentique, et de terminer enfin leur expédition en mettant le feu au village ; après quoi l'expédition reviendrait vers le bâtiment, remorquant toutes les pirogues de guerre que l'on pourrait réunir, et de toutes ces pirogues réunies ferait au milieu de la mer un immense bûcher auquel le feu serait mis ; de cette façon les Nouveaux-­élandais, des hauteurs où ils étaient réfugiés, assisteraient à l'incendie de leur flotte.
La chaloupe s'éloigna emportant cinquante hommes armés de sabres et de fusils, et bien armée elle même de pierriers et d'espingoles.
L'officier qui la commandait aborda à l'endroit qui lui avait été désigné ; mais les embarcations avaient disparu : les sauvages les avaient brûlées pour en extraire le fer.
Alors on passa au second point de l'expédition : le détachement, la baïonnette en avant, monta au village de Takoury.
Mais le village était abandonné ; ses seuls habitants étaient cinq ou six vieillards trop faibles pour suivre la population, qui avait émigré.
Assis sur des espèces de sièges de bois, ils attendaient, comme ces vieux Romains du Capitole, les modernes Gaulois qui s’avançaient vers eux dans des dispositions non moins hostiles que leurs aïeux vers les sénateurs.
On voulut alors les faire prisonniers, mais le premier sur lequel on porta la main avait près de lui un javelot dont il frappa le soldat qui l'avait touché.
Le soldat blessé recula d'un pas et lui passa sa baïonnette au travers du corps.
Les autres furent épargnés.
Au moment où les soldats étaient entrés par un bout du village, ils avaient vu fuir à l'extrémité opposée, mais hors la portée de la balle, Takoury et une vingtaine d'hommes ; le traître avait sur les épaules le manteau du capitaine Marion facile à reconnaître à cause de ses deux couleurs écarlate et bleue.
On le suivit des yeux dans la colline ; il se réunit aux hommes qui couronnaient la hauteur la plus proche du village, et qui, de là, avec de grands cris, assistaient à l'exécution qui se faisait.
Ce qui se faisait était une fouille exacte de toutes les huttes des sauvages.
Dans celle de Takoury on trouva le crâne d'un homme : ce crâne avait été cuit quelques jours auparavant.
Toutes les chairs du reste de la tête avaient été mangées, et sur le crâne même on voyait encore les traces des dents des anthropophages.
Dans un autre coin une cuisse d'homme, tenant encore à la broche de bois qui avait servi à la faire rôtir était à moitié dévorée.
Les perquisitions continuèrent, car on ignorait à qui ces débris humains avaient appartenu.
Alors dans une autre hutte on retrouva le corps d'une chemise que l'on reconnut pour avoir appartenu au capitaine Marion.
Le col en était tout ensanglanté, et l'on y voyait trois ou quatre déchirures également tachées de sang sur les côtés.
Dans deux autres huttes étaient une partie des vêtements et les pistolets du jeune enseigne Vaudricourt, qui, ainsi que nous l'avons dit, avait accompagné son capitaine.
Enfin, dans une autre encore, on trouva les armes du canot et un tas de lambeaux et des draps ensanglantés.
C'étaient les hardes des malheureux matelots.
Toutes ces preuves de l'assassinat réunies, le procès-verbal de la mort du capitaine Marion fut dressé ; après quoi on mit le feu aux huttes, et, pour que les habitants ne revinssent point éteindre l'incendie, on ne quitta le village que lorsqu'il fut complètement réduit en cendres.
Près du village de Takoury était un village beaucoup mieux fortifié que les autres, et dont le chef, soupçonné d'être le complice de Takoury, se nommait Piki-Ore.
Au milieu de l'exécution qui se faisait du premier village, le détachement s’aperçut que les indigènes évacuaient le second.
Cette faite confirma leurs soupçons, et le village de Takoury brûlé, on s'achemina vers celui de Piki-Ore.
Celui-là était beaucoup mieux fortifié que l'autre, mais ses habitants n'essayèrent pas même de le défendre.
On en visita donc librement toutes les huttes et dans ces huttes comme dans celles du village de Takoury, on trouva beaucoup d'objets provenant des embarcations et quelques restes de hardes arrachées aux matelots.
Sur toutes ces hardes des taches de sang prouvèrent que ceux qui les portaient étaient morts de mort violente.
Comme le premier, ce second village fut réduit en cendres.
Puis, afin d'accomplir l'oeuvre de destruction dans toute son étendue, en se rembarquant, les hommes du détachement poussèrent à l'eau deux pirogues de guerre, et, les ayant prises à la remorque les amenèrent dans les eaux du Mascarin.
On en tira en planches tout ce qui pouvait être utile, puis on mit le feu aux deux carcasses, qui avaient à peu près soixante pieds de longueur.
Ce fut à la lueur de ce dernier incendie que, le 14 juillet 1774 les deux vaisseaux le Castries et le Mascarin quittèrent la baie des Meurtriers.

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