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Chapitre VIII
Comment M. Coumbes vit échouer sa vengeance par l'intervention d'un témoin, qui frappa au cœur le champion qu'il avait choisi

L'appartement et les bureaux du voisin du cabanon de M. Coumbes étaient situés rue de Paradis, c'est-à-dire dans une des grandes artères marseillaises qui débouchent sur la Canebière.

Marius avait facilement obtenu l'adresse de l'ennemi intime de son parrain, du don Gormas dont il avait à punir les offenses. Il pénétra dans une de ces sombres allées, aussi communes dans le nouveau que dans le vieux Marseille, franchit un étroit escalier et s'arrêta au premier étage, où on lui avait dit qu'il trouverait la personne qu'il cherchait. Effectivement sur la porte qui s'ouvrait à sa gauche, il aperçu deux plaques de cuivre scellées dans le bois ; sur l'une d'elles étaient gravés ces mots : Jean Riouffe et sœur, commissionnaires et armateurs ; sur l'autre, Bureau et caisse. Il tourna le bouton de la première et il entra.

Les Méridionaux comprennent difficilement les querelles sans tapage ; il leur faut toujours un peu de trompette avant le combat. Marius était de son pays, et, si jeune qu'il fût, il en possédait déjà les habitudes. Pendant la nuit, pendant le voyage de Montredon à Marseille, il avait travaillé à exalter sa petite cervelle, et s'était si complètement monté, qu'un capitan n'eût rien trouvé à reprendre à sa tenue et à sa physionomie. Sa redingote était boutonnée jusqu'au menton, sa coiffure légèrement inclinée sur l'oreille, ses sourcils rapprochés, ses narines dilatées, ses lèvres frémissantes, comme il convient à un redresseur de torts.

– M. Jean Riouffe ! s'écria-t-il d'une voix provocante en franchissant le seuil de la porte et sans ôter son chapeau.

Un des deux commis qui travaillaient derrière des cages en fil de fer à guichet leva le nez de dessus une liasse de connaissements qu'il était en train de rédiger. L'air, l'accent et l'attitude du nouveau venu l'avaient surpris ; mais il réfléchit sans doute que son temps était trop précieux pour en consacrer un atome à faire observer au visiteur qu'en entrant dans un appartement, la civilité puérile et honnête voulait qu'on se découvrît car il reprit sa besogne après avoir fait à Marius, du bout de sa plume, signe d'avoir à se calmer et à attendre.

Celui-ci avait trop envie de mener à bien la querelle de M. Coumbes pour s'en mettre une seconde sur les bras. Il rongea son frein, quelque disposé qu'il fût à s'offenser du silence de l'employé de son futur adversaire, en se promettant bien, dans l'humeur rageuse qu'il devait à l'excitation de son sang, de se dédommager avec celui-ci.

Pour occuper ses moments, il regarda autour de lui. L'appartement dans lequel il se trouvait contrastait d'une manière étrange avec la scène dont Marius prétendait le rendre le théâtre. Depuis dix-sept mois qu'il était dans les affaires, il avait vu bien des bureaux, mais jamais il n'en avait rencontré un dans lequel un ordre aussi parfait eût présidé à toutes choses, où la propreté se montrât aussi coquette, où une espèce de bon goût se révélât dans le classement méthodique des échantillons qui garnissaient les armoires vitrées, des paperasse qui encombraient les casiers. Le calme qui y régnait, le demi-jour que des stores de couleur y conservaient, le silence des deux commis, leur assiduité, faisaient de cette pièce une espèce de temple du travail et de la paix, dans lequel Marius éprouvait quelque peine à maintenir à un degré d'incandescence l'exaltation qu'il s'était procurée en fouettant tout à la fois le sang de ses artères et sa respectueuse affection pour M. Coumbes.

Heureusement pour la cause qu'il s'était chargé de soutenir, la porte d'un cabinet s'ouvrit et un monsieur en sortit. Le commis peu communicatif, toujours à l'aide de sa plume, qui servait télégraphiquement à ses communications, indiqua à Marius qu'il devait entrer dans le cabinet d'où sortait ce monsieur.

Le jeune homme assura son chapeau sur sa tête, reprit la physionomie que cette séance préliminaire lui avait fait atténuer et pénétra dans le cabinet. Il avait fait un pas en avant pour franchir la porte ; mais il n'eut pas plus tôt jeté les yeux dans le cabinet, qu'il en fit deux en arrière pour reculer ; il porta la main à sa tête pour saluer avec tant de précipitation, que sa coiffure, échappant de ses doigts, roula sur les nattes de Calcutta qui couvraient le parquet.

Au lieu de M. Jean Riouffe, au lieu du jeune homme insolent pour lequel il avait fait des préparatifs si menaçants, il se trouvait en face d'une charmante jeune fille qui était seule dans ce bureau.

Elle pouvait avoir vingt-quatre ou vingt-cinq ans ; elle était grande, mince et svelte ; ses cheveux, de ce blond chaud et doré que les peintres de Venise ont reproduit avec tant d'amour, tombaient sur sa nuque en un chignon que les deux mains n'auraient pu contenir ; leurs fauves reflets. L'éclat de ses sourcils et de ses yeux noirs comme l'ébène, la rougeur purpurine de ses lèvres, faisaient encore ressortir la blancheur de sa peau.

Il est bien entendu que Marius n'apprécia aucun de ces détails ; il ne remarqua pas davantage la simplicité de costume qui tranchait avec le caractère de la beauté de cette apparition ; il ne vit pas la douceur de son sourire, la bienveillance de sa physionomie, le geste encourageant par lequel elle l'invitait à se remettre ; il se trouvait sous le coup de cette surprise grosse d'émotions que doit éprouver un petit corsaire qui croit poursuivre un paisible bâtiment de commerce, lorsque celui-ci, par un mouvement rapide comme l'éclair, enlève ses pavois et démasque de formidables rangées de batteries. Il pouvait déjà être brave, mais il était trop jeune pour ne pas être timide. Cette jolie personne lui paraissait bien autrement redoutable à affronter que ne l'était l'adversaire qu'il cherchait. Il ramassa maladroitement, gauchement, son chapeau, balbutia quelques mots, et se fût enfui, si la voix de la jeune fille, une voix pure et d'un timbre qui pénétra jusqu'à son cœur, ne l'eût rappelé à la situation.

– Tout à l'heure, je vous ai entendu demander M. Jean Riouffe, monsieur, dit-elle à Marius.

Celui-ci rougit, car il se rappelait que l'accent menaçant par lequel il avait débuté en entrant avait traversé la cloison qui séparait le cabinet du bureau.

Marius s'inclina sans répondre.

– Il est absent pour le moment, monsieur, dit encore la jeune fille.

– Alors, mademoiselle, pardon, je reviendrai, je repasserai.

– Monsieur, je dois vous faire observer que vous risquez fort de faire beaucoup de courses inutiles. M. Riouffe est rarement chez lui ; mais si vous voulez me communiquer ce dont il s'agit, je pourrai probablement vous donner satisfaction, car c'est moi qui m'occupe de toutes les affaires de la maison.

– Mademoiselle, répliqua Marius, dont l'aplomb et l'aisance de la jeune fille ne faisaient qu'accroître l'embarras, mademoiselle, c'est une question toute personnelle qui me faisait désirer d'avoir un entretien avec M. Riouffe.

– Il est probable que cela me regarde encore, monsieur. Pardonnez-moi mon insistance : elle n'est dictée que par mon désir d'épargner à M. Riouffe des ennuis, des embarras, ou pis encore. Il aura sans doute contracté quelque dette vis-à-vis de vous ou de vos parents, continua la jeune fille, dont la physionomie s'était légèrement attristée. Vous pouvez parler avec confiance, monsieur ; si votre créance est légitime, ce dont je ne doute pas, je ferai en sorte de vous renvoyer content.

Marius comprenait qu'il ne devait rien apprendre du motif de sa visite à cette jeune fille, qui, d'après la raison sociale inscrite sur la porte, lui paraissait devoir être la sœur de l'ennemi de M. Coumbes ; mais il s'abandonnait si naïvement au bonheur de la voir et de l'entendre, qu'il oubliait que la première condition de la discrétion qu'il entendait conserver était de se retirer ; au lieu de cela, il demeurait devant elle dans une sorte de muette extase.

Lorsque mademoiselle Riouffe se tut, attendant une réponse, Marius resta un instant déconcerté ; puis il répliqua avec une vivacité dont il ne fut pas maître :

– Mademoiselle, la dette que je viens réclamer à M. Riouffe n'est point de celles qui se soldent à la caisse.

Rien n'est plus fréquent que le désaccord entre les lèvres et la pensée. Subissant un dernier accès de la fièvre belliqueuse que M. Coumbes avait soufflée sur lui la veille au soir, Marius s'était laissé emporter par la redondance de la phrase. Elle ne fut pas plus tôt tombée de ses lèvres, qu'il la regretta amèrement. La jeune fille était devenue pâle comme une morte, ses larges paupières s'étaient lentement abaissées sur ses yeux et les avaient voilés un instant comme pour en dissimuler l'expression. Elle se leva, et, s'appuyant de la main sur son bureau, recueillant ses forces pour rester maîtresse de son émotion :

– Monsieur lui dit-elle, quoi que soit ce que vous venez demander à M. Riouffe, vous pouvez d'avance être certain qu'il y répondra avec honneur. Veuillez me laisser votre nom, m'indiquer l'heure à laquelle vous voudrez bien vous donner la peine de repasser, afin que vous soyez certain de ne point faire une démarche inutile.

Marius demeurait tout étourdi. La douleur qui perçait dans les paroles de la jeune fille le touchait, mais sa résignation fière et courageuse faisait sur lui une impression bien plus vive encore.

– Mademoiselle, répondit-il avec une humilité respectueuse à cette dernière question, veuillez dire à M. Riouffe que je viens de la part de M. Coumbes et que je me représenterai demain.

– De M. Coumbes ? de M. Coumbes qui habite à Montredon une maisonnette à côté du chalet que mon frère y a fait construire ? s'écria mademoiselle Riouffe en s'élançant vers la porte, qui jusqu'alors était restée ouverte et en la fermant avec vivacité.

– Vous ne vous trompez pas, mademoiselle, répondit Marius, c'est au sujet de M. Coumbes que je me présente dans cette maison.

– Vous êtes son fils, sans doute ?

Marius s'inclina sans répondre ; son interlocutrice lui fit signe de s'asseoir.

– Vous avez pu vous apercevoir tout à l'heure, monsieur, que, quoique femme, dans des circonstances graves et sérieuses, je saurais dompter ma sensibilité de sœur, lutter contre la faiblesse de mon sexe et triompher de ma répugnance, quand il s'agit d'une affaire qui remet aux chances du hasard la vie de deux hommes de cœur ; mais la situation est bien différente. D'après ce qui m'a été raconté de tout ce qui s'est passé entre monsieur votre père et mon frère, tous les torts doivent être attribués à ce dernier. Je n'ai pas attendu à aujourd'hui pour l'en blâmer. Vous veniez pour lui demander satisfaction de sa conduite, n'est-ce pas ?

Marius hésita.

– Répondez, monsieur, je vous adjure de me répondre.

– C'est la vérité, mademoiselle, balbutia le jeune homme.

– Alors, monsieur, je vous prie de me faire l'honneur de m'accepter comme votre témoin.

– Mademoiselle, répliqua Marius, stupéfait de cette proposition, autant qu'émerveillé de l'air mâle et décidé de la jeune fille, ce que vous me demandez, si flatteur que cela soit pour moi, offrirait cependant, si je l'acceptais, un inconvénient. Monsieur votre frère ne manquerait pas de supposer que ma résolution d'obtenir satisfaction des offenses dont depuis deux mois il poursuit mon père n'est pas sérieuse. Souffrez qu'après vous avoir remerciée, je ne l'accepte pas.

– Je ferai en sorte que ce que vous redoutez n'arrive pas, monsieur, et c'est un signalé service que je vous prie de me rendre.

– Veuillez m'expliquer, mademoiselle, les raisons qui vous déterminent à me le demander avec tant d'instance.

– Elles sont faciles à comprendre : mon frère est coupable, je le sais ; rien ne peut excuser les outrageantes plaisanteries qu'il s'est permises contre M. Coumbes ; mais j'hésite à croire qu'il faille son sang pour les réparer, et je pense que l'expression de ses sincères regrets et ses excuses y suffiraient. Si un étranger les lui demande, quelque honorables qu'elles soient lorsqu'elles s'adressent à un homme de l'âge et du caractère de M. Coumbes, jamais il ne voudra s'y résoudre ; en face de sa sœur, il n'aura point à rougir, et je crois avoir assez de crédit sur son cœur pour obtenir de sa raison qu'il consente à ce sacrifice d'un vain amour-propre.

– Je voudrais ne pas vous refuser, mademoiselle, dit Marius, qui résistait difficilement aux instances de la jeune fille ; mais songez donc que, dans cette querelle, je suis fâché de vous le certifier encore, monsieur votre frère a tous les torts. Il ne m'appartient point d'ouvrir par avance les portes à une réparation de ce genre ; j'aurais l'air d'avoir peur.

Mlle Riouffe sourit de l'émotion avec laquelle Marius avait prononcé ces derniers mots.

– Non, monsieur, reprit-elle, car mon frère n'ignorera point vos répugnances, et je serai la première à lui apprendre ce qu'il m'a fallu de prières et d'instances pour vous décider à me laisser terminer pacifiquement cette affaire. D'ailleurs, monsieur, vous me paraissez si jeune, que vous aurez le temps de prouver à ceux qui se permettraient d'en douter, que la fermeté de votre cœur ne dément pas la courageuse hardiesse de votre regard.

Marius rougit encore à ce compliment, qui lui prouvait que, s'il avait curieusement analysé la beauté de la jeune fille, celle-ci n'avait point été sans jeter quelque coup d'œil sur les avantages extérieurs de son interlocuteur.

– Mademoiselle, reprit-il chancelant dans sa résolution.

– Tenez, monsieur, dit mademoiselle Riouffe en l'interrompant avec vivacité, la confiance appelle la confiance. Je ne vous connais que depuis quelques instants ; mais, dans les circonstances graves où nous nous trouvons, en raison de la requête que je vous présente, je crois que je n'ai qu'à gagner à être mieux connue de vous, et je tiens à vous expliquer pourquoi vous me trouvez dans ce bureau une plume entre les doigts, au milieu de ces échantillons de coton et de sucre, et devant ce gros livre, au lieu d'être dans mon salon un ouvrage de femme à la main. Mon frère était plus jeune que moi d'une année lorsque nous avons perdu nos parents. Nous nous trouvions, lui à vingt, moi à vingt et un ans, à la tête d'une maison qui nécessitait une grande assiduité pour conserver la prospérité qui jusqu'alors l'avait favorisée. Malheureusement, pendant la longue maladie de mon père, la surveillance que l'on doit exercer sur un jeune homme s'était un peu relâchée, et, lorsque nous fûmes orphelins, il avait pris goût à l'indépendance et aux plaisirs, qu'il est si difficile d'allier avec les devoirs du commerçant. J'essayai quelques réprimandes ; mais je l'aime, monsieur, et, quelles que fussent les fautes que j'avais à lui reprocher, mon visage ne savait pas s'armer de la sévérité qui eût été si nécessaire. Déjà nos affaires périclitaient sensiblement ; j'entrevoyais l'abîme que le malheureux ouvrait sous ses pas, lorsque Dieu m'envoya une salutaire inspiration : je résolus de renoncer au monde, de sacrifier mon bonheur individuel, d'éprouver si, puisque l'autorité manquait à mon âge, ma tendresse pour Jean ne suffirait pas aux nouveaux devoirs de mère que j'embrassais avec ardeur. à tout prix, il fallait lui conserver une fortune que ses goûts oisifs lui rendaient si nécessaire, et je me dévouai à cette tâche ; je me mis à la tête de cette maison. Je ne vous parlerai pas des résultats que j'ai obtenus de ce côté, monsieur, quoique j'en sois un peu bien fière ; mais je vous apprendrai que je suis parvenue à inspirer à mon frère une confiance qui me permet de lire constamment dans son cœur. Ses égarements, je le crois, ne sont que le fruit de la jeunesse, la conséquence d'une exubérance de sève : déjà il écoute mes conseils ; bientôt, je l'espère, il les suivra. Comme je vous le disais tout à l'heure, je lui ai entendu raconter ce qui s'était passé à Montredon. Mes reproches avaient devancé vos plaintes ; mais nous n'étions pas seuls, et je n'ai pu, en face de ses commis, flétrir, comme je sais le faire, l'inconvenance de sa conduite. C'est mon frère, monsieur, c'est plus que mon frère, c'est mon enfant. Jugez de ce que je dois souffrir en songeant aux suites terribles que pourraient avoir ces extravagances puériles ; laissez-moi les détourner de sa tête, je vous en conjure encore... Que monsieur votre père se déclare satisfait, n'est-ce pas tout ce que vous désirez ? Que la parole de M. Riouffe le garantisse à l'avenir de ces détestables plaisanteries, n'est-ce pas tout ce que vous voulez ? Je vous promets que vous aurez tout cela, monsieur ; mais, au nom de votre mère, au nom de tout ce que vous aimez, faites que je ne voie pas les jours de mon frère aventurés pour une aussi misérable cause.

Mlle Riouffe eût pu parler longtemps ainsi, Marius ne l'eût pas interrompue, tant il était enivré par le son de sa voix, par la contemplation de son charmant visage. Quant à refuser ce qu'elle implorait, cela ne lui était plus permis. Ce que la jeune fille venait de lui raconter avait achevé de conquérir le cœur et de révolutionner le cerveau de Marius. En la voyant si belle, et en même temps si douce, si tendre, si touchante dans son dévouement, il se demandait comment l'univers pouvait ne pas être aux pieds de cette adorable créature. Dans son enthousiasme méridional, que contenait à grand-peine sa timidité naturelle, il avait envie de lui offrir, non pas seulement le sacrifice de ses griefs, celui de sa vie si elle en avait besoin, mais encore de lui assurer que, sur un seul mot d'elle, M. Coumbes oublierait ses griefs ; ce qui était bien autrement outrecuidant.

– Mademoiselle, répondit-il, je suivrai aveuglément vos ordres.

– Soyez tranquille sur le résultat, monsieur. Où devrai-je vous le faire connaître ?

Marius donna l'adresse de son patron. Mlle Riouffe lui fit observer que la qualité qui était sienne à dater de ce moment exigeait qu'elle serrât la main de celui auquel elle servait de second. Cette étreinte acheva de bouleverser le jeune homme. Lorsqu'il traversa le bureau pour sortir, il alla donner dans la fenêtre qu'il prenait pour la porte, à l'ébahissement des commis. Dans la rue, il demeura en contemplation devant la maison où demeurait Mlle Riouffe : il lui semblait que les murs qui renfermaient un si charmant trésor avaient une physionomie toute différente des autres murs.

Le soir, un garçon du magasin apporta une lettre.

Marius n'eut pas plus tôt jeté un regard sur l'adresse, qu'il reconnut l'écriture fine et déliée qu'il avait vue sur le grand-livre de la maison Riouffe et sœur. Il la saisit comme un avare le trésor qu'il rencontre, comme un naufragé le morceau de pain qu'on lui offre, et courut s'enfermer dans la mansarde qu'il habitait pour la lire.

Déjà il lui semblait que les yeux d'un indifférent eussent profané cette écriture.

Ses doigts tremblaient tellement lorsqu'il voulut l'ouvrir, qu'il fut quelque temps sans réussir à disjoindre le cachet et qu'il déchira la moitié de la lettre avant d'y parvenir.

Mlle Riouffe lui écrivait :

« Monsieur,

« Je ne sais si vous serez content de moi, mais je suis bien satisfaite de ma personne ! J'ai pleinement réussi dans la négociation dont vous avez bien voulu me charger. Demain, après la Bourse, j'accompagnerai M. Riouffe, qui ira à Montredon exprimer à M. Coumbes son très sincère repentir. J'espère que désormais chalet et cabanon vivront en si bonne intelligence, que nous n'aurons qu'à nous applaudir de cette discorde préliminaire qui nous aura amenés à cultiver réciproquement notre voisinage. »

C'était signé Madeleine.

Marius porta le billet à ses lèvres, et, pendant toute la nuit, qu'il dormît ou qu'il veillât, l'image de celle que, le matin, il avait vue pour la première fois lui tint fidèle compagnie.

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