Ingénue Vous êtes ici : Accueil > Accueil > Bibliothèque
Page précédente | Imprimer

Chapitre XXI
Le père et la fille

L'écrivain, qui ruminait, chemin faisant, les avantages de cette soirée passée chez Réveillon, ne laissait pas, tout en donnant le bras à Ingénue, que d'observer ce qui se passait autour de lui.
La mine affairée et même effarée des ouvriers de Réveillon l'avait surpris. D'ordinaire, après le travail, les ouvriers de Paris causent ou dorment, quand ils ne prennent pas la distraction du théâtre, ou celle du cabaret. S'ils causent, c'est avec cette lente morbidesse qui révèle la fatigue de la journée, et qui a toujours été le caractère distinctif du Parisien, lorsqu'il se replie sur lui-même, avec toutes ses facultés pour sentir et vivre, au lieu de penser et d'agir. Cette animale instinctivité est le privilège de ces admirables machines qu'on appelle les prolétaires de Paris, natures tout aussi bien organisées pour le repos que pour l'action, et qui ont de tout temps déjoué les combinaisons de l'autorité, laquelle les a crues prêtes à agir, quand elles voulaient se reposer, et prêtes à se reposer, quand leur caprice était d'agir. Pour tout Parisien vrai, l'attitude des promeneurs ou des flâneurs est significative, à tel point que jamais il ne s'est trompé sur leurs dispositions, du moment où il les a pu voir regarder au coin des rues, ou stationner d'une certaine façon sur la voie publique.
Rétif comprit donc, en apercevant les ouvriers effarés et agités dans leurs fourmilières, qu'ils s'occupaient d'un événement quelconque, et que cet événement ne manquait pas d'importance.
Mais son imagination dut s'arrêter devant les invraisemblances. Que pouvait-il y avoir, bon Dieu ! dans cette ville de Paris ! Du mécontentement ? Eh ! l'on n'avait pas autre chose depuis cent ans !
Rétif oublia donc vite les idées qu'avait fait naître en lui cette agitation des ouvriers, et, pour intéresser Ingénue par un peu de conversation, il se mit à lui parler morale et bon exemple « Belle maison, dit-il, que la maison de M. Réveillon ! n'est-ce pas, Ingénue ?
- Mais oui, cher père.
- Belle maison, gagnée par un beau travail !
- Et par du bonheur, fit Ingénue, car beaucoup travaillent qui réussissent moins bien.
- Heu ! fit Rétif.
- Vous, par exemple, continua Ingénue, vous qui travaillez douze heures par jour, et qui avez du talent...
- Conclus, conclus.
- Vous n'avez pas une belle maison comme M. Réveillon cher père.
- C'est vrai, dit Rétif en toussant ; mais j'ai autre chose.
- Quoi donc ?
- Un vrai trésor ! répondit Rétif.
- Un trésor ? s'écria Ingénue avec une naïveté curieuse bien digne de son nom. Oh ! que n'en usez-vous, mon père ?
- Chère enfant, c'est un trésor à l'usage de moi seul, et, si je ne puis le partager avec personne, en revanche, personne ne peut me le prendre.
- C'est ?... fit Ingénue.
- C'est d'abord une conscience pure... "
Ingénue fit une petite moue impatiente.
« Qu'as-tu ?
- Rien, mon père : je sautais le ruisseau.
- Je te disais une conscience pure, c'est inestimable !
- Mon père, est-ce que tout le monde n'a pas ce trésor-là ?
- Oh ! enfant ! »
On voit bien qu'Ingénue n'avait pas lu La Paysanne pervertie.
« As-tu remarqué les ouvriers sur la porte de Réveillon ? fit Rétif pour détourner les chiens. En voici deux qui passent, et qui leur ressemblent.
- Vous pourriez bien avoir raison, répliqua Ingénue en se rangeant pour laisser passer ou plutôt courir trois hommes qui se dirigeaient en grande hâte vers les quais.
- Braves ouvriers ! continua Rétif, ils vont à leur repas après le rude labeur de la journée, d'un pas aussi rapide, aussi empressé que nous autres quand nous allons au plaisir. Estimables créatures ! n'est-ce pas, Ingénue ?
- Sans doute, mon père.
- Quel sort plus heureux que celui de la ménagère qui les attend le soir, sur la porte, en été ; près du foyer, en hiver ? Le sarment brille, ou l'air circule ; on entend dans la maison les vagissements du dernier enfant, et la chanson de la bouilloire qui renferme le souper de famille. Cependant l'ouvrier arrive : on l'attendait impatiemment ; il a chaud, il tend les bras a ses enfants et à sa femme, reçoit et prodigue de franches caresses, un peu longues pour son appétit inquiet. Le souper fume et est sur la table ; les enfants se groupent autour du poêlon odorant ; leurs escabeaux se heurtent et se confondent, et la mère, qui a préparé toute cette joie, sourit et s'oublie elle- même dans la contemplation de ce tranquille bonheur... Et c'est comme cela tous les jours à recommencer !
- Tiens !... dit Ingénue, qui goûtait peut-être moins que le pastoral écrivain cette morale, un peu trop cirée pour n'être pas reluisante ; il me semble que j'entends un singulier bruit. Entendez-vous, mon père ?
- Où donc ?
- Là-bas. »
Et elle étendait la main dans la direction des ponts.
Rétif écouta.
« Je n'entends rien, dit-il ; n'est-ce pas un bruit de voitures ?
- Oh ! non, mon père, ce n'est pas cela : on dirait le bruit d'une immense quantité de voix.
- Bon ! des voix... Pourquoi des voix ? et en immense quantité encore ? Prends garde, Ingénue, prends garde à l'exagération, qui corrompt tous les bons naturels.
- J'ai cru entendre...
- Croire n'est pas affirmer.
- Je n'ai pas affirmé, mon père.
- Je disais donc, mon enfant, que le bonheur des pauvres est relativement plus grand que celui des riches.
- Oh ! fit Ingénue.
- Oui, car il se compose d'une petite somme de bonheur matériel doublée d'une somme incalculable de plaisirs moraux... Ah ! tu regardes ces beaux chevaux qui emportent le phaéton de cette belle dame ?
- Je l'avoue, mon père.
- Rappelle-toi ces mots de Rousseau le Genevois, mon enfant...
- Lesquels, mon père ?
" La femme d'un charbonnier est plus estimable que la maîtresse d'un prince. "
- Estimable ne dit pas heureuse, mon père.
- Eh ! Ingénue, quel bonheur est possible, sans estime ? Moi, je ne rêve qu'une chose pour toi.
- Laquelle, mon cher papa ?
- C'est qu'un bon ouvrier, aux mains noblement durcies, me demande ta délicate et douce main.
- Vous la lui donneriez ?
- Tout de suite.
- Mais alors, que deviendrait pour vous ce bonheur que vous décriviez si bien, il n'y a qu'un moment ? Qui allumerait le feu ? qui ferait chanter la bouilloire ? qui préparerait votre soupe ? qui vous tendrait les bras, toutes les fois que vous revenez sans argent de chez les libraires ?... Vous voyez bien que, si vous ne m'aviez pas, vous sacrifieriez votre bonheur personnel à celui d'un autre !
- Au tien aussi ! n'est-ce pas le devoir d'un père ?
- Non, pas au mien ; car, moi, reprit vivement Ingénue, moi, je ne serais pas heureuse. »
Ces mots frappèrent si juste, si net l'oreille de Rétive, qu'il s'arrêta pour observer le regard de sa fille ; mais une autre impression avait déjà effacé la précédente, et Ingénue regardait de tous côtés avec une attention qui commença d'inquiéter Rétif.
Heureusement pour la jeune fille que le vieil argus observait avec toute son expérience ; un nouveau bruit retentit du côté des quais, et fit à la fois dresser l'oreille à Rétif et à sa fille.
« J'ai entendu, cette fois ! s'écria Rétif ; oui, il y a des voix par là, des voix nombreuses et irritées. »
Et Rétif obliqua à droite.
« Nous nous détournons de notre chemin, mon père.
- Oui, nous allons du côté du bruit, répondit Rétif ; c'est sans doute un chapitre qui se prépare pour mon Spectateur nocturne. »

Chapitre précédent | Chapitre suivant

© Société des Amis d'Alexandre Dumas
1998-2010
Haut de page
Page précédente