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Chapitre XXVIII
Le curé Bonhomme

On se demande, sans doute, quel genre de vengeance M. Auger, c'est-à-dire un misérable laquais, pouvait tirer de Son Altesse royale monseigneur le comte d'Artois, prince du sang.
M. Auger perdait, il est vrai, sa fortune et son avenir – puisqu'il y a parfois un autre avenir que la potence pour les misérables de l'espèce de M. Auger – ; M. Auger ne figurait plus parmi les ustensiles de la cour ; M. Auger ne trouvait plus sous sa dent ce pain tout cuit de la servitude, qui a des charmes si puissants sur les coeurs lâches et les âmes avilies.
Ce sont là, convenons-en, des griefs qui ne se pardonnent pas.
M. le comte d'Artois eût dû penser à cela, avant de se faire un ennemi tel que M. Auger ; mais, nous l'avons dit, avec l'imprudente insouciance de la jeunesse, le prince s'était retourné contre la muraille, et, au lieu de méditer, il avait ronflé.
Funeste indifférence ! Les époques changent, et l'ennemi microscopique prend, à de certaines heures, les proportions du géant Micromégas.
Au reste, ne nous appesantissons pas sur un sommaire qui pourrait trop en dire au lecteur ; la vengeance de M. Auger se déduira du récit qu'on va lire.
Trois jours après cette scène violente entre le valet et le maître, un homme pâle, les traits altérés, sans souffle et sans force, se présentait chez le curé de la petite paroisse Saint-Nicolas-du-Chardonnet ou du Chardonneret, soit que le lecteur veuille faire remonter l'étymologie de ce nom au genre végétal ou au genre animal.
Il était une heure de l'après-midi ; il faisait une splendide journée d'automne, lumineuse comme un sourire de vieillard ou un coucher de soleil.
Le curé venait d'achever de dîner. Il avait accompli tous ses offices. Assis sur un banc de gazon, dans son jardin, il lisait, au lieu de son bréviaire, une brochure qui venait de paraître, et que les uns attribuaient à M. de Mirabeau, d'autres à M. Marat, d'autres à d'autres.
Toujours est-il que, quel que fût l'auteur de l'écrit, l'écrit était des plus patriotiques.
Ce digne curé, élève de la charité du siècle, et bercé par la philosophie de Port-Royal, pratiquait un culte de fantaisie non encore défini, mais qui devait, soixante ans plus tard, se trouver représenté par la doctrine de l'abbé Châtel ; c'était un mélange d'incrédulité et de religion formant une croyance révolutionnaire à l'usage des honnêtes gens : la plus dangereuse de toutes les croyances, en ce qu'elle dispensait de croire à Dieu !
Mais le digne curé n'y regardait pas de si près ; on n'était plus au temps des prélats qui coordonnaient à la fois l'exercice de l'esprit et de la conscience ad usus Ecclesiae.
Notre curé, bourré de lectures patriotiques et philosophiques à la fois, respectait Dieu, mais s'occupait infiniment plus que le pape ne l'eût autorisé des affaires temporelles de la France. C'était, à coup sûr, un de ces pasteurs qui, quatre ans plus tard, prêtèrent, avec enthousiasme, serment à la Constitution, et qui aidèrent la Révolution à sortir de ses langes ; honnêtes utopistes, coeurs purs, traîtres irréprochables qui livrèrent pieds et poings liés aux jacobins le roi et Dieu, si l'on pouvait livrer Dieu aux hommes ; un de ces prêtres, en un mot, que la reine refusa si dédaigneusement quand elle aperçut l'échafaud qui lui masquait le ciel.
L'abbé Bonhomme – c'était un excellent nom de pasteur chrétien – lisait donc cette brochure, quand mademoiselle Jacqueline, sa servante, l'appela dans son petit jardin, pour qu'il répondît à l'homme échevelé et pâle dont nous venons de parler à l'instant même.
L'abbé donna ordre qu'on introduisît auprès de lui cet homme ; mais, préalablement, il cacha sa brochure sous un banc, dans une touffe épaisse de réséda.
Les prêtres sont, comme les médecins, un peu physionomistes ; il faut avouer que même dans les bons temps, on ne va pas vers eux sans avoir absolument besoin d'eux ; si bien qu'ils ont pour habitude et pour instinct de s'inquiéter, quand on les aborde, quel genre de service on vient réclamer d'eux.
L'abbé Bonhomme, jugeant, à l'extérieur de cet homme, qu'il était du commun et fort troublé, se remit sur son banc, leva son nez chargé de grosses lunettes sur le nouveau venu, qu'il commença par tenir à distance en lui adressant les mots suivants :
« C'est bien, monsieur... Que voulez-vous de moi ? »
L'homme s'arrêta ; son émotion, feinte ou réelle, était visible il roulait son chapeau entre ses doigts tremblants.
« Mauvaise figure ! murmura l'abbé Bonhomme, mauvaise figure ! »
Et il regardait si dame Jacqueline sa chambrière était à portée d'entendre son appel, et d'y répondre.
L'homme s'aperçut bien de l'effet qu'il produisait, et prit un air de plus en plus humble.
« Monsieur le curé, murmura-t-il, je viens vous faire une confidence.
- Ah ! pensa Bonhomme, c'est quelque voleur qu'on poursuit... Mauvaise affaire !
- Monsieur, répliqua-t-il, un prêtre n'est point un notaire ; il ne reçoit point de confidence, il entend des confessions.
- C'est précisément la faveur que je désire obtenir de vous, monsieur le curé. Voulez-vous m'entendre en confession ? demanda l'homme effaré.
- La peste soit de ce drôle ! dit en lui-même le curé ; je faisais une si bonne digestion quand il est venu...
- Mais, mon cher monsieur, ajouta-t-il tout haut, une confession c'est toujours chose grave, et cela ne se fait point dans un jardin.
Attendez que je sois à l'église, dans mon confessionnal, et, alors, nous verrons...
- En ce cas, monsieur le curé, permettez-moi de vous demander quand vous serez au confessionnal.
- Demain, après-demain... »
L'homme secoua la tête d'une façon désespérée.
« Oh ! je n'attendrai jamais jusque-là ! dit-il.
- J'en suis fâché, monsieur ; mais j'ai sur ce chapitre des règles que je me suis faites. Je confesse le matin, de huit heures à midi, et jamais plus tard, à moins d'urgence.
- C'est trop tard, monsieur le curé ! c'est trop tard ! il me faut l'absolution tout de suite.
- Je ne comprends pas du tout, dit Bonhomme avec inquiétude.
- C'est bien facile à comprendre, cependant : il me faut l'absolution avant de mourir.
- Mon cher ami, permettez-moi de vous dire, répliqua le curé, que vous n'avez pas du tout l'air d'un homme en danger de mort. »
Et il s'agita sur son siège de gazon, de plus en plus inquiet de la tournure que prenait cette affaire.
« Voilà, cependant, monsieur le curé, ce qui sera arrivé dans une heure d'ici.
- Comment cela ?
- Parce qu'après avoir eu l'absolution de mon crime...
- Alors, c'est un crime que vous avez commis, et dont vous voulez vous confesser ?
- Un abominable crime, monsieur le curé !
- Oh ! oh ! » fit Bonhomme, dont l'émotion allait croissant toujours.
Et il commença de regarder autour de lui, pour reconnaître, en cas de danger, ses moyens de défense ou de fuite.
L'homme continua, sans paraître faire attention aux dispositions prudentes que prenait le curé :
« Un crime après lequel je ne puis plus vivre, et pour lequel il me faut au moins l'absolution d'un prêtre, afin que je paraisse plus tranquille devant Dieu.
- Mais, objecta le curé, vous prenez là une route impossible.
- Comment ?
- Je ne puis vous laisser vous tuer.
- Oh ! empêchez-m'en ! empêchez-m'en ! s'écria l'homme avec un sourire qui glaça le prêtre de terreur.
- Si Je ne vous en empêche pas, c'est que je serai moins fort que le diable, qui vous possède ! J'entends, par le diable, le mauvais esprit ; car, enfin – ajouta-t-il avec un sourire, tout effrayé qu'il était – vous ne me supposez pas capable de croire au diable, comme un ecclésiastique du Moyen Age, et, cependant, l'Ecriture dit : Diavolus tous les livres saints le nomment ; je ne ferais donc à tout prendre, que mon devoir en croyant au diable.
- Mais vous préférez n'y pas croire !... répondit l'homme avec une douceur qui n'était pas exempte d'ironie.
- On a ses idées, mon ami.
- Sans doute, monsieur le curé, vous avez les vôtres ; moi, j'ai les miennes aussi, et particulièrement celle d'aller me jeter à la Seine au bout de la rue, aussitôt que je serai absous.
- Mais, mon cher monsieur, répondit le curé, je ne puis vous absoudre, si vous avez de pareils projets : le suicide est un péché mortel ; le désir seul de vous tuer constitue ce péché : vous ne pouvez détruire ce que Dieu a fait.
- Etes-vous bien sûr que ce soit Dieu qui m'ait fait, monsieur le curé ? » demanda le pécheur avec ce doute ironique dont, une première fois déjà, il avait donné la marque.
Le curé regarda celui qui l'interrogeait ; puis, comme un homme dont l'intelligence fait une immense concession à la foi :
« Je dois le croire, comme je crois au diable, dit-il, puisqu'il y a dans l'Ecriture que Dieu a fait l'homme et la femme... Je vous répète donc que, si vous mourez, vous mourrez en état de péché mortel ; ce qui n'est pas une mince affaire, surtout si déjà votre conscience est chargée comme vous le dites.
- Chargée, surchargée, écrasée, monsieur le curé ! au point que je ne puis plus supporter ce fardeau, et que vous voyez un homme réduit au désespoir.
- Allons, allons, dit le curé, en qui la charité, s'éveillant, prenait peu à peu la place de la crainte ; le désespoir... cela se guérit.
- Oh ! alors, monsieur le curé, si vous connaissez un remède, indiquez-le moi.
- Si le remède n'existe pas, au moins y a-t-il le médecin... Je suis ce médecin.
- Oh ! monsieur le curé !
- C'est à moi que les âmes s'adressent quand elles souffrent.
- Aussi me suis-je adressé à vous.
- Soyez le bienvenu, mon fils.
- Vous consentez donc à me confesser ?
- Oui. »
Et le digne curé Bonhomme se leva pour aller à l'église.
Mais il faisait si doux, si chaud, si beau, que c'eût été pécher de quitter ce bon air et ces charmants ombrages. En effet, le jardin envoyait ses parfums et sa fraîcheur ; le siège gazonneux du curé avait pris cette languissante et moelleuse souplesse qui semble une complaisance des choses inanimées pour les besoins du corps.
Le curé, à moitié levé déjà, retomba sur son banc en poussant un soupir.
« J'ai entendu dire, fit-il, que Dieu aime les révélations faites à sa face, c'est- à-dire en plein air, sous son ciel, devant sa nature, et que les secrets de l'homme lui parviennent mieux à travers les nuages qu'au travers des murs de pierre d'une cathédrale...
- C'est mon avis aussi, murmura humblement le pécheur.
- Eh bien, alors, il ne vous contrarie point, continua le curé satisfait, de me conter à l'oreille, ici, loin de tous les témoins, ce que vous m'eussiez raconté dans le confessionnal ? Votre plaie est douloureuse, ne l'irritons point par le déplacement.
- Volontiers, dit l'homme, qui parut s'accommoder parfaitement de la proposition du curé ; faut-il que je me mette à genoux, mon père ? »
Le curé leva les yeux, regarda autour de lui, et vit à une fenêtre basse sa servante, qui suivait cette scène avec curiosité.
Il la fit remarquer à son pénitent.
« Eh bien, dit celui-ci, qui avait fait connaissance avec elle par son introduction dans le jardin, c'est mademoiselle Jacqueline... je la connais.
- Oui !... Eh bien, vous voyant à genoux, répondit le curé, elle ne comprendrait pas, et elle pourrait venir, ce qui nous gênerait ; tandis qu'elle ne peut rien trouver que de naturel à notre conversation. Asseyez-vous donc là, près de moi, et commencez. »

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