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Chapitre XXXI
Un aristocrate et un démocrate du Faubourg Saint Antoine

Comme il était déjà tard lorsque l'abbé Bonhomme sortit de chez Rétif, et que, malgré cette nouvelle qu'il venait d'apprendre du repentir d'Auger, le romancier ne voulait point se hasarder avec sa fille dans les rues de Paris pendant l'obscurité, ce ne fut que le lendemain, vers midi que Rétif se rendit chez le marchand de papiers peints, pour exécuter la promesse faite la veille à M. le curé de la paroisse Saint-Nicolas-du-Chardonneret.
Réveillon était en grande conférence avec un de ses voisins.
Les deux filles de Réveillon s'emparèrent d'Ingénue, et prièrent Rétif d'attendre que M. Santerre eût fini de causer avec leur père.
« Santerre le brasseur ? demanda Rétif.
- Oui, monsieur Rétif ; vous pouvez les entendre.
- Diable ! oui; il me semble même qu'ils crient bien haut.
- Il en est toujours ainsi quand ils causent politique.
- Mais on dirait qu'ils se fâchent.
- C'est possible, attendu qu'ils ne sont du même avis sur rien ; mais, comme ils sont en relations d'affaires, ils ne se brouillent jamais sérieusement, et ils ont beau crier haut, cela ne nous inquiète pas.
Rétif écoutait pendant ce temps ce qui se disait dans le cabinet de Réveillon.
- Ah ! ah ! murmura-t-il, ils parlent de l'affaire de M. Dubois, le chevalier du guet. Il y a là, en effet, matière à controverse.
- Il a bien fait, disait Réveillon, et je trouve qu'il s'est conduit en brave soldat, en bon serviteur du roi !
- C'est un gueux ! c'est un scélérat ! criait Santerre : il a fait tirer sur le peuple.
- Eh ! le peuple qui se révolte, disait Réveillon, ce n'est plus le peuple.
- Quoi ! parce que vous êtes riche, vous voulez garder pour vous seul le droit d'avoir une opinion et de la dire, et parce qu'on est pauvre, il faudrait tout souffrir sans jamais se plaindre ou se révolter un peu ! Allons donc !
- Je ne veux pas qu'on aille, malgré le roi et la loi, troubler le repos public, voilà ce que je dis.
- Réveillon ! Réveillon ! cria Santerre, ne dites pas de ces choses-là, mon ami.
- Que je ne dise pas ce que je pense ?
- Non, surtout devant vos ouvriers.
- Et pourquoi cela ?
- Parce qu'un jour ou l'autre, ils brûleront vos papiers, entendez-vous !
- Eh bien, si, ce jour-là, nous avons le bonheur d'avoir encore M. Dubois pour chevalier du guet, il viendra avec une escouade et fera tirer sur eux, comme il a fait tirer sur toute cette canaille du pont Neuf et de la place Dauphine. »
« Diable ! diable ! murmura Rétif, mon ami Réveillon est encore moins du mouvement que je ne croyais, et, s'il s'était trouvé comme moi et Ingénue au milieu des coups de fusil, s'il eût vu emporter les blessés, s'il eût compté les morts... »
Pendant que Rétif faisait à demi-voix cette réflexion, Santerre, qui n'était pas homme à avoir le dernier mot, criait plus haut qu'il n'avait fait encore :
« Ah ! vous appelleriez M. Dubois ? ah ! vous iriez chercher le chevalier du guet ? ah ! vous feriez tirer sur de pauvres diables sans défense ? Eh bien, je vous déclare, moi, qu'au premier coup de fusil, mes ouvriers seraient là pour prêter main-forte aux vôtres.
- Vos ouvriers ?
- Oui, et moi à leur tête, entendez-vous !
- Eh bien, c'est ce que nous verrions.
- Eh bien, c'est ce que vous verriez. »
En ce moment, la porte du cabinet s'ouvrit brusquement et bruyamment ; Réveillon et Santerre apparurent sur le seuil.
Santerre était fort rouge et Réveillon fort pâle.
Tous deux donnèrent du nez contre les trois jeunes filles, assez inquiètes de la scène qu'elles venaient d'entendre, et contre Rétif, qui faisait semblant de n'avoir pas entendu.
- Bonjour, cher monsieur Rétif, dit Réveillon.
- Ah ! monsieur Rétif de la Bretonne, dit Santerre en souriant au romancier du haut de sa taille d'athlète.
Rétif s'inclina, très heureux d'être connu de M. Santerre.
« Un écrivain patriote, lui ! » continua le marchand brasseur.
Rétif salua encore.
Santerre s'approcha et lui serra la main.
Pendant ce temps, Réveillon, comprenant que tout ce qui venait d'être dit dans son cabinet avait été entendu, Réveillon saluait Ingénue d'un air embarrassé.
« Vous nous avez entendus ? dit Santerre riant en homme convaincu que, défendant une bonne cause, il pouvait répéter devant tous ce qu'il avait dit en tête à tête.
- Dame ! vous parliez assez haut, monsieur Santerre, répondit la plus jeune des filles de Réveillon.
- C'est vrai cela, dit Santerre avec sa grosse voix et son gros rire car il avait déjà perdu toute animosité de la discussion – c'est ce diable de Réveillon qui en est encore à Henri IV ! Il approuve le gouvernement dans tout ce qu'il fait, et il attend chaque matin la poule au pot.
- Le fait est, dit Rétif, jaloux de se concilier du premier abord le marchand brasseur, personnage d'une influence notoire ; le fait est que, l'autre soir, il y faisait chaud près de la statue de Sa Majesté Henri IV !
- Ah ! ah ! vous étiez donc là, monsieur Rétif ? demanda Santerre.
- Hélas ! oui, Ingénue et moi... N'est-ce pas, Ingénue ?... Nous avons même failli y rester.
- Eh bien, dit le brasseur, vous entendez, mon cher Réveillon, M. Rétif était là avec sa fille.
- Après ?
- M. Rétif et sa fille ne sont ni de la canaille, comme vous le disiez tout à l'heure, ni des ennemis du repos public.
- Eh bien, quoi ? Ils ne sont pas morts ! et puis, ils seraient morts, tant pis ! pourquoi étaient-ils là, au lieu d'être chez eux ? »
Il n'y a rien de tel que les modérés pour faire des raisonnements féroces.
« Oh ! oh ! dit Santerre avec son gros et logique bon sens, vous leur reprochez de se promener dans Paris, à ces pauvres bourgeois de Paris ? Voyons, maître Réveillon, vous qui visez à être électeur, soyez donc un peu plus patriote, que diable !
- Eh ! corbleu ! s'écria Réveillon piqué au vif pour la seconde fois car si, la première, on l'avait menacé dans ses intérêts, la seconde, on venait de l'égratigner dans son amour-propre –, je suis aussi bon patriote que qui que ce soit au monde, mon cher Santerre ; mais je ne veux pas de bruit, attendu qu'avec du bruit, pas de commerce !
- C'est cela, dit Santerre, à merveille ! faisons une révolution, mais ne déplaçons personne et ne dérangeons rien. »
Et il prononça ces paroles avec ce flegme railleur qui constitue l'un des caractères les plus saillants de l'esprit français.
Rétif se mit à rire.
Le brasseur, se sentant soutenu, se tourna du côté de Rétif.
« Enfin, je vous en fais juge, vous qui y étiez, dit-il, on prétend qu'il y a eu trois cents personnes tuées.
- Pourquoi pas trois mille ? dit Réveillon, un zéro de plus ou de moins, ce n'est pas la peine de s'arrêter à cela. »
La figure de Santerre prit une certaine gravité dont on n'eût pas cru capable cette physionomie vulgaire.
« Mettons-en trois seulement, dit-il. La vie de trois citoyens vaut-elle moins que la perruque de M. de Brienne ?
- Certes, non ! murmura Réveillon.
- Eh bien, répéta Santerre, je vous dis, moi, que trois cents citoyens ont été tués, et que beaucoup ont été blessés.
- Bon ! dit Réveillon, voilà que vous appelez cela des citoyens ! une foule de gens sans aveu qui s'étaient portés au logis du chevalier Dubois pour piller ! On les a fusillés, et l'on a bien fait, je l'ai déjà dit, et je le répète.
- Eh bien, mon cher Réveillon, deux fois au lieu d'une, vous avez dit une chose qui n'est point exacte : vous savez bien que des gens très comme il faut ont été victimes de cette échauffourée... N'est-ce pas, monsieur Rétif ?
- Pourquoi me demandez-vous cela, à moi ? fit Rétif.
- Mais, dame ! répondit naïvement Santerre, parce que vous venez de dire que vous étiez là. »
Rétif commençait à être fort embarrassé de la tournure que prenait la conversation, et de l'intérêt qui s'y attachait.
« Ah ! fit une des filles de Réveillon, vous dites qu'il y a eu des victimes parmi les gens honnêtes ?
- Parbleu ! dit Santerre, pourquoi pas ? Les balles sont aveugles, et la preuve, c'est qu'on cite... »
Rétif se mit à tousser très fort.
« D'abord, dit Santerre, on cite une femme de président qu'une balle a tuée roide...
- Pauvre femme ! dit mademoiselle Réveillon.
- On cite un gros marchand drapier de la rue des Bourdonnais... »
Rétif respira.
« On cite...
- Beaucoup, beaucoup d'honnêtes gens ! » se hâta de dire Rétif.
Mais Santerre n'était pas homme à se laisser couper ainsi la parole.
« On cite, dit-il d'une voix éclatante, pour couvrir la toux sèche et opiniâtre de Rétif, on cite jusqu'à des aristocrates !
- En vérité ?
- Ainsi, par exemple, un page... »
Rétif devint rouge à faire rire, Ingénue pâle à faire peur.
« Un page ? murmura-t-elle.
- Oui, oui, un page, dit Santerre, et de M. le comte d'Artois, encore.
- Pardon, de M. le comte de Provence ! se hâta de dire Rétif étouffant dans ses paroles un faible cri poussé par sa fille.
- On m'a dit d'Artois, reprit Santerre.
- On m'a assuré Provence, insista le désolé Rétif avec un grand effort de courage qu'il puisait dans cette pâleur d'Ingénue, suspendue sans haleine aux lèvres des deux interlocuteurs et près de s'évanouir ou de revivre, selon que l'un des deux semblait avoir le plus raison.
- Artois ou Provence, peu importe, dit enfin Santerre ; toujours est-il que ce jeune page est un peu aristocrate.
- Bah ! bah ! bah ! fit Réveillon, Rétif dit Provence, Santerre dit d'Artois ; vous voyez bien qu'on ne s'entend pas... Est-il même bien sûr que ce soit un page ?
- Mais justement ! c'est qu'on n'en est pas même bien sûr, dit Rétif, tout restauré par ce secours inattendu qui lui arrivait.
- Oh ! par exemple, dit Santerre, halte-là, messieurs ! c'est un page et bien un page.
- Bon ! comment le savez-vous ? dit Réveillon.
- Oui, comment le savez-vous ? répéta Rétif se raccrochant à toutes les branches.
- Oh ! d'une façon bien simple : c'est mon ami Marat qui le soigne ; on l'a rapporté aux écuries d'Artois, et Marat, qui est plein d'humanité, lui a même cédé sa chambre.
- Mais, dit Réveillon, est-ce M. Marat lui-même qui vous l'a dit ? »
Quant à Rétif, il n'osait plus ouvrir la bouche.
« Non, répondit Santerre, la vérité avant tout ! non, ce n'est point Marat qui me l'a dit ; mais c'est Danton, qui le tenait de la bouche même de Marat.
- Qu'est-ce que c'est que cela, Danton ?
- Un avocat aux conseils du roi... Vous ne direz pas que celui-là est de la canaille, quoique ce soit un patriote.
- Eh bien, quand il y aurait un page blessé, dit Rétif, qui, tout en ayant l'air de mêler son mot à la conversation, répondait à sa fille, et non à Santerre ; il y a plus de cent pages à Paris ! »
Mais Ingénue n'entendait pas ce que disait son père.
« Blessé ! murmura-t-elle, il n'est que blessé ! »
Et elle respira ; seulement, ses joues gardèrent un reste de cette pâleur qui les avait envahies un instant, et dont s'étaient aperçues mesdemoiselles Réveillon ; car les jeunes filles s'aperçoivent de tout.
« Vous voyez donc, continua Santerre, qu'il ne faut pas venir nous dire ici qu'on a bien fait de tirer sur le peuple, car, de deux choses l'une, ou l'on est aristocrate, et vous voyez que plusieurs de ceux-là ont été atteints, ou l'on est patriote, et, incontestablement, les ravages ont été très nombreux dans nos rangs ! »
Le dilemme était si fort, que Réveillon ne répondit pas ; la discussion paraissait donc close ; mais, de peur qu'elle ne le fût pas, Rétif se hâta de détourner la conversation, en la poussant dans une autre voie.
« Cher monsieur Réveillon, fit-il, il faut pourtant que je vous dise pourquoi je suis venu chez vous.
- Mais, répondit le marchand de papiers peints, comme d'habitude, j'espère ; pour nous faire une visite, et demeurer à dîner avec nous.
- Non pas ; mon voyage a aujourd'hui un but spécial : je viens vous demander une faveur.
- Quelle faveur ?
- Vous savez l'odieux guet-apens dont ma fille et moi aurions certainement été victimes sans le secours de vos braves ouvriers ?
- Oui, oui, pardieu ! mes ouvriers ont même rudement frotté un de ces mauvais aristocrates dont vous parliez tout à l'heure, mon cher Santerre... Racontez donc cela au voisin, Rétif. »
Rétif ne demandait pas mieux, il raconta l'histoire avec tous les embellissements que son imagination de romancier put y ajouter.
Le récit impressionna vivement Santerre.
« Bravo ! s'écria-t-il à l'énumération des coups qui avaient plu sur les agresseurs. Oh ! mais c'est que, lorsqu'il s'en mêle, le peuple frappe dur !
- Eh bien, voyons, qu'est-il résulté de tout cela ? demanda Réveillon. Est ce que l'on vous inquiète ? est-ce que M. le comte d'Artois se remue ?
- Non, répondit Rétif, celui qui se remue, au contraire, c'est le coupable.
- Alors, s'il se remue, dit Santerre en riant de son gros rire, je ne connais qu'une chose, moi : il faut l'achever !
- Inutile, répondit Rétif.
- Comment, inutile ?
- Oui, il se repent, et il passe dans notre camp avec armes et bagages. »
Et, là-dessus, comme pendant à la première histoire, Rétif raconta toute la palinodie d'Auger.
Il fut écouté au milieu d'un silence plein de sympathie ; ce n'était pas peu de chose, à cette époque, que le dévouement d'un homme tel qu'Auger pour le peuple, surtout lorsque, à sa vertu d'homme dévoué, il ajoutait le titre de transfuge.
Santerre éclata en transports de joie.
« Voilà, dit-il, un brave homme, cordieu ! quel repentir ! qu'il rachète bien la faute ! et comme le prince aura été furieux lorsqu'il aura su cela !
- Je vous le laisse à penser, dit Rétif.
- Mais ce n'est pas tout, continua Santerre, il faut que ce brave homme soit récompensé. Comment l'appelez-vous ?
- Auger, monsieur Santerre.
- Eh bien, voyons, que peut-on faire pour lui ? demanda le brasseur dans les élans de sa joie patriotique.
- C'est ce que j'allais avoir l'honneur de vous dire, reprit Rétif. Tout à l'heure, je vous racontais que le pauvre garçon avait déserté avec armes et bagages ; eh bien, non, au contraire, il a déserté sans armes et sans bagages ; car l'honnête garçon n'a rien voulu prendre de ce qui lui appartenait chez le prince ! Donc, il est pauvre ; donc, il a faim ; donc, il veut travailler et recevoir complet le baptême du patriotisme !
- Bravo ! s'écria Santerre applaudissant la phrase arrondie et redondante de Rétif ; bravo ! ce gaillard-là ne doit pas mourir de faim ; je l'adopte, moi !
- Vrai ? dit Rétif.
- Je le prends comme ouvrier, continua Santerre : je lui fais gagner un écu par jour, et je le nourris. Cordieu ! la belle affaire que cela fera dans le faubourg ! comme les aristocrates vont grogner ! »
A ces mots de Santerre, Réveillon sentit quel rôle inférieur il jouait, et il résolut de reprendre un peu le dessus, qu'il avait perdu dans cette affaire.
Santerre l'écrasait, et un vernis d'incivisme n'était pas flatteur à porter dans le faubourg.
« Là là ! dit-il en se rappelant tout à coup la sinistre prédiction que venait de lui faire Santerre à propos de ses papiers peints ; comme vous vous échauffez !
- Oh ! c'est que je ne suis pas un tiède, moi ! dit Santerre.
- Mais, mon cher, entendons-nous un peu, reprit Réveillon, je ne suis pas plus tiède que vous lorsqu'il s'agit de faire acte d'homme de bien, et, pour vous le prouver, quoique je n'aie besoin de personne, c'est moi qui prends Auger, et qui l'installe dans ma maison. » Rétif se retourna vers Réveillon, souriant et enchanté : on mettait l'enchère sur sa proposition.
« Point du tout ! dit Santerre ; vous avouez que vous n'avez besoin de personne, et, moi, dans ma brasserie, j'ai de l'ouvrage pour cent ouvriers encore.
- Et moi donc, reprit Réveillon enchérissant sur Santerre, est-ce que, tous les jours, malgré la misère du temps, je n'embauche pas une quantité de malheureux ? D'ailleurs, il me semble que c'est à moi que s'adressait M. Rétif. »
Rétif s'inclina en signe d'adhésion.
« Puis il me semble encore, continua Réveillon, que, s'il y a une préférence à avoir, c'est pour le plus ancien ami. »
Rétif prit la main de Réveillon, et la serra tendrement.
« D'accord, fit Santerre ; mais, entre nous, mon voisin, puisque c'est un ennemi des aristocrates qu'il s'agit de loger, je crois que sa place est plutôt chez moi que chez vous.
- Bah ! fit le marchand de papiers, et quel est donc celui de nous qui a fait administrer à Auger la superbe volée qui a tué son compagnon, et qui a failli le tuer lui-même ? Voyons, monsieur Rétif, le curé a-t-il dit que le compagnon était mort, oui ou non ?
- Il a dit qu'il était mort.
- Je cède, dit Santerre, vaincu par ce dernier argument Vous avez raison d'être patriote ou de faire semblant de l'être, cela ne peut pas nuire. »
Et il accompagna ces mots d'un regard qui les commentait significativement.
Rétif et Réveillon comprirent la portée de ce regard ; il dévoilait la Révolution tout entière, personnifiée dans cet homme, appelé, sans le savoir, à y jouer plus tard un si grand rôle.
Réveillon le reconduisit jusqu'à la porte, et tous deux se serrèrent la main sans rancune.
Les politiques avaient fini de disputer, les négociants s'entendaient.
Santerre fit un salut gracieux à Rétif, auquel il avait plu, autant que l'écrivain lui était revenu à lui-même ; il galantisa avec les demoiselles, à qui il promit d'envoyer des pommes, attendu qu'on était au moment du cidre ; puis il sortit, laissant de lui une grande opinion dans la maison.
Les jeunes filles emmenèrent Ingénue dans leur chambre.
Restés seuls, Rétif et le fabricant de papiers se regardèrent.
« Eh bien, dit Rétif, vous prenez donc Auger ?
- Oui ; mais il faudra voir ce qu'il sait faire, dit Réveillon d'un ton de mauvaise humeur qui ne présageait pas à Auger des jours filés d'or et de soie dans la maison de l'industriel. »
Rétif sentit sous ces mots la pression qui avait fait agir le marchand de papiers peints.
Il voulut lui prouver qu'il ne faisait pas une si mauvaise affaire qu'il le croyait.
« Outre, lui dit-il, que vous ferez acte d'excellente politique, et que cela vous posera en patriote éclairé que vous êtes et en brave citoyen dans tout le quartier ; outre cela, vous dis-je, l'affaire sera bonne : il paraît que, réellement, l'homme a reçu de l'instruction.
- De l'instruction ! de l'instruction ! murmura Réveillon, ce n'est pas de première nécessité, ce me semble, pour un ouvrier imprimeur sur papiers peints.
- Pourquoi pas ? dit Rétif, bercé dans ses idées d'homme avancé : l'instruction mène à tout.
- Même à broyer des couleurs ? dit Réveillon en riant. Je ne vois guère que cela pour votre protégé.
- Hum ! mon protégé ! mon protégé ! murmura Rétif à son tour, vous conviendrez, mon cher ami, qu'il a de singuliers droits à ma protection.
- Enfin, il en a, puisque vous me le présentez.
- Je vous le présente, c'est vrai, dit Rétif ; oh ! pour cela, je ne puis pas dire autrement.
- Eh bien, alors, envoyez-le-moi ; et, quand il sera ici, quand on aura causé avec lui, quand on saura ce qu'il sait faire, il sera temps de voir à quelle sauce le mettre ; mais, mordieu ! ! grommela Réveillon entre ses dents, qu'il charrie droit, votre M. Auger ! »
Rétif pensa que l'on devait en rester là pour le moment ; il ouvrit la porte de la chambre des demoiselles Réveillon, et, s'adressant à Ingénue :
« Mon amour, lui dit-il, tout est fini ; remercions encore ce bon ami, M. Réveillon, et allons annoncer au curé de la paroisse Saint-Nicolas-du- Chardonneret que, si M. Auger veut être honnête, son avenir est désormais assuré. »
Ingénue embrassa les jeunes filles ; Rétif serra la main de Réveillon, et ils partirent.
« Enfin c'est terminé ! » dit l'écrivain à sa fille avec un gros soupir, dès qu'ils furent dans la rue.
Ingénue ne pouvait comprendre, alors, de combien de soupirs futurs ce soupir était gros !

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