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Chapitre XXXIX
Ce que c'était que cette inconnue qui venait de donner un soufflet à Marat

Les deux jeunes filles restées seules après la retraite de Marat – car nous présumons que le lecteur a reconnu l'homme au soupirail, l'homme à la cave, l'homme à la chandelle coulante sur la table boiteuse –, les deux jeunes filles restées seules, l'étrangère prit Ingénue, toute tremblante, dans ses bras, et l'amena vers la boutique au seuil de laquelle tout un monde d'événements venait de se dérouler pour la pauvre Ingénue.
L'hôtesse, qui achevait de souper en compagnie du conducteur de la voiture, apparut, sa lampe à la main, dans l'arrière boutique.
Ingénue put alors contempler à loisir la beauté souriante et calme de cette femme qui si vaillamment venait de la défendre contre un homme.
« Il est heureux, dit celle-ci à Ingénue, que je me sois trouvée là pour attendre cette voiture.
- Vous quittez donc Paris, madame ? demanda Ingénue.
- Oui, mademoiselle ; je suis de province : j'habite la Normandie depuis ma jeunesse. Je suis venue à Paris pour soigner une vieille parente qui était malade et qui est morte hier. Je retourne aujourd'hui chez moi sans avoir vu autre chose de Paris que ce que l'on en voit des fenêtres de cette maison que l'on aperçoit d'ici, fenêtres fermées maintenant, comme les yeux de celle qui l'habitait.
- Oh ! vraiment ? s'écria Ingénue avec surprise.
- Et vous, mon enfant ? demanda l'étrangère avec un ton presque maternel, quoiqu'il y eût à peine trois ou quatre ans entre son âge et celui de sa jeune compagne.
- Moi, je suis de Paris, madame, et je ne l'ai jamais quitté.
- Où allez-vous ? demanda l'aînée des deux jeunes filles d'une voix qui éclatait involontairement, et dans laquelle, malgré sa douceur, il était facile de distinguer cet accent impératif des caractères décidés.
- Mais, reprit Ingénue, je retournais chez nous. »
Rien ne ment avec plus d'aplomb, si naïve qu'elle soit, qu'une jeune fille prise en faute.
« Est-ce loin, chez vous ?
- Rue des Bernardins.
- Cela ne m'indique rien : je ne sais où est ni quelle est cette rue.
- Mon Dieu, je n'en sais guère plus que vous. Où suis-je ici ? reprit Ingénue.
- Je l'ignore absolument ; mais je puis le demander à l'hôtesse ; voulez vous ?
- Oh ! de tout mon coeur, madame, et vous me rendrez véritablement service. »
La voyageuse se retourna, et, de la même voix claire et imperative en même temps :
« Madame, dit-elle, je désirerais savoir où nous sommes, quartier et rue.
- Mademoiselle, répondit l'hôtesse, nous sommes dans la rue Serpente, au coin de celle du Paon.
- Vous avez entendu, mon enfant ?
- Oui, et je vous rends grâce.
- Mon Dieu ! reprit la plus forte des deux jeunes filles en regardant Ingénue, mon Dieu ! comme vous êtes pâle encore !
- Oh ! si vous saviez combien j'ai eu peur !... Mais vous, dites moi, comme vous êtes brave !
- Il n'y avait pas grand mérite à cela : nous étions à portée d'avoir du secours à mon premier appel ; mais pourtant, ainsi que vous le dites, ajouta la jeune fille, oui, en effet, je crois que je suis brave.
- Et qui vous donne ce courage que je n'ai pas, moi ?
- La réflexion.
- Eh bien, au contraire, moi, il me semble, mademoiselle, que plus je réfléchirais, plus j'aurais peur.
- Non, si vous pensiez que Dieu a donné la force aux bons comme aux mauvais, et bien plus même aux premiers qu'aux autres, puisqu'ils peuvent user de leurs forces avec l'approbation générale.
- Oh ! c'est égal, murmura Ingénue, un homme !
- Et un horrible homme !
- Vous l'avez vu, n'est-ce pas ?
- Oui, une figure qui répugne.
- Qui épouvante.
- Non : ce nez aplati, cette bouche de travers, cet oeil rond, ces lèvres baveuses, cela ne m'a pas fait peur ; cela me répugne et me dégoûte, voilà tout.
- Oh ! que c'est étrange ! murmura Ingénue regardant avec admiration son héroïque compagne.
- Voyez-vous, dit l'étrangère en étendant le bras comme une inspirée, il y a en moi un instinct qui me pousse ; cet homme qui vous effraye, me provoque, moi, à la résistance : j'éprouverais un certain plaisir à braver ce misérable ; j'ai vu se baisser devant le mien son oeil de hibou... Je l'eusse tué avec joie. Cet homme, mon instinct me le dit, est à coup sûr un méchant homme.
- Il vous trouvait très belle, lui, car un instant il est resté en admiration devant vous.
- Insulte de plus !
- N'importe ! sans vous, je mourais de peur.
- C'est votre faute !
- Ma faute ?
- Oui.
- Expliquez-moi cela.
- Depuis combien de temps vous suivait-il ?
- Oh ! depuis dix minutes, au moins.
- Et pendant ces dix minutes ?...
- J'ai bien couru une demi-lieue.
- Mais, quand vous vous êtes aperçue que cet homme vous suivait, que n'avez-vous tout de suite appelé à l'aide, si vous aviez peur ?
- Oh ! faire du bruit... je n'osais !
- Voilà bien les Parisiennes, ayant peur de tout !
- Ecoutez donc, dit Ingénue, un peu blessée de ce jugement porté sur ses compatriotes, toute femme n'a pas votre force ; je n'ai que seize ans.
- Et moi, j'en ai dix-huit à peine, dit la voyageuse en souriant ; vous voyez qu'entre nous la différence n'est pas énorme.
- Allons, c'est vrai, dit Ingénue, vous devriez avoir aussi peur que moi.
- Je m'en garderais bien ! C'est la faiblesse des femmes qui enhardit les hommes de l'espèce de celui-là. Il fallait, quand il vous a abordée, vous retourner bravement, lui dire en face que vous lui défendiez de vous suivre, et le menacer d'en appeler au premier homme de coeur qui passerait.
- Oh ! mademoiselle, pour dire et faire tout cela, il faut avoir plus de force que je n'en ai.
- Enfin, vous voilà quitte de cet homme ; voulez-vous que je vous fasse reconduire par quelqu'un ?
- Oh ! non, non, merci.
- Mais que vont dire vos parents, chère demoiselle, en vous voyant rentrer ainsi toute pâle et tout effarée ?
- Mes parents ?
- Oui ; vous avez des parents, sans doute ?
- J'ai mon père.
- Vous êtes bien heureuse !... Sera-t-il inquiet en vous voyant en retard ?
- Je ne crois pas.
- Il vous sait sortie ? »
Ingénue, subjuguée, n'osa mentir cette fois, et, baissant les yeux :
« Non », répondit-elle.
Mais d'un ton si doux, si suppliant, si bien approprié au rôle de petite fille qu'elle avait joué, que l'étrangère comprit l'incartade.
Seulement, une chose se manifesta en elle que l'on n'eût peut-être pas attendue de sa supériorité : elle rougit aussi fort que venait de le faire Ingénue.
« Ah ! dit-elle, voilà qui m'explique tout ! Vous êtes en faute, et vous vous trouvez punie. Il faut ne pas faire le mal, chère demoiselle, et alors on est bien forte ! Je gage que vous eussiez été plus brave si, du consentement de monsieur votre père, vous eussiez arpenté la ville, au lieu de courir furtivement ! »
Et elle rougit encore.
Les yeux d'Ingénue se remplirent de larmes à cette réprimande, faite cependant avec un accent tout maternel.
« Ah ! vous avez bien raison ! s'écria-t-elle, j'ai fait mal, et je suis punie ; mais, ajouta-t-elle en regardant l'inconnue d'un oeil tout resplendissant de virginité, n'allez pas croire au moins que je sois bien coupable.
- Oh ! je le vous demande pas de confidence, mademoiselle », dit l'étrangère en se reculant avec une espèce de pudeur sauvage.
Ingénue comprit admirablement, et, saisissant la main de sa compagne :
« Ecoutez, reprit-elle il faut que je vous dise ce que j'avais à faire ce soir par la ville. Quelqu'un que je connais Ingénue baissa les yeux, quelqu'un que j'aime est absent depuis dix jours ; il ne me donne pas de ses nouvelles et ne revient pas. Il y a eu des émeutes dernièrement, beaucoup de coups de fusil tirés, et j'ai peur qu'il ne soit tué, ou tout au moins blessé. »
L'étrangère gardait le silence.
« Oh ! comme Dieu est grand ! s'écria Ingénue, comme Dieu est bon de vous avoir envoyée à moi ! »
L'étrangère abaissa ses chastes et lumineux regards sur le charmant visage baigné de larmes qui semblait l'implorer.
Il y avait tant de douce vertu, tant de charme modeste dans les yeux de la fille de Rétif, que l'accuser eût été impossible.
L'étrangère sourit, prit la main d'Ingénue, la serra doucement, et dit avec une grâce inexprimable :
« Oh ! que je suis contente de vous avoir rendu service !
- Merci encore et adieu, dit Ingénue, car voilà tout ce que j'attendais pour vous quitter.
- Attendez, au moins, reprit la voyageuse, la retenant à son tour, que je vous fasse indiquer le chemin de vive voix par l'hôtesse. »
Cela fut fait sur-le-champ.
« Ah ! ah ! dit l'étrangère lorsque l'hôtesse eut fini, il paraît que c'est loin encore, et que vous avez beaucoup de chemin à faire.
- Oh ! cela ne m'inquiète pas, le chemin : je courrai comme tout à l'heure. »
Puis, s'arrêtant, craintive, mais relevant peu à peu sa tête à la hauteur de la tête de l'inconnue :
« Voulez-vous me permettre de vous embrasser, mademoiselle ? demanda-t elle.
- Bon ! vous voilà donc comme cet affreux homme de tout à l'heure ? dit en riant la voyageuse. Eh bien, soit ! embrassez-moi donc, j'aime mieux cela. »
Et les deux jeunes filles s'embrassèrent avec effusion ; deux chastes coeurs battaient l'un contre l'autre.
« Maintenant, dit Ingénue à l'oreille de sa nouvelle amie, encore un mot, encore un service.
- Lequel, mon enfant ?
- Moi, reprit la jeune fille, on me nomme Ingénue ; mon père est M. Rétif de la Bretonne.
- L'écrivain ? s'écria l'inconnue.
- Oui.
- Ah ! mademoiselle, on dit qu'il a beaucoup de talent.
- Vous ne connaissez pas ses oeuvres ?
- Non, jamais je ne lis de romans.
- Et vous, mademoiselle, dit à son tour Ingénue, comment vous appelez vous, s'il vous plaît ?
- Moi ?
- Oui, afin que votre nom se mêle à mes plus chers souvenirs, afin que je m'inspire de votre courage, et que j'imite, s'il est possible, votre douce vertu.
- On m'appelle Charlotte de Corday, ma chère Ingénue, répondit la voyageuse. Mais embrassez-moi encore, voilà que les chevaux sont attelés.
- Charlotte de Corday ! répéta Ingénue ; oh ! soyez tranquille, je n'oublierai pas votre nom ! »

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