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Chapitre XLI
Auger amoureux

Au reste, tout ce qu'avait dit Réveillon à Rétif et Rétif à sa fille, à l'endroit d'Auger, était de la plus exacte et de la plus stricte vérité.
Auger semblait se multiplier sous l'influence du feu secret qui le dévorait.
Sa besogne, il la faisait fondre et disparaître sous ses doigts avec une intrépidité qui donna à ses compagnons de travail d'abord des vertiges ; puis, des vertiges, ils passèrent aux sueurs froides ; et c'est concevable pour quiconque étudie pendant un quart d'heure seulement l'intérieur d'un bureau.
L'expéditionnaire du gouvernement a de tout temps été flâneur : c'est une chose établie et reconnue ; mais l'expéditionnaire particulier ne lui cède en rien d'habitude, quand il peut se le permettre. Nous faisons naturellement une exception pour tout expéditionnaire travaillant à la ligne.
Le prétexte de la belle écriture, à laquelle on s'applique, constitue surtout un temps froid dans le travail, et c'est ce que savent parfaitement les véritables calligraphes, qui abusent de leur talent. Tandis que l'on prend ses mesures, et, après ses mesures, son élan pour une majuscule, on eût gribouillé une demi-page.
Auger écrivait comme le célèbre Saint-Omer, rendu plus célèbre encore par notre spirituel ami Henry Monnier ; mais il avait des intermittences : il comprenait avec une merveilleuse intuition ce qui avait besoin d'être soigné et ce qui pouvait être bâclé ; au lieu de mouler toutes choses en toutes circonstances, comme un expéditionnaire ordinaire, il savait être sobre de majuscules, de pleins et de déliés pour les lettres ou les écritures sans valeur aucune. Aussi, les factures, les commandes et les acquits, il les abattait par douzaines, tandis que son voisin avait à peine tracé le titre d'une pièce.
Ce voisin, distancé par cette rapidité d'exécution, paraissait ne plus avoir rien fait de la journée, ainsi que le caissier, à qui ses bordereaux et ses reçus, son livre tenu en doit et avoir, suffisaient autrefois comme occupation.
Réveillon, qui croyait avoir deux phénix dans ces deux employés, s'aperçut au contraire que, sur les trois, il n'en avait qu'un : Auger effaçait les deux autres.
Le résultat de tout cela fut que le caissier, troublé de voir ce Gargantua de l'expédition dévorer à lui seul le travail de trois personnes, perdit la tête et ne vit plus clair sur la table de Pythagore. Ce fut alors que, tout naturellement, des erreurs se commirent de plus en plus graves, au fur et à mesure que le caissier perdait de plus en plus la tête, et que M. Réveillon fronça le sourcil comme Jupiter, de façon à faire trembler tout l'Olympe du faubourg Saint-Antoine.
Sournois et taciturne, Auger guettait l'occasion où le caissier ferait trop de sottises ; cette occasion ne pouvait tarder à se présenter. Un jour, un acheteur rapporta un billet de caisse de soixante livres que le caissier lui avait rendu en trop sur un billet de mille qu'il avait changé au grillage de maître Réveillon.
Ce jour-là, Réveillon dit tout haut :
« Voilà un homme dont j'avais pitié, parce qu'il avait femme et enfant, et qu'il faudra, cependant, que je mette à la porte au premier jour. »
Or, poussé par les demoiselles Réveillon, idolâtré du père, obséquieux avec Rétif, tout pâle et tout en génuflexions quand il apercevait Ingénue, Auger faisait des pas de géant dans la carrière qu'il s'était choisie.
Un jour, il attendit Réveillon dans le couloir qui conduisait à la caisse. Le caissier venait de partir, sa besogne faite, et l'expéditionnaire, essoufflé, avait doublé la somme de son travail habituel sans être arrivé à faire la moitié de la besogne qu'Auger avait faite lui-même.
Nous avons dit qu'Auger attendait Réveillon ; mais Auger s'arrangea de manière que Réveillon crût l'avoir rencontré.
Le marchand de papiers peints nageait dans la satisfaction ; connaissance prise des résultats que nous venons de dire, il se frottait les mains.
« Parbleu ! dit-il à Auger, je suis ravi de vous rencontrer pour vous faire mon compliment.
- Ah ! monsieur, dit Auger avec une profonde humilité, monsieur, par grâce, ne vous moquez pas de moi ; ce n'est pas ma faute, je vous le jure, si je travaille si mal.
- Comment ! que dites-vous là ? demanda le fabricant, qui n'y comprenait absolument rien.
- Monsieur Réveillon, n'abusez pas de mon malheur, poursuivit Auger.
- Je ne vous comprends pas, mon ami.
- Hélas ! monsieur, je le vois bien, si cela continue, il me faudra quitter votre maison.
- Pourquoi cela ?
- Parce que je vous vole, monsieur Réveillon.
- Hein ? »
Auger répéta d'un ton plus dolent encore que la première fois :
« Parce que je vous vole, vous dis-je.
- Que me volez-vous ?
- Votre temps.
- Ah ! par exemple, expliquez-moi cela, Auger ; vous êtes, au contraire, un véritable phénomène !
- Oh ! monsieur !
- Vous me volez mon temps, dites-vous, vous qui faites à vous seul plus de besogne que les deux autres n'en font ensemble ?
- Alors, monsieur, continua Auger en secouant piteusement la tête, j'en ferais comme quatre, si je n'avais pas le malheur que j'ai.
- Quel malheur ?
- Ah ! ne parlons pas de cela, et permettez plutôt, monsieur... »
Auger leva les bras au ciel.
« Que voulez-vous que je permette ? Voyons.
- C'est un bien grand malheur pour moi, monsieur : j'étais si bien chez vous sous tous les rapports !
- Holà, songeriez-vous à me quitter, par hasard ? s'écria Réveillon.
- Hélas ! il le faudra bien, un jour ou l'autre.
- Ce ne sera pas, du moins, à ce que j'espère, sans me dire la cause de votre départ.
- Monsieur, monsieur, ce n'est point une confidence à vous faire.
- Mais, pardieu ! si, au contraire : quand les gens me quittent, je veux savoir pourquoi.
- Je vous l'ai dit.
- Vous me volez mon temps ? Oui, vous m'avez dit cela. Maintenant, comment me le volez-vous ? Voyons, expliquez-moi cela.
- Mais par mes distractions, monsieur.
- Eh ! eh ! fit Réveillon en riant aux éclats, Auger a des distractions. »
Et, en effet, le fabricant de papiers peints était émerveillé qu'un homme fût assez ennemi de lui-même pour s'accuser là où tout autre se fût élevé des arcs de triomphe.
« S'il y avait un remède à mon malheur, encore, continua Auger ; mais non, il n'y en a pas.
- Mais à quel malheur, enfin ? Expliquez-vous ! Appelez-vous ces prétendues distractions un malheur ?
- Un malheur d'autant plus grand, monsieur, qu'elles ne feront que s'accroître de jour en jour ; quand une fois le chagrin s'est glissé dans le coeur d'un homme, oh ! cet homme est perdu et bien perdu !
- Pauvre garçon, vous avez du chagrin ?
- Jusqu'au plus profond de mon coeur, monsieur.
- Que vous manque-t-il ? voyons, est-ce de l'argent ?
- De l'argent ? Mon Dieu ! je serais trop ingrat de dire une pareille chose : vous me payez le double de ce que je vaux, monsieur !
- Il est charmant, ma parole d'honneur ! Auriez-vous, par hasard, des remords ?
- Dieu soit loué ! la paix de ma conscience est faite, et celle de votre maison la maintient chaque jour.
- Alors, je ne vois pas, je ne puis deviner...
- Monsieur, je suis amoureux sans espoir et sans relâche.
- Ah ! d'Ingénue peut-être ? fit Réveillon frappé comme d'un éclair.
- Vous l'avez deviné, monsieur.
- Ah ! diable !
- Follement amoureux de mademoiselle Ingénue.
- Tiens ! tiens ! tiens !
- Et cela ne vous fait pas frémir ?
- Mais non.
- Vous ne vous reportez point à toute l'horreur que je lui inspire.
- Cela peut se calmer, cher monsieur Auger, si, toutefois, cela n'est déjà fait.
- Mais, réfléchissez-y donc, tout me sépare d'elle.
- Bah, bah, bah ! on a jeté des ponts sur des rivières plus larges.
- Quoi ! monsieur, vous ne vous apercevez pas d'une chose en me parlant ainsi ?
- De laquelle ?
- C'est que vous cherchez à me donner de l'espoir.
- Parbleu ! si je cherche ! mais, oui, je cherche, et je réussirai, j'y compte bien.
- Comment, monsieur, vous ne me raillez point ?
- Pas le moins du monde.
- Je pourrais espérer de vous... ?
- Tout.
- Oh ! monsieur !
- Pourquoi pas ? Vous êtes un habile travailleur, un honnête homme ; vous avez des appointements encore médiocres, mais que je puis augmenter.
- Oh ! monsieur, n'augmentez rien, et faites que mademoiselle Ingénue ne me déteste pas ; faites qu'elle puisse écouter les voeux que je forme pour son bonheur ; faites qu'elle ne me repousse pas, quand je lui dirai combien je l'aime, et, alors, oui, alors, monsieur, vous aurez plus fait pour ma fortune que si vous me donniez la place de caissier chez vous ! vous aurez plus fait que si vous me donniez mille écus d'appointements ! et même, je vous en supplierai, chargez-moi, écrasez-moi de travail : je ne reculerai jamais, je ne me plaindrai jamais, je ne demanderai jamais un sou d'augmentation. En un mot, monsieur Réveillon, obtenez pour moi la main de mademoiselle Ingénue, et vous aurez près de vous un homme qui vous sera dévoué jusqu'au dernier soupir. »
Auger embrouilla si bien Réveillon dans les fils de cette éloquence amoureuse, que le fabricant fut tout à la fois ému, ravi et convaincu.
« Eh quoi ! dit-il, ce n'est que cela ?
- Comment, que cela ?
- Je dis que vous ne désirez pas autre chose que d'épouser Ingénue ?
- Oh ! Dieu ! je n'ose pas même songer à un pareil bonheur !
- Mais, à vous entendre, on croirait qu'il s'agit d'une princesse du sang ; qu'est-ce donc, après tout, que mademoiselle Ingénue ? »
Le fabricant trouvait que ce grand éloge de mademoiselle Rétif rabaissait un peu mesdemoiselles Réveillon.
« Ce que c'est ? répéta Auger ! Ah ! monsieur, c'est une belle, c'est une adorable jeune fille !
- Oui, mais qui n'a pas de dot !
- Elle vaut des millions !
- Que vous lui gagnerez, mon cher Auger.
- Oh ! je l'espère, oh ! je m'en sens la force, entre un amour comme celui que j'ai pour elle et un zèle comme celui que vous m'avez inspiré pour vos intérêts.
- Eh bien, mon ami, dit Réveillon d'un air important, voici la marche à suivre.
- Oh ! oui, monsieur, conseillez-moi.
- D'abord, le père a pouvoir sur son enfant, et me paraît parfaitement disposé en votre faveur.
- Vraiment ?
- Il faut l'achever.
- Oh ! je ne demande pas mieux.
- Rétif est sensible aux procédés, aux attentions.
- Accepterait-il de moi un petit cadeau ?
- Délicatement fait, sans doute.
- L'amour que j'ai pour sa fille, le respect que j'ai pour lui, me donnent de la délicatesse, monsieur.
- Ensuite, vous l'inviterez à dîner.
- Bon !
- Et, au dessert, vous lui ouvrirez votre coeur.
- Je n'oserai jamais.
- Laissez donc !
- C'est, sur l'honneur, comme je vous le dis.
- Ta ta ta !... Enfin, vous vous adresserez à la jeune fille elle-même, que je disposerai favorablement pour vous, par mesdemoiselles Réveillon, ses amies.
- Que de bontés, monsieur ! »
Et Auger joignit les deux mains en homme accablé.
Réveillon lui prit les deux mains entre les siennes.
« Vous les méritez, Auger, lui dit-il, et, puisque votre bonheur dépend de cela, je veux, entendez-vous bien ? je veux que vous soyez heureux. »
Auger se retira plein de joie.
Réveillon tint parole.
Il fit attaquer Ingénue par ses filles et Rétif par Auger.
Enfin, il attaqua lui-même.
Les résultats de ces attaques ainsi combinées furent tels, que Rétif accepta une montre et une invitation à dîner d'Auger.
Restait Ingénue.
Les demoiselles Réveillon insistèrent si fort près d'elle, que la jeune fille consentit à accompagner son père aux Prés-Saint-Gervais, où le repas devait avoir lieu.

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