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Chapitre XLIII
Ce qui se passait pendant ce temps-là, à la rue des Bernardins

Ce silence, dont Ingénue ne pouvait se rendre compte parce qu'elle en ignorait complètement la cause, avait produit, rue des Bernardins, un résultat fatal.
Nous avons vu où en étaient les affaires d'Auger, nous ne dirons pas auprès d'Ingénue, mais auprès de Réveillon et de Rétif.
Réveillon n'avait pas tardé à prendre Rétif à part, et à lui annoncer qu'il s'agissait tout simplement d'un mariage.
Rétif en avait bien quelque soupçon.
Il n'avait qu'une objection à faire, et la fit : c'était l'instabilité de la fortune de son gendre.
Mais Réveillon leva cette difficulté unique en répondant que, le jour du mariage, il donnerait à Auger, comme cadeau de noces, deux mille livres de gages ; de son côté, Auger alla au-devant de toute objection en offrant de vivre avec sa femme et son beau-père, et de verser ses deux mille livres dans la maison.
Tout cela s'agitait autour d'Ingénue comme un bourdonnement terrible ; la pauvre enfant se sentait si peu de chose au milieu de tous ces arrangements qui paraissaient intéresser le bonheur de tant de monde, qu'elle ne pouvait guère faire plus de résistance que n'en fait la nacelle à la mer, la feuille au tourbillon.
Elle entendait parler, comme d'une affaire arrêtée, de ce projet d'union dont la pensée seule l'épouvantait ; comme d'une chose faite, de ce mariage auquel elle ne voulait point consentir.
Lorsqu'on lui en toucha le premier mot, il y avait à peu près trois semaines qu'elle était séparée de Christian : elle ne se faisait pas d'illusion ; elle avait dit à son père : « Si je ne revois pas Christian dans ce mois, je ne le reverrai jamais ! et, si je ne revois pas Christian demain, je ne le reverrai pas dans un mois. »
Elle n'avait pas revu Christian.
Mais elle avait, au fond de sa conscience, quelque chose qui lui disait : « Il y a une puissance plus forte que Christian qui empêche que tu ne revoies Christian. »
Seulement, cette puissance, quelle était-elle ?
Voilà ce qu'ignorait Ingénue, voilà ce qui la laissait dans le doute ; le doute, ce ver qui ronge le coeur du plus savoureux de tous les fruits de l'amour !
Comme on parla à Ingénue de son mariage avec Auger ainsi que d'une chose faite, elle n'eut pas le courage de le discuter.
Le retarder, c'était tout ce qu'elle pouvait.
Oh ! si, pendant ce retard, il lui arrivait une lettre de Christian, si elle en apprenait quelque nouvelle, alors comme elle déferait cette chose faite ! Christian amoureux ou mort, elle lutterait ; à l'un ou à l'autre, elle serait fidèle.
Mais, à Christian oublieux, inconstant, parjure, n'était-ce pas une honte à elle de garder sa promesse ?
Elle demanda un mois pour se décider.
On n'espérait pas tant que cela – Réveillon du moins –, aussi trouva-t-il la demande d'Ingénue parfaitement raisonnable.
Rétif aurait bien voulu n'accorder que quinze jours ; il tremblait que, pendant ce mois, Christian ne trouvât moyen de donner de ses nouvelles à Ingénue.
Et, il le sentait bien, le romancier, il n'était fort que du silence de Christian : ce silence rompu, tout l'échafaudage croulait.
Le mois s'écoula. On a vu comment Christian avait écrit mais comment aussi il n'avait trouvé aucun moyen de faire parvenir ses lettres.
Pendant ce mois, on arrangea tout, comme si, au bout du mois, on n'eût fait aucun doute du consentement d'Ingénue : les bans furent publiés, les cadeaux de noces achetés. On se tint prêt, au risque qu'Ingénue ne fût pas prête.
Réveillon était si fort enthousiaste d'Auger, qu'Auger eût-il eu besoin de dix mille francs, il n'avait qu'à demander, Réveillon eût ouvert sa caisse.
Le matin du trentième jour, Ingénue, qui avait, comme Christian, tout compté, heures, minutes et secondes, le matin du trentième jour, Ingénue, au retour de la messe, où elle avait été prier Dieu de lui donner des nouvelles de Christian, trouva, en rentrant chez elle, sa chambre pleines de fleurs, de robes sur toutes les chaises, et un trousseau complet sur son lit.
En apercevant toutes ces belles choses, Ingénue fondit en larmes, car elle comprit qu'elle n'avait plus aucune raison, aucun motif, aucun prétexte de refuser Auger.
Lui, de son côté, était si gai, si content, si radieux, si empressé, si respectueux ; il avait des yeux si amoureux et si avides, que tout le monde s'intéressait aux amours du pauvre pécheur, dont la conversion, due à l'éloquence du curé Bonhomme, faisait grand bruit dans le quartier.
Certes, Ingénue pouvait ne pas aimer le pauvre jeune homme ! mais, en vérité, elle eût été trop injuste de le haïr.
Il y a plus : au point de vue de la vie commune, de la vie bourgeoise, elle avait entendu faire un si grand éloge d'Auger, qu'elle ne doutait point qu'elle ne fût heureuse avec lui !
Elle demanda encore quinze jours. Rétif débattit fort ces quinze jours : en supposant que Christian n'eût été que blessé, le malade devait marcher rapidement à sa guérison.
Le lendemain du jour où Ingénue serait madame Auger, peu importait à Rétif que Christian reparût ; il connaissait la virginité d'âme d'Ingénue, et savait que son mari, quel qu'il fût, n'avait rien à craindre.
Et puis, au fond de ce coeur si douloureusement blessé, il y avait ce pauvre petit sentiment de satisfaction de devenir femme, ne fût-ce que pour montrer à son infidèle que certains hommes ont le courage d'épouser une fille qui ne veut ni se vendre ni se livrer sans mariage.
En outre, elle allait – et c'était bien quelque chose – occuper une certaine place dans cette grande maison Réveillon, dont la caisse, ou plutôt le caissier, deviendrait la cheville ouvrière.
Il y avait encore ceci : c'est qu'Ingénue allait être mariée avant dix-sept ans, lorsque les demoiselles Réveillon, qui étaient connues dans le quartier pour être millionnaires, ne l'étaient pas encore à dix-neuf et vingt ans.
Tout cela, il faut le dire, n'était qu'un voile ; Ingénue le brodait de folles fantaisies, et le jetait sur ses tristes pensées ; mais elle sentait bien, en réalité, que ce voile n'était qu'une gaze fragile qui s'enlèverait au premier souffle de Christian, si Christian venait à reparaître dans l'horizon de sa vie.
Auger poussa vigoureusement à la roue de la fortune, qui tournait pour lui. Il se dévoua corps et âme, jour et nuit, à la conclusion de ce mariage, qui, grâce aux instances du curé Bonhomme lequel avait réclamé le privilège de marier les époux, fut fixé au quinzième jour, c'est-à-dire à celui qui devait clore le nouveau délai demandé par Ingénue.
Rétif, lui aussi, hâtait le dénouement ; il avait toujours peur de voir sortir de terre le fantôme de l'ancien amoureux, qui une fois guéri, viendrait redemander son amoureuse.
Néanmoins, le romancier était plus qu'à moitié rassuré par le silence opiniâtre que, depuis quarante-quatre jours, avait gardé Christian.
Selon Rétif, inventeur de surprises et de moyens de théâtre, rien n'eût dû empêcher le jeune homme de donner de ses nouvelles.
Et, sur ce point, le père et la fille pensaient exactement de la même façon.
Aussi se disaient-ils que, puisque Christian n'avait point écrit ou envoyé quelqu'un, c'est qu'il avait renoncé à Ingénue, ou qu'il était mort.
Jamais, depuis le jour où il y avait eu une discussion devant Santerre sur un page blessé, jamais la glace n'avait été rompue de nouveau entre Ingénue et son père.
Deux ou trois fois, Ingénue avait été reprise de cette idée de profiter de l'absence de son père pour tenter un voyage aux écuries d'Artois ; mais, à chaque fois, un double souvenir l'avait retenue : celui de Marat, hideux satyre ; celui de Charlotte Corday, chaste Minerve.
Lorsque le mariage fut bien décidé, on arrêta dans la maison de Réveillon, au faubourg Saint-Antoine, un logement composé de cinq pièces, dont deux, à part sur le palier, étaient destinées à la chambre et au cabinet de travail de Rétif, tandis que les trois autres devaient faire la chambre, le salon et la salle à manger des nouveaux époux.
Les derniers jours venus, on s'occupa des rideaux et des meubles, du renouvellement du linge et de la vaisselle ; on prit des mesures, on colla des papiers neufs, fournis avec générosité par Réveillon ; en un mot, trois jours avant le mariage, il ne manquait plus au mariage que la cérémonie.
L'église Saint-Nicolas-du-Chardonnet prépara une de ses modestes chapelles.
Mesdemoiselles Réveillon envoyèrent fleurs et gâteaux bénits ; Santerre demanda la permission de fournir le joueur d'orgue.
Le quinzième jour arriva : c'était, on se le rappelle, celui qui était fixé pour la cérémonie. Il tombait un samedi.
La nuit avait été triste ; Ingénue avait peu dormi ; mais, en échange, si elle n'avait pas beaucoup dormi, elle avait beaucoup pleuré.
Jusqu'au dernier moment, pareille au condamné que l'échafaud attend, elle espéra.
Quand son père entra dans sa chambre, elle espéra ! Réveillon entra dans sa chambre, elle espéra encore ! Auger entra dans sa chambre, elle espéra toujours !
Il lui semblait que, d'un moment à l'autre, Christian allait apparaître.
Dix heures sonnèrent. Depuis huit heures du matin, les deux amies de la jeune fille s'étaient emparées d'elle, et l'habillaient comme elles eussent fait d'un pauvre automate.
Ingénue n'opposait aucune résistance ; Ingénue ne prononçait pas une parole ; seulement, deux incessantes larmes coulaient, comme deux sources intarissables, de son oeil sur sa joue.
Enfin, il fallut descendre, sortir, se rendre à l'église.
Au milieu d'une haie de curieux, par un beau soleil d'hiver, Ingénue sortit de la maison paternelle, plus pure, plus blanche qu'un cygne.
Hélas ! depuis quarante jours, elle avait pleuré sa virginité comme la fille de Jephté, et, si on lui eût dit, au moment où elle toucha le pavé de la rue : « Que préfères-tu ? mourir ou devenir la femme d'Auger ? » quoiqu'elle n'eût point de haine pour cet homme, comme elle avait un grand amour pour Christian, elle eût répondu :
« Je préfère mourir ! ».
Pendant toute la route, elle ne pensa qu'à Christian ; trois ou quatre fois, elle osa lever la tête, et regarder autour d'elle : elle cherchait Christian ; enfin, jusque dans l'église, elle demanda à ses profondeurs, à l'ombre de ses piliers, à ses plus mystérieux recoins, une pâle figure qu'elle ne trouva point.
Christian l'avait décidément bien abandonnée, et ne lui donnait pas même la joie de sa douleur.
Il ne restait donc plus à Ingénue, isolée, qu'a dire oui à son mari, devant Dieu et devant les hommes.
Elle prononça, enfin, ce oui en tremblant, et Auger, triomphant, emmena sa femme légitime au repas de noces qui attendait les mariés et les invités, dans la nouvelle salle à manger de Rétif, ornée d'un papier peint qui représentait les douze travaux d'Hercule, entourés d'attributs, de fruits et de fleurs.

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