Chapitre LII
Où l'auteur est obligé de faire un peu de politique
Pendant que Christian conspirait ainsi, avec sa complice Ingénue, contre les droits matrimoniaux de M. Auger, celui-ci, chassé de tous les côtés, ne ressemblait pas mal à ces bêtes fauves qui, après avoir bien fui et bien rusé, sentant qu'elles commencent à se fatiguer, regardent autour d'elles, afin de mesurer l'ennemi auquel elles ont affaire, et conçoivent lentement l'idée de revenir sur le chasseur et sur les chiens.
Auger sentait qu'il n'avait plus rien à faire du côté du prince : celui-ci l'avait renié avec éclat, chassé avec menaces ; et, du moment où il était sûr d'avoir un appui et un panégyriste dans Christian, le comte d'Artois s'inquiétait peu de tout ce que pouvait faire Auger.
En effet, le comte d'Artois n'avait, en réalité, que deux choses à craindre : la première, d'avoir lésé la noblesse dans un de ses membres ; la seconde, d'avoir insulté le peuple dans la personne d'Ingénue ; ce qui, à l'époque du XVIIIe siècle où nous sommes arrivés, mettait le prince dans cette désagréable position du fer entre l'enclume et le marteau.
Avec Christian contre lui, éclat, scandale, attaque des gentilshommes ! – fort mal disposés en ce moment pour la royauté au service de laquelle la plupart s'étaient ruinés dans les guerres soutenues au profit des rois depuis cent ans, et qui ne trouvaient plus ni un Louis XIV, ni un Régent, ni même un M. de Fleury pour les indemniser. Avec Ingénue contre lui, éclat, scandale, attaque de Rétif de la Bretonne ! – plume encore à demi populaire, et qui trouverait assez d'éloquence dans sa larmoyante paternité pour soulever des haines nouvelles, comme s'il n'y en avait pas déjà assez d'anciennes.
Mais, avec Christian pour allié, avec Ingénue pour auxiliaire, sympathie de la noblesse, éloge du peuple !
M. le comte d'Artois pouvait donc, après avoir chassé Auger de sa chambre à coucher, se rendormir tranquillement sur les deux oreilles.
Auger, qui ne manquait pas de sens, avait parfaitement compris la tactique du prince. Il la trouvait si bonne, qu'il en bondissait de rage, et, vaincu pour le moment, il cherchait l'occasion de reprendre le dessus ; ce qui n'est point facile quand on est grain de sable, et que le géant vous écrase.
Il ne faut rien de moins, en ce cas, qu'une tempête pour que le grain de sable s'élève dans quelque trombe au-dessus de la tête du géant.
En ce moment, pour les péchés des grands et pour le bonheur d'Auger, quelque chose de pareil à une tempête se préparait.
Une force nouvelle et inconnue se créait rapidement autour du peuple opprimé : c'était une vaste conspiration, une conspiration générale qui devait bientôt s'élever à la hauteur du succès, et s'appeler la révolution.
La révolution n'était nulle part encore à l'état de matière, mais la révolution était partout.
Elle avait été tout récemment dans l'affaire du collier : les juges du parlement, harcelés depuis cent cinquante ans par les rois, s'étaient vengés sur la royauté.
Les juges, voyant que le roi voulait faire condamner Cagliostro, avaient absous Cagliostro.
Les juges, voyant que la reine voulait faire condamner M. le cardinal de Rohan, avaient absous M. le cardinal de Rohan.
Les juges, voyant aussi que le roi, que la reine avaient intérêt à faire absoudre madame de Lamothe, qui semblait dépositaire de scandaleux secrets, les juges avaient condamné madame de Lamothe ; et encore, peut- être l'avaient-ils moins condamnée comme madame de Lamothe, que comme Jeanne de Valois, c'est-à-dire comme descendante d'un bâtard de Henri II.
Ainsi le procès s'était fait, en apparence contre Cagliostro, contre le cardinal de Rohan et contre madame de Lamothe, mais, en réalité, contre la reine.
Et, comme le nom de Marie-Antoinette n'avait pas été à cause de l'étiquette, mis sur le sac des procédures, on avait conspiré de toutes façons pour le mettre au procès.
Il y avait conspiration alors pour déshonorer la reine sans la condamner.
Il y eut conspiration plus tard pour la condamner.
Seulement, cette fois, la peine que la pauvre femme encourait pour ses péchés était si cruelle, qu'on la condamna, mais qu'on ne la déshonora pas.
Ce fut une conspiration du ministre Calonne qui entraîna la France plus avant dans le déficit connu, prévu, avéré, patent.
Ce fut une conspiration qui renversa le ministre Calonne pour lui substituer Lamoignon et Brienne.
Ce fut une conspiration du peuple qui brûla en place publique les mannequins de ces deux ministres, après qu'une conspiration de cour les eut réduits à l'état de mannequins.
Maintenant, au-dessus et au-dessous de ces sphères vivaient une foule de conspirations plus ou moins petites, plus ou moins grandes, plus ou moins effrayantes :
La conspiration des maîtres contre les valets ;
La conspiration des valets contre les maîtres ;
La conspiration des soldats contre leurs officiers ;
La conspiration des administrés contre leurs chefs ;
La conspiration de la cour contre le roi ;
La conspiration de la noblesse contre elle-même ;
La conspiration des philosophes contre l'autel ;
La conspiration des illuminés contre la monarchie ;
La conspiration des autres nations contre la France ;
Enfin, et surtout, la conspiration du ciel contre la terre !
Toutes les autres conspirations avaient déjà éclaté, plus ou moins grandes, quand cette dernière éclata.
La peste se déclara en France ; peste singulière, inconnue, nouvelle, innommée jusqu'alors, et à laquelle le peuple donna immédiatement le nom du fléau à la mode : cette peste s'appela la brienne.
Puis, après cette peste, une grêle en juillet 1788, laquelle se promena comme la main vengeresse du Seigneur par toute la France, et acheva ce que Versailles, madame de Pompadour, madame du Barry, madame de Coigny, madame de Polignac, MM. de Calonne, de Brienne et Lamoignon avaient si bien commencé.
La peste avait amené la maladie ; mais, enfin, de la maladie, on guérit parfois. La grêle amena la famine, dont on ne guérit pas.
Alors, on vit des spectres humains se lever de toutes les provinces comme d'autant de nécropoles, et venir, de leurs mains décharnées, frapper aux portes de la capitale, demandant au roi le pain que leur refusait Dieu.
Ce fut bien pis lorsque l'hiver commença, et qu'il étendit son manteau de neige sur les moissons ruinées ! ce ne fut pas un hiver comme les autres ; non, il rappela ce terrible hiver dans lequel s'était exercée la charité de madame la dauphine et du dauphin, sous Louis XV, et cet autre hiver encore de 1754, où, pendant des jours entiers les communications furent interceptées d'un côté à l'autre des rues de Paris.
La mer gela ; les maisons se fendirent ; le roi fit couper tous les bois qu'il avait autour de la capitale, et les donna aux Parisiens transis, pour les réchauffer, ne pouvant les nourrir.
Telle était la conspiration du ciel contre la terre, et l'on en conviendra, celle là en valait bien une autre.
Nous avons oublié une dernière conspiration, qui, cependant, mérite aussi d'être citée en première ligne.
Nous avons oublié la conspiration de la famille du roi contre le roi.
Le duc d'Orléans avait choisi, en effet, ce moment pour se rendre populaire.
Le roi avait fait donner du bois à ceux qui avaient froid.
Le duc d'Orléans fit donner du pain et de la viande à ceux qui avaient faim.
Du pain et de la viande, c'était bien autre chose que du bois !
Et notez que le duc d'Orléans, qui avait presque autant de forêts que le roi, faisait faire ses distributions de pain et de viande autour d'excellents feux.
Avec cela – et c'est triste de mêler un mauvais calembour à la politique aussi sombre que celle qui se brassait à cette terrible date de 1788 ! – avec cela que ces deux mots : Du bois, formaient un nom d'homme qui, depuis le cardinal Dubois, jouissait d’une singulière impopularité.
On faisait allusion au chevalier Dubois, qui avait tiré sur le peuple.
« Le roi nous a donné du bois, disait-on, mais Dubois qui fait feu sur le peuple ! »
Il n'en fallait pas davantage au pauvre Louis XVI, né malchanceux, pour lui ôter tout le mérite de son acte de générosité.
Telle était donc la situation des esprits quand arrivèrent les événements que nous avons racontés, et quand, à la suite de ces événements-là, M. le comte d'Artois abandonna Auger.
Auger, en tombant de si haut, demeura longtemps étourdi ; puis il regarda autour de lui, se remit sur ses jambes, et voici ce qu'il aperçut en suivant des yeux les différents cercles de la société, dont il se faisait le centre, et qui allaient s'élargissant jusqu'à l'horizon, comme font les cercles produits par une pierre jetée au milieu d'un lac, et qui vont s'élargissant jusqu'au bord.
Il vit toutes ces conspirations que nous avons dites ; conspirations invisibles aux puissants, qui regardent de trop haut pour distinguer les détails, et auxquels, faute de détails, l'ensemble échappe.
Il vit les clubs, les affiliations, les confréries.
Il vit le monde partagé en deux sociétés bien différentes : celle des affamés et celle des gloutons.
Il vit que, depuis qu'il y avait un peuple, le peuple était affamé sans jamais avoir été rassasié.
Il vit que, depuis qu'il y avait des nobles, des traitants des prêtres, ceux-là avaient toujours mangé sans jamais être repus.
Il vit que, de la cime à la base de cette immense spirale qui commence par le roi et par la reine et finit par le peuple, il y avait une rage inouïe de mouvement.
Il vit que tous ces mouvements étaient bien plus intéressés qu'intelligents.
Il vit que la reine s'était donné beaucoup de mouvement pour faire jouer le Mariage de Figaro.
Il vit que M. Necker s'était donné beaucoup de mouvement pour réunir les états généraux.
Il vit que le peuple s'était donné beaucoup de mouvement, non simplement pour se mouvoir, mais pour donner un but à son activité.
Et, comme le but indiqué par le roi lui-même, comme la prochaine assemblée des états généraux formait un excellent prétexte à l'agitation, Auger vit qu'un homme d'esprit pouvait trouver à s'occuper très agréablement dans l'élection des électeurs destinés à élire les députés aux états généraux.
La situation était véritablement nouvelle ; en même temps qu'elle était nouvelle, elle était grande. Pour la première fois, le peuple, cet être inconnu jusqu'alors – non, pas inconnu, mais méconnu – le peuple allait pouvoir exprimer ses craintes, faire entendre ses voeux, réclamer ses droits.
L'élection n'était pas encore déférée au suffrage universel ; mais c'était déjà la participation de tous aux affaires publiques.
En effet, si, ne vous en rapportant pas aux quelques lignes que nous écrivons ici, en dissimulant, autant qu'il est en notre pouvoir, l'histoire sous le roman, vous voulez jeter les yeux sur les actes insérés au premier volume du Moniteur d'alors, vous verrez que les imposés âgés de plus de vingt-cinq ans devaient élire les électeurs qui nommaient les députés, et concourir à la rédaction des cahiers. Or, comme l'impôt atteignait à peu près tout le monde, par la capitation au moins, c'était la population entière que l'on appelait au vote, excepté les domestiques et serviteurs à gages.
On calculait que cinq millions d'hommes pourraient participer à l'élection.
Cinq millions de Français très remuants, puisqu'ils étaient pris parmi ceux qui avaient plus de vingt-cinq ans, se remuèrent donc pour cette élection.
Ce fut dans ces mobilités, plus ou moins dangereuses, qu'Auger se jeta à corps perdu, et commença ses manoeuvres.
Comment le roi et surtout la reine avaient-ils consenti à l'appel de ces comparses de la monarchie qui, jusqu'à ce jour, dans les tragédies royales, n'avaient joué qu'un rôle muet et au-dessous de celui du choeur antique, lequel, du moins, chantait sa joie ou ses infortunes ?
Le peuple avait bien chanté aussi sous le Mazarin ; mais on se rappelle le mot du ministre italien : il avait payé pour cela !
Ah ! c'est qu'on ne croyait le peuple ni aussi avancé, ni aussi capable qu'il l'était.
Les parlementaires, qui réclamèrent les états généraux ; les ministres, qui les promirent ; M. Necker, qui les convoqua ; le roi et la reine, qui permirent cette convocation, tout cela croyait, par l'évocation de cette masse gigantesque, faire peur à la cour, laquelle, de son côté, commençait à faire peur à la reine et au roi, et qui, depuis longtemps, faisait peur aux ministres et au parlement.
Qu'était-ce que la cour ? C'étaient la noblesse et le clergé, c’est-à-dire deux corps qui puisaient sans cesse dans les coffres de la royauté, et qui n'y remettaient jamais rien en échange de ce qu'ils y prenaient ; de sorte qu'il fallait que le vide produit par eux fût comblé par le peuple, comme après une sanglante guerre, ce même peuple comblait les vides de l'armée.
Or, grâce aux états généraux, nobles et prêtres seraient probablement obligés, non plus de prendre leur part de l'impôt, mais de prendre part à l'impôt.
C'était une petite vengeance que le roi et la reine se permettaient.
Et voilà pourquoi on avait accordé au tiers état autant de députés qu'en avaient la noblesse et le clergé réunis.
Il est vrai que, plus ou moins nombreux, le tiers n'avait toujours qu'une voix contre deux : on comptait bien – et M. Necker tout le premier – maintenir le vote par ordres.
D'ailleurs, le tiers, ignorant, inhabile comme il l'était, ne connaissant d'autre chemin que celui qui mène chez le tondeur ou chez le boucher, trop respectueux, enfin, pour choisir des hommes de son ordre, nommerait des nobles, nommerait des prêtres, et, par conséquent, renforcerait les rangs de ses ennemis, c'est-à-dire de la noblesse et du clergé.
Et puis les nobles étaient tous électeurs, tandis que, dans le peuple, il fallait que les électeurs fussent élus.
Puis encore, les assemblées populaires devaient élire à haute voix, et le peuple n'oserait jamais – du moins, c'était probable – dire tout haut ce qu'il voulait, si ce qu'il voulait était contraire à ce que voulaient le clergé, la noblesse, les ministres, la reine et le roi.
Puis, enfin, sur les cinq millions d'électeurs, près de quatre millions appartiendraient aux campagnes ; or, l'esprit démocratique des villes – on l'espérait encore – n'avait point pénétré dans les campagnes, dominées par les nobles, soumises au clergé, intimidées par les premiers, influencées par les seconds.
La Suisse n'avait-elle pas donné cette preuve, que le suffrage universel est l'appui de l'aristocratie ?
M. Necker, on s'en souvient, était Suisse. Suisse et banquier, il comparait son ministère à une banque sur une grande échelle : à son avis, par conséquent, la Suisse était une petite France, ou la France une grande Suisse.
Calculs humains ! que Dieu allait effacer d'une parole, par la voix de ce peuple, qui est la voix de Dieu !...
Chapitre précédent | Chapitre suivant
|