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Chapitre LV
Où Rétif de la Bretonne marche de surprise en surprise

Le père Rétif, si peu clairvoyant qu'il fût, avait cependant fini par remarquer que le ménage de sa fille n'était pas précisément un bon ménage.
Auger, questionné, n'avait rien répondu ; pressé de parler, il s'était enfui de la maison, où il ne faisait plus que de rares apparitions, tout occupé qu'il était de ses clubs et de ses mystères.
Les repas, nous l'avons dit, avaient lieu chez Ingénue ; d'abord, ils avaient été d'une mélancolie qui allait jusqu'à la tristesse ; puis, peu à peu, ils s'étaient égayés ; puis, enfin, ils avaient, par les rires joyeux et enfantins de sa fille, rappelé à Rétif ses bons jours de l'année précédente, alors que sa fille était jeune fille, et faisait la cour à son père pour lui dissimuler son amant.
On se rappelle ce que les deux enfants s'étaient promis : s'écrire tous les jours, se descendre et se monter leurs lettres à l'aide d'un fil, se dire dans chacune de ces lettres qu'ils s'aimaient et qu'ils s'aimeraient toujours ; c'était le programme arrêté, ce fut le programme suivi, et il suffit à leur bonheur pendant quinze jours.
Mais ce qui devait arriver arriva. Christian devint si suppliant, en demeurant plus respectueux que jamais, qu'Ingénue comprit qu'à un homme qui tenait si fidèlement sa parole, il y aurait de la cruauté à refuser une heure de cette douce causerie qu'elle lui avait déjà accordée au Jardin du Roi.
Seulement, le rendez-vous, cette fois, fut au Luxembourg.
Christian avait demandé que ce rendez-vous eût lieu de deux à trois heures. Il savait bien ce qu'il faisait en choisissant cette heure-là : la nuit ne tarderait pas à venir, et, si respectueux qu'il soit, un amant gagne toujours quelque chose à l'obscurité.
Huit jours s'écoulèrent de nouveau en correspondance ; mais, au bout de ces huit jours, Christian obtint un nouveau rendez-vous, et, cette fois-là, ce fut au Cours-la-Reine. Mais, dans aucun de ces rendez-vous, Ingénue ne consentit à suivre Christian, soit dans l'une, soit dans l'autre de ces petites maisons que M. le comte d'Artois avait mises à sa disposition.
Enfin, ces rendez-vous devinrent si fréquents, tout en gardant leur innocence que Rétif commença de s'apercevoir des absences de sa fille. Il interrogea Ingénue, mais Ingénue éluda ses questions.
Rétif se douta qu'on lui faisait quelque mystère.
Père, il employa cette ruse qui réussit toujours aux maris : il fit semblant de sortir, un jour, à midi, en annonçant à sa fille qu'il avait affaire chez son libraire, et qu'il ne reviendrait que dans la soirée ; puis il s'embusqua dans un fiacre, à l'entrée du faubourg Saint-Antoine.
Un instant après, il vit sortir Ingénue.
Ingénue elle-même monta dans un fiacre ; Rétif la suivit et la vit descendre derrière les Invalides.
Là, un jeune homme l'attendait.
Dans ce jeune homme, Rétif de la Bretonne reconnut Christian.
Rétif revint à la maison, se promettant une belle séance de morale, et caressant d'avance dans sa pensée toutes les périodes du discours qu'il comptait adresser à sa fille.
En effet, quand la jeune femme rentra chez elle, elle y trouva son père drapé dans sa robe de chambre, et cherchant à prendre, vis-à-vis d'elle, ce que l'on appelle au théâtre une pose à effet.
Alors, il commença le discours préparé.
Pendant une demi-heure, Rétif de la Bretonne énuméra les torts de sa fille, exalta Auger, le plaignit, lui pardonna, comprit et excusa ses absences, puisque, sans doute, l'inconduite de sa femme lui était connue, et qu'avec le doux caractère qu'on lui savait, il avait été forcé de subir la tyrannie d'un gentilhomme.
Ingénue écouta avec sa tranquillité ordinaire : mais, enfin, arrivée au bout de sa patience, elle prit la parole à son tour, et, sans haine, presque sans animation, comme une créature supérieure que n'avaient pu toucher de pareilles infamies, elle raconta tout, remettant Auger à sa véritable place, et le barbouillant de ses véritables couleurs.
Nous disons barbouiller, attendu que nous reconnaissons le mot peindre comme trop faible pour l'image que nous avons à produire.
Qui fut surpris, qui fut indigné, qui se prononça, qui promit d'aller porter plainte, qui jura de se tailler une plume et d'en assassiner Auger ? Ce fut Rétif.
Ingénue l'arrêta. Elle connaissait une meilleure philosophie, la douce et charmante créature.
Mais autant le récit d'Ingénue avait exaspéré Rétif contre Auger, autant il l'avait attaché à Christian ; homme d'imagination, Rétif avait fait à l'instant même, du page, un héros de roman.
« Quant à lui, s'écria Rétif après avoir déblatéré contre Auger, quant à M. Christian, c'est autre chose : c'est un jeune homme charmant ; il faut qu'il vienne vivre avec nous. A force de trahir les lois de la société, les méchants nous repoussent et nous rejettent peu à peu aux lois de la nature. Il faut que Christian soit ton véritable mari, ma chère enfant ! il faut que, la loi se montrant infâme, et te condamnant à un veuvage éternel, à un supplice atroce, il faut que tu te réfugies dans le sein de ton père, et que tu demandes au vieux protecteur de ta jeunesse un appui nouveau, quelque chose d'étrange et d'inouï pour te sauver. »
Ingénue ouvrit des yeux étonnés.
« Ecoute, dit Rétif, aux grands maux les grands remèdes, ma fille ! Je ne veux pas que tu souffres plus longtemps les infâmes caresses de cet homme. C'est bien assez que la fleur délicate de ton premier amour lui ait été sacrifiée ; tu te prostituerais par une complaisance que la loi ordonne, et que, selon moi, la morale réprouve. En conséquence, je t'ordonne, moi, ton père, de chasser ton mari lorsqu'il voudra désormais se prévaloir près de toi de son titre d'époux. Entends-tu, ma fille ? tu le chasseras !
- Mais c'est fait, mon père, répondit tranquillement Ingénue.
- Ah ! c'est fait ?
- Oui.
- Et tu lui as refusé... ?
- Assurément.
- Bon débarras ! Seulement, ajouta Rétif en levant au plafond ses yeux paternels, seulement, je verse des larmes de sang lorsque je pense à cette jeune vierge livrée en proie à ce misérable, et, pareille à une autre Andromède, enchaînée sur le rocher de la vertu et de la conjugalité !
- Mais je crois que vous vous trompez encore, mon père, dit Ingénue en baissant les yeux ; car, depuis sa réconciliation avec Christian, la pauvre enfant avait appris qu'il est des secrets dont une femme innocente peut rougir sans donner de mauvaises pensées.
- Comment, je me trompe ? fit Rétif. Ai-je déjà perdu la mémoire ? Suis-je tombé en enfance ? N'ai-je pas, malheureux aveugle que je suis ! insisté pour que tu donnasses ta main à ce misérable ? Ne la lui as-tu pas donnée en face des autels, et ce coquin fieffé n'est-il point ton époux ?
- Mais oui, sans doute.
- N'avons-nous pas fait le dîner de noces ?
- Hélas !
- Un dîner à la suite duquel, moi, le père de famille représentant la mère qui n'est plus, j'ai, selon le rite ancien, conduit ma fille dans la chambre nuptiale...
- Mon père...
- D'où je suis sorti...
- Mon père !
- Et où l'époux est entré ?
- Ne vous rappelez-vous donc plus ce que je vous ai dit, mon père ?
- Que m'as-tu dit ? Voyons ! car, en vérité, je m'embrouille, moi !
- Je vous ai dit qu'à la place de l'époux, c'était M. le comte et Artois qui avait été introduit dans ma chambre.
- Ah ! mon Dieu, oui !... Ainsi c'est le prince ! Et en effet, ma belle, ma chaste Ingénue était bien digne d'un prince, digne d'un roi, digne d'un empereur.
- Mon père, je crois que vous vous trompez encore.
- Comment, je me trompe encore ?
- Mon père, je vous ai dit et je vous répète qu'à la lueur de la veilleuse que j'avais eu soin de laisser allumée, j'avais reconnu le prince...
- Eh bien ?
- Eh bien, que, le reconnaissant, je l'avais prié de respecter ma faiblesse et mon honneur, et que le prince, noble comme un chevalier, loyal comme un gentilhomme, avait fait sa retraite en galant homme.
- Ah ! ah ! il a fait sa retraite ?
- Oui, mon père, et, je dois le dire, M. le comte d'Artois a été bien bon envers moi.
- Achève donc, ma pauvre enfant !
- Mais, mon père, je ne puis que vous répéter ce que je vous ai déjà dit.
- Répète alors.
- Eh bien, je vous ai conté qu'à la suite du départ de M. le comte d'Artois, qui me laissait pure et respectée, c'était M. Christian, celui que vous admiriez tout à l'heure, mon père, qui était entré dans ma chambre. »
Et Ingénue, cette fois encore, baissa les yeux en rougissant.
« Ah ! s'écria Rétif, voilà ! je comprends très bien : ce que ni l'époux qui avait vendu ses droits sacrés, ni le prince qui avait été loyal, n'ont pu obtenir, c'est l'amant, c'est cet amant conduit par l'éternel amour, par ce petit dieu qui y voit si clair, malgré le bandeau qu'il porte sur les yeux ; c'est ce coquin de page échappé à la mort ; c'est M. Christian qui l'a emporté, grâce à ses prières, à sa pâleur et à l'opportunité de sa visite ! Eh bien, ma fille, s'il faut que je te le dise, eh bien, cela ne me fâche pas ; au contraire... Ah ! ah ! ainsi, c'est M. Christian ? O nature ! ô nature ! »
Ingénue répondit par une petite grimace charmante, et par une série de gestes qui aboutirent à abaisser de force les deux bras que Rétif s'obstinait à tenir levés vers le ciel.
« Mais ce n'est pas plus M. Christian que les autres, dit-elle lorsqu'il lui fut permis de placer une parole, M. Christian, celui que j'aimais, celui qui m'aimait...
- Eh bien ? fit Rétif.
- Eh bien, c'est celui de tous qui m'a le plus respectée !
- Bah ! fit Rétif avec une stupéfaction qui décelait chez le vieillard un scepticisme bien établi sur les innocences de l'amour. Alors, c'est depuis... Oui, je comprends, c'est depuis que le sacrifice a été consommé ?
- Vous vous trompez toujours, mon père ! ni alors, ni depuis.
- Ainsi, s'écria Rétif avec une admiration qui n'était pas exempte de doute, ainsi tu es toujours ma fille ? tu es toujours Ingénue ? ainsi vous avez persévéré tous deux dans votre courageuse chasteté, jeunes tous deux, florissants tous deux, amoureux tous deux ? »
Puis, avec un retour de doute, et regardant sa fille dans le blanc des yeux :
« Et c'est bien vrai, tout ce que tu me racontes là ? dit-il.
- Mon père, répondit Ingénue, je vous déclare, sur la mémoire de ma mère, que je n'ai point cessé d'être votre fille, et la plus honnête femme que vous connaissiez. »
Rétif lut la vérité dans ses yeux d'un azur profond, limpide comme l'eau des lacs helvétiques.
« Ah ! ah ! fit enfin le vieillard revenant visiblement à sa première idée, eh bien, il faut faire ta noce.
- Comment, ma noce ?
- Oui, je ne veux pas que l'indiscret Cupidon vole à la sourdine ce trésor d'innocence et de vertu si longtemps ménagé. Je serai le pontife qui bénira ton union nouvelle ; j'appellerai ton mari ce jeune Christian, qui, du reste, est un brave garçon, un charmant gentilhomme ! »
Ingénue fit un mouvement de surprise.
« Ecoute, écoute mes idées, chère Ingénue, dit Rétif, et tu vas voir tout ce qui reste encore de jeunesse et de générosité dans le coeur de ton vieux père.
- J'écoute, dit Ingénue, moitié joyeuse, moitié inquiète.
- Eh bien, reprit le vieillard, nous irons te choisir une demeure discrète et riante à la fois. Tu y installeras un petit ménage plein d'élégance ; je te conduirai, moi, et prononcerai les paroles sacramentelles qui t'uniront à ce nouvel époux ; après quoi, bien mariée par ma volonté, par mon choix, tu n'auras plus qu'à prendre tes précautions aux yeux de la loi, qui est barbare et aveugle ; mais, au moins, tu n'auras pas à rougir devant ton père ! et, moi, au lieu du vide et de l'abandon qui me menacent, j'aurai deux enfants qui me béniront pour la douce vie que ma ferme intervention leur aura faite ! Allons, allons, mon Ingénue, c'est là une affaire réglée. Tu vas me présenter le jeune gentilhomme, je lui demanderai si ses intentions sont pures, et s'il veut te prendre pour légitime épouse, en attendant l'occasion de s'unir à toi par des liens indissolubles, et, comme je ne doute pas qu'il n'accepte, le mariage alors sera bientôt conclu... Eh bien, voyons, es-tu heureuse ? ai-je bien rempli mon rôle de bon père, et n'ai-je pas là une fière et triomphante idée, une idée digne de Rousseau, une idée qui fera sourire la vraie et sainte philosophie, de marier ma fille selon son coeur et selon Dieu, malgré les hommes, et en dépit de la loi ? »
Ingénue, rêveuse – car les paroles l'étouffaient, et les idées aussi – laissa retomber ses deux mains, que le bonhomme avait prises, et caressait dans les siennes. Un voile se répandit sur ses traits si doux et quelque chose de résolu et de rigide comme l'acier éclata dans ses yeux bleus.
« Mon père, dit-elle, je vous remercie sincèrement et du plus profond de mon coeur ; mais M. Christian et moi, nous nous sommes entendus à cet égard.
- Comment, tu refuses ? s'écria Rétif.
- Je rends toute justice à votre inépuisable bonté, mon père ; mais, si bon que vous soyez, je n'accepterai pas votre proposition. Je sais tout ce qu'elle a de courageux et de séduisant ; mais je me suis juré, voyant le malheur de tant de femmes, je me suis juré de ne jamais affronter ces malheurs par quelque imprudence. Non, je ne veux pas être la maîtresse d'un homme, et surtout de l'homme que j'aimerais. J'aime, et je sens que c'est pour toujours : mon âme n'est point faite pour changer de sentiment ; cet amour à présent fait ma vie ! Le jour où je briserais la chaîne que je laisse souder à l'âme de M. Christian, je mourrais ! Peut-être, un jour, ne m'aimera-t-il plus, cela est possible ; mais je me plais à l'idée que, dans ce cas-là, je mourrais de douleur... J'aime mieux cela que de mourir de honte. »
Rétif ouvrit de grands yeux effarés : il n'avait jamais entendu, même dans ses livres, les femmes parler avec cette assurance et cette sûreté de théorie.
« Oui, continua Ingénue, et vous serez de mon avis, mon père, j'en suis certaine. La condition d'une maîtresse est fausse dans la vie. J'aurais des enfants, M. Christian me l'a dit. Eh bien, qu'en ferais-je, de ces enfants ? Ils seraient méprisés ; moi-même, je tremblerais en les embrassant ! Non, mon père, non, j'ai un orgueil qui passe encore mon amour. Jamais personne ne me méprisera en ce monde, et, pour que j'en arrive à ce résultat, il ne faut pas que, la première, je cesse de m'estimer. »
Rétif écoutait tout cela les bras croisés ; quand Ingénue eut cessé de parler, il écoutait encore.
« Ah ça ! mais, dit-il tout abattu, la raison, lorsqu'elle est trop forte, devient de la déraison ! Te figures-tu, par hasard, que M. Christian s'accommodera longtemps de ces paradoxes ?
- Il me l'a promis, mon père ; il a fait plus : il me l'a juré !
- Mais, reprit Rétif, ce que l'on promet en amour, ce que l'on jure, au moment où l'on promet, au moment où l'on jure, est une chose difficile à tenir ; donc, si c'est difficile, c'est douloureux, et, si c'est douloureux, ce ne peut être durable. »
Ingénue secoua la tête.
« Il me l'a promis, il me l'a juré, répéta-t-elle ; il accomplira sa promesse, il tiendra son serment.
- Hélas ! ma pauvre enfant, reprit Rétif, tu comptes sans l'expérience ! Un jour viendra que ton amant sera plus exigeant, et que tu seras plus faible.
- Non, mon père.
- Alors, c'est que tu ne l'aimes pas.
- Oh ! s'écria Ingénue, je ne l'aime pas ! »
Rétif, étonné de l'expression qu'Ingénue avait mise dans ses paroles, regarda profondément cette belle statue de la pureté virginale.
« Remarque bien, mon enfant, qu'en le supposant fidèle comme tu le supposes, il lui faudra peut-être attendre la mort de ton mari. Auger a trente ans : il peut vivre encore cinquante ans ; vous en aurez soixante et dix chacun, et même Christian en aura soixante et quatorze : c'est l'âge de la sagesse.
- Une occasion se présentera, mon père, de faire rompre mon mariage.
- Ah ! tu crois ?
- J'en suis sûre.
- Et alors ?
- M. Christian m'épousera.
- Il te l'a promis aussi ?
- Oui, mon père.
- Sublimes ! sublimes tous deux ! s'écria le vieillard en présence de cette étrange puissance. Que la jeunesse d'aujourd'hui est forte ! Ah ! nous vieillissons, nous autres... Va, ma fille ! va ! fais comme tu voudras. »
Et il l'embrassa tendrement.
« N'importe, ajouta-t-il d'une voix émue et enjouée, accélère toujours l'occasion ; crois-moi, c'est plus sûr que tout.
- Je l'accélère, dit Ingénue.
- Comment cela ? Est-ce un secret ?
- Non, mon père. Je prie ! »
Le philosophe Rétif secoua la tête.
« Oh ! dit Ingénue, Dieu ne m'a jamais rien refusé.
- Tu as de la chance ! A quoi attribues-tu cela ?
- A ceci : c'est que mon seul et unique amant est l'ange gardien qu'il m'a envoyé pour lui transmettre mes prières. »

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