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Chapitre LXII
Ce qu'on voit par le trou d'une vrille

Chemin faisant, Rétif laissait déborder dans son monologue et dans ses gestes la joie et l'espérance que venait de lui donner cette lettre.
Mais parfois aussi il s'arrêtait, se demandant si ce n'était point un piège dans lequel cherchait à le prendre l'astucieux coquin.
En effet, écriture inconnue, nul signe qui pût le rassurer ; la main qui avait tracé le billet était complètement étrangère à Rétif.
L'espérance seulement lui faisait signe à l'horizon.
Ce signe lui rendait la foi ; si on lui eût dit : « Ta fille est de l'autre côté du rivage ! », comme l'apôtre il eût marché sur les vagues de la mer. Et, cependant, quand il y réfléchissait, ce que contenait cette lettre était si peu probable !
Il ne continuait pas moins à s'avancer vers la rue Saint Honoré ; seulement, il s'avançait entre la douleur de la déception et la crainte d'un guet-apens.
Mais, pourtant, en voyant qu'il n'était pas suivi, Rétif prit un peu d'assurance ; il gagna l'endroit qui lui était indiqué.
Il n'eut point à chercher la maison : d'après la description, il l'avait reconnue, et savait où elle était située.
Rétif connaissait toutes les maisons de Paris.
Enfin, il s'arrêta devant la porte, frappa, fut introduit, et se nomma.
Cinq minutes après, étouffant de joie, ne pouvant croire à un pareil bonheur, il était entre les bras d'Ingénue, sauvée comme nous l'avons dit, et confiée aux soins d'un des plus habiles chirurgiens de Paris.
La douleur est, assure-t-on, plus facile à dissimuler que la joie.
Il faudrait alors juger de la force d'âme de Rétif sur l'impassibilité qu'il témoigna en revenant du faubourg Saint-Honoré à la rue des Bernardins.
Rien dans son maintien, rien dans sa physionomie ne trahit le secret qui lui avait été révélé. Les yeux du bonhomme étaient, il est vrai, un peu gonflés et un peu rouges ; mais il pleurait tant de douleur depuis huit jours, qu'il était impossible de deviner que les larmes qu'il venait de répandre fussent des larmes de joie. D'ailleurs, Rétif était de retour avant Auger ; il s'installa dans sa chambre, et attendit. Il avait acheté, chemin faisant, une bonne vrille avec laquelle il fit un trou dans son alcôve.
Ce trou avait été mesuré de façon qu'il donnât précisément dans une fleur du papier d'Auger.
Le trou, obliquement creusé, enfilait visuellement toute la chambre du misérable.
Par ce petit orifice, le regard de Rétif ne perdait rien, du plafond au plancher.
Rétif en fit l'expérience le jour même : il s'était couché, faisant le malade, pour ne pas perdre la primeur de son invention.
Il vit rentrer Auger avec sa chandelle. Le jeu de cette physionomie, aux reflets rougeâtres de la mèche embrasée, avait quelque chose d'effrayant qui fit pâlir le bonhomme dans son lit.
En effet, Auger, qui ne pouvait se douter d'être aperçu, rentrait chez lui avec sa figure naturelle ; c'est-à-dire avec l'indifférence dégoûtante de la bête féroce ; il était hideux ainsi.
Sa figure n'avait pas d'intelligence ; ses yeux voyaient sans regarder ; certaine contraction habituelle de sa bouche, dans les moments où il s'observait, avait fait place à une inertie absolue.
L'hébétement, la molle platitude des lèvres, la férocité du regard faisaient de cette physionomie un type odieux.
La brute chercha bientôt autour d'elle, et eut l'air de se rappeler.
L'objet de cet élan de mémoire, c'était Rétif ; le visage s'illumina, les mains s'agitèrent, les jambes portèrent le corps vers la porte.
Alors, Rétif éprouva la désagréable sensation de cette visite prochaine : il voulut feindre de dormir.
La porte s'ouvrit. Auger entra à pas de loup, et vint au lit.
Rétif entendit souffler, pour ainsi dire, la respiration de cet homme.
Il eut peur que, le croyant endormi, le scélérat ne l'étranglât.
Ce fut certainement une minute cruelle que celle pendant laquelle Rétif sentit la lumière, et vit cet homme sans autre intuition que l'intuition de l'esprit.
Cependant, à travers les paupières, pénètre la clarté qu'on ne peut pas voir.
Auger s'en alla sur la pointe du pied, comme il était venu.
Auger rentré chez lui, Rétif se remit à son observatoire.
Et, alors, il vit changer complètement la figure de son gendre.
Celui-ci posa contre la porte d'entrée une grosse malle et une table qu'il s'était procurées depuis quelques jours.
Il examina si la serrure était bien bouchée, si nul regard ne pouvait pénétrer dans sa chambre, et il ferma hermétiquement les rideaux de la fenêtre.
Il eut même la précaution d'appliquer, comme doublure à leur gaze trop diaphane, la couverture de coton de son lit, qu'il inséra dans les tringles.
« Que signifie tout cela ? se dit Rétif. Nous allons donc assister à quelque nouvelle infamie de ce misérable ? »
Auger tira un couteau de sa poche, et, il faut le dire, cette lame brillante épouvanta beaucoup Rétif.
Elle n'était, cependant, pas destinée à jouer un bien terrible rôle.
Elle s'enfonça dans le carreau entre deux octaèdres de brique qu'elle déjoignit.
Auger souleva alors cette brique, et la plaça sur champ ; puis, inquiet et dans l'attitude du rémouleur antique, il releva la tête, et écouta.
Mais, n'entendant et ne voyant rien, il introduisit ses deux doigts dans le plancher, et, entre ses doigts, il pêcha une pièce d'or.
Ce fut pour Rétif un spectacle bien extraordinaire, que cette extraction féerique.
« Bon ! le scélérat, se dit-il, a sa cachette en cet endroit. »
Après avoir mis la pièce d'or dans sa poche, Auger laissa retomber la brique, qu'il aplatit au niveau des autres ; frotta le parquet avec son soulier ; ôta sa couverture, qu'il replaça sur son lit, et retira table et malle de devant la porte.
Enfin, il déboucha la serrure, éteignit sa chandelle, et se coucha.
Une demi-heure après, il ronflait de manière à réveiller Rétif, si, après tout ce qu'il avait vu, Rétif eût pu dormir.
Mais, comme dit M. Delille, Morphée avait envoyé ses pavots bien loin de cette alcôve de la rue des Bernardins.
La lettre du matin, la visite au faubourg, et cette vision nocturne étaient plus que faites pour empêcher ce brave Rétif de dormir.
Il prit ses plans et dimensions avec la tranquillité d'un homme ferme. Si Auger l'eût vu veiller comme lui avait vu Auger veiller, c'eût été pour le coquin une telle épouvante, qu'il eût immédiatement pensé à la fuite ou au crime.
Cependant, le lendemain matin, le vieillard reçut très affectueusement la visite de son gendre. Il se laissa bercer par ses flagorneries, but tout brûlant le café à la crème qu'on lui versa ; il mangea même de fort bon appétit, ce qui enchanta l'excellent fils.
Auger était désormais sûr de sa victoire ; quand il fut parti, Rétif prit sa redingote bleue, et s'en alla rendre visite à Réveillon.
Il est temps, en effet, que nous rendions aussi une visite à cette victime de la révolution que la cour avait d'abord voulu faire, et que, plus tard, elle ne put arrêter.
Réveillon, parfaitement ruiné, était tombé en philosophe.
Il trouvait des consolations jusque chez ses anciens adversaires.
Son malheur le rendait intéressant : les républicains – nous demandons pardon à nos lecteurs de prononcer ce mot, encore inconnu en avril 1789 –, les républicains, disons-nous, s'étaient émus de voir un quasi-patriote frappé par la cour.
Et Santerre avait offert son hospitalité au malheureux et à sa famille.
L'hospitalité de Santerre était quelque chose dans le faubourg Saint-Antoine.
Le brasseur vivait largement ; fier d'une fortune gagnée par le travail, il en faisait un usage aussi noble que s'il eût été un des plus aristocrates dépensiers de l'époque.
Chevaux, chiens, gens, tout était fort, gras et vaillant chez lui.
Maison neuve, table abondante, mine ronde, air pour les poumons, voilà ce qu'on trouvait chez Santerre.
On y trouvait aussi, par malheur, un peu trop de discussions politiques ; mais elles étaient à la mode en ce temps-là.
Il était fort élégant de parler politique et réforme.
MM. de La Fayette et Lameth en parlaient bien, la reine et le comte d'Artois en parlaient bien aussi.
Tout le monde en parla tant, que quelques gens voulurent en faire, et, une fois que le branle fut donné, tout le monde en fit et n'en parla plus.
Nous disons donc que Réveillon, avec ses filles, avait trouvé l'hospitalité chez Santerre.
Le brasseur avait d'abord été au plus pressé ; il avait examiné le dégât.
Pour le réparer, c'était non seulement de l'argent, mais encore du temps qu'il fallait ; non seulement du temps, mais encore du courage.
En exploitant un peu son malheur par la politique et la sympathie des coreligionnaires, possible était de refaire la fortune du malheureux fabricant de papiers peints.
Santerre offrit de l'argent ; c'était tout ce qu'il pouvait offrir.
Mais Réveillon, qui avait bien voulu, pour que ses filles fussent en sûreté, à l'abri, accepter chambre et table chez Santerre – c'était encore le temps des échanges d'hospitalité –, Réveillon se cabra dès qu'on eut éveillé en lui le négociant.
Lui offrir vingt mille livres, c'était beau, et, pourtant, il se trouva humilié.
Il commença par refuser.
Ensuite, il déclara que vingt mille livres ne lui pouvaient être d'aucune utilité ; il se lamentait beaucoup sur la perte de son portefeuille, qui contenait tant de valeurs, et surtout la réalisation faite de ses bénéfices de l'année.
Mais tout cela n'était-il pas brûlé, pillé, par conséquent perdu ?
Cela pouvait s'élever à une somme si considérable, qu'auprès d'elle, vingt mille livres ne signifieraient absolument rien.
Santerre comprit, et, blessé lui-même, il n'insista pas.
Néanmoins, sa figure fut ce qu'elle devait être, c'est-à-dire parfaite de douceur et de condescendance pour son hôte malheureux.
Ce fut au milieu de cet intérieur que Rétif tomba, étant forcé de rendre visite au brasseur pour visiter Réveillon.
Rétif, d'ailleurs, n'avait eu avec Santerre que des relations excellentes ; le brasseur n'était point homme à ne pas se gagner tout ce qui tenait habilement une plume à Paris.
Et Rétif tenait la sienne assez originalement pour que l'attention du novateur en eût été excitée. Rétif était donc assuré d'être bien reçu chez Santerre à un double titre.
Comme père malheureux, car son malheur était arrivé aux plus sourdes oreilles de tout Paris ; comme patriote persécuté, puisque la persécution de Réveillon se partageait en deux lots dont Rétif était le plus terrible.
Le fabricant de papiers peints était bien changé : la perte de sa fortune l'avait considérablement vieilli. Il regarda Rétif, et n'aperçut pas sur ses traits la douleur qui éclatait sur les siens.
Il en put conclure sans illogisme que la perte de cinq cent mille livres surpasse de beaucoup celle d'une fille unique.
Santerre, ayant causé quelque temps avec eux, les laissa ; les filles de Réveillon, ayant donné une larme du coeur au souvenir de leur amie, se retirèrent également.
Alors commença entre Rétif et Réveillon la conversation véritable.
« Eh bien, dit Rétif, comment pensez-vous supporter l'état où vous allez vous trouver réduit ?
- Mon Dieu, dit le fabricant, je recommencerai.
- Mais, fit Rétif, vos ennemis ?
- J'en ai moins que d'amis, à présent.
- C'est vrai.
- Et, quand je rouvrirai mon magasin, tous mes ennemis viendront acheter chez moi pour voir la mine que je fais.
- Vous avez raison.
- Quant à mes amis, aucun n'osant m'apporter une aumône, tous ne manqueront pas de m'apporter l'argent d'un rouleau de papier, ou d'un devant de cheminée ; en sorte que, si j'ai à Paris, comme je l'admets...
- Deux cent mille amis, fit Rétif.
- A peu près... Eh bien, j'aurai cent mille livres au bout d'une année.
- Voilà une fortune ! dit Rétif.
- Oh ! répondit dédaigneusement le fabricant, ce sera un commencement.
- Je sais bien, monsieur Réveillon, que vous aviez plus de cent mille livres ; mais la seconde fortune qu'on fait ne vaut jamais la première qu'on a perdue.
- Hélas ! non. Il ne s'agit donc plus que de trouver les matériaux de la seconde.
- Ne vous reste-t-il donc rien ?
- Rien !
- Mais le crédit ?
- Oh ! ce n'est pas par là qu'il faut commencer ; si j'use du crédit, n'ayant rien, ce crédit sera si peu de chose, que j'aime autant n'en pas parler ; parlons du crédit pour des sommes qui en vaillent la peine.
- Enfin, dit Rétif, M. Santerre ne vous offre-t-il pas quelque chose ?
- Je n'accepte rien de personne, dit sévèrement Réveillon.
- Et vous faites bien, repartit Rétif ; si vous vous relevez, au moins que ce soit par vous-même.
- Vous me comprenez, vous ! fit Réveillon à Rétif en lui serrant la main.
- Oui, dit le poète ; mais comment tirerez-vous de votre fonds ce que vous n'y avez peut-être pas ? »
Ici, le front de Réveillon s'abîma dans la douleur ; son orgueil faisait place au regret d'un riche passé.
Rétif l'observa d'un regard à la fois bon et scrutateur.
Réveillon continua de s'assombrir ; il en vint à soupirer ; il était vaincu.
« Espérez, mon Dieu ! s'écria Rétif, espérez !
- Monsieur Rétif, dit alors Réveillon en repassant tous les arguments de son interlocuteur, il faudrait d'abord, pour espérer, avoir une première base d'espérance.
- Combien donc vous faudrait-il, à peu près ? fit Rétif.
- Oh ! beaucoup !
- Mais encore ?...
- Beaucoup plus que, vous et moi, nous n'avons », dit le fabricant avec une sorte d'amertume dédaigneuse.
Rétif eut un léger sourire fort significatif en ce moment, s'il eût pu être compris.
Mais il ne le fut pas, très heureusement pour les chapitres qui vont suivre !
Alors rentrèrent les filles du fabricant, puis Santerre, et la conversation redevint générale. Rétif n'avait plus rien à faire ; il se laissa raconter avec préparation toute l'histoire inventée par Auger, il y mêla ses commentaires, et sortit de la maison regardé comme un homme bien malheureux, mais qui, après tout, n'avait perdu qu'une petite fille !
Laquelle, ajouta Réveillon quand l'écrivain fut parti, avait d'excellentes qualités, mais pas un sou de dot, ce qui l'aurait rendue très malheureuse, puisque son mari Auger aurait végété toute sa vie.
Il conclut en assurant qu'elle était infiniment plus heureuse d'être morte, qu'il ne la plaignait pas, et que, la première douleur passée, Rétif y verrait clair, et ne la regretterait plus ; tandis que lui, Réveillon, avait deux grandes filles sur les bras, une fortune anéantie, et l'habitude du bien-être.
Cette dernière partie de l'argumentation n'était pas la moins forte.
Elle lui tira de nombreux soupirs, quand il examina l'heureux luxe de son compère le brasseur.
Et mesdemoiselles Réveillon soupirèrent aussi, tout en se trouvant moins malheureuses de leur jeunesse, de leur beauté, de leur innocence, que leur père voulait bien le dire.
Malheureuses sans doute, mais vivantes encore, au lieu d'avoir été brûlées vives comme cette pauvre Ingénue Rétif !

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