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Chapitre LXIV
Où Rétif trouve moyen de distraire Réveillon

La nouvelle de cette arrestation se répandit bientôt dans Paris ; tout le monde ne connaissait pas Auger ; mais, vu les événements qui venaient de se passer, tout le monde connaissait Réveillon.
On était heureux de raconter un véritable crime, et de rencontrer un véritable coupable, au milieu des circonstances de cette opération ténébreuse de l'incendie et du pillage de la fabrique ; heureux aussi de faire tomber sur quelques misérables isolés la plus lourde partie du poids des événements.
Aussi entendait-on dire que le procès de M. Auger marchait merveilleusement vite ; et Rétif de la Bretonne, qui avait été appelé trois fois comme témoin, ne fut pas celui qui y mit des entraves.
Douze jours après cette arrestation, Rétif sortit de chez lui, endimanché de ses meilleurs habits, quoique ce fût un jour de la semaine, et s'achemina vers le faubourg Saint-Antoine avec l'intention de se rendre chez Réveillon, ou plutôt chez Santerre.
Le fabricant de papiers était fort abattu ; il avait eu le temps de calculer toutes ses pertes, et il se voyait, de jour en jour, beaucoup plus ruiné qu'il ne le croyait d'abord.
Toute sa confiance avait disparu ; il ne relevait plus la tête qu'à de rares intervalles ; l'orgueil et toutes ses fumées avaient délogé de sa cervelle. Morne, silencieux, éteint, il regardait ses filles, vouées désormais à une misère qu'il ne voulait plus et qu'il s'avouait à lui-même ne pouvoir plus combattre.
Rétif entra dans la chambre qu'il occupait, et lui souhaita le bonjour d'un air pénétré.
Puis, comme il n'avait vu ni Santerre, ni Réveillon, ni les filles de ce dernier, depuis l'arrestation d'Auger, il donna quelques détails sur cette horrible catastrophe de l'assassinat d'Ingénue, disparue, au reste, après avoir eu la force d'écrire ce qui s'était passé entre Auger et elle.
Silencieux, réservé, il mit cette réserve et ce silence sur le compte de sa douleur.
Et, cependant, quand Rétif de la Bretonne se fut assis près de Réveillon, et lui eut pris la main, ce dernier sentit comme une influence doucement consolante.
Il y céda sans savoir pourquoi, instinctivement.
Le bonhomme Rétif lui serrait si tendrement la main, et le regardait d'un air si doux !
Enfin Réveillon le regarda lui-même avec étonnement.
« On dirait que vous avez quelque bonne nouvelle à m'apprendre, Rétif ? demanda-t-il.
- Moi ? Non, répondit Rétif.
- Ah ! » fit Réveillon avec un soupir.
Et il laissa retomber sa tête.
« Je voulais seulement un peu vous distraire, reprit Rétif.
- Me distraire ?... »
Et Réveillon secoua tristement la tête.
« Et pourquoi pas ?
- Quelle distraction voulez-vous que j'aie, après l'horrible chagrin qui m'a frappé ? Vous-même, dites-moi, quelle distraction chercheriez-vous ?
- Moi ? dit Rétif.
- Oui.
- Eh bien, je vous avoue une chose.
- Laquelle ?
- C'est que je suis naturellement vindicatif et rancunier.
- Vous ?
- Comme un tigre ! je n'oublie jamais le mal ni le bien. On m'a fait du mal : je veux le rendre, si je puis.
- Soit, vous ; mais, moi, quel mal puis-je rendre à ces mille pillards qui m'ont incendié, volé, pillé, ravagé ? dit Réveillon suivant avec égoïsme son idée ; est-ce que je puis m'en prendre à quelqu'un d'eux individuellement, ou les traîner en corps devant la justice ?
- Aussi, aujourd'hui, cher monsieur Réveillon, reprit Rétif, je vous parle, non pas de vous, mais de moi.
- Oh ! vous c'est différent ! Eh bien, on a tué votre fille ; c'est Auger qui vous l'a tuée, peut-être la justice tuera-t-elle Auger ; mais elle ne vous rendra pas votre fille.
- C'est du moins une satisfaction, mon cher ami, dit Rétif, de savoir que la Providence tue les méchants.
- Bien petite, bien petite, Rétif !
- Comment cela ?
- Dame ! supposons que la Providence punisse mes voleurs ; pas la Providence, mais la justice. Eh bien, mon argent ne me rentrera point pour cela.
- Je ne vous parle pas de votre argent, mon ami ; mais, enfin, si vous aviez été volé par un seul, vous seriez bien aise de tenir cet homme pour le faire punir ?
- Oh ! et pour le faire souffrir, et beaucoup même ! dit Réveillon avec naïveté.
- Vous voyez donc bien !
- Ce serait, en effet, continua Réveillon en s'animant, une distraction assez agréable pour moi, que de voir mes pillards rôtis par milliers dans un grand feu ; il en est déjà mort pas mal dans la térébenthine de mes caves, lorsque le feu s'y est mis ; beaucoup aussi ont été empoisonnés ou plutôt brûlés en buvant mes vitriols pour de l'eau-de-vie ou du kirsch.
- Eh bien, vous ne les avez pas regrettés ? dit Rétif.
- Non, certes ! au contraire, plus on me disait qu'ils étaient nombreux, plus j'étais heureux et satisfait, et, du haut de la tour du coin, où je m'étais réfugié, et d'où je regardais ma maison avec douleur, ce n'était pas sans intérêt que je voyais, de temps en temps, un de ces coquins faire le plongeon, la tête la première, et tomber au milieu des flammes et de la fumée !
- Je ne vous offrirai peut-être pas quelque chose d'aussi agréable dit Rétif, et surtout quelque chose d'aussi pittoresque ; car le feu fait un superbe effet la nuit, et les flammes nées du vitriol et de la térébenthine ont surtout des feux rouges, violets et jaunes qui produisent d'admirables reflets.
- N'est-ce pas ? dit Réveillon.
- Oui, dit Rétif, et, quand votre laboratoire surtout s'est écroulé, la colonne de flamme qui en a jailli ressemblait à un véritable spectre solaire, c'était vraiment délicieux à voir. »
Réveillon s'inclina en signe de remerciement ; il était flatté d'avoir donné un si charmant spectacle avec ses eaux-fortes.
« Ainsi, continua Rétif, nous allons un peu nous promener.
- Je ne vois pas trop, dit Réveillon, ce que vous trouverez d'agréable à cette promenade, et je ne vois pas surtout quel rapport il y a entre une promenade et le commencement de notre conversation.
- Eh ! mon Dieu, vous le verrez tout à l'heure, fit le bonhomme Rétif ; si je vous le disais, où serait la surprise ? »
Et il emmena Réveillon le long du faubourg, puis par les quais, qui se remplissaient d'une foule considérable.
Il était assez usité, dans ce temps-là, de voir courir tout Paris du même côté : il ne fallait pas autre chose pour cela que le passage d'un député ou d'un électeur.
Réveillon arriva donc, au bras de son guide, jusqu'à la place de Grève.
Au milieu de la Grève s'élevait une très belle potence d'un bois neuf, tout à fait agréable à voir.
Une corde, neuve aussi, se balançait gracieusement au bras rigide de cette machine, et tortillait avec caprice un joli noeud coulant que le vent faisait osciller coquettement.
« Tiens ! dit Réveillon en s'arrêtant et en se renversant en arrière, il paraît que l'on va pendre quelqu'un.
- Cela me fait cet effet, dit Rétif ; il est une heure, et, comme d'habitude on pend à deux heures, nous pourrons encore trouver une bonne place.
- Vous aimez donc à voir ces choses-là, vous ? dit Réveillon non sans un certain dégoût.
- Mais, répondit Rétif, je suis écrivain, forcé de faire des tableaux de tous genres ; mon ami Mercier a bien été obligé de voir tous les mauvais lieux de Paris, et d'étudier chaque cloaque et chaque bouge.
- Et vous voulez l'imiter ?
- Dieu m'en garde : Imitatores, servum pecus ! dit Rétif.
- Plaît-il ? fit Réveillon.
- Je dis, cher Réveillon, que les imitateurs sont un troupeau de bêtes de somme.
- Alors, vous n'imitez pas Mercier ?
- D'abord, il est inimitable ; et puis, moi, je n'imite pas : je crée, c'est mon genre.
- Bon ! et vous avez envie de créer une scène de pendaison ?
- Oui ; que voulez-vous ! je veux savoir comment un coquin peut mourir.
- Connaissez-vous donc le patient ? demanda Réveillon.
- Beaucoup ! fit Rétif.
- Comment, beaucoup ?
- Oui, et vous aussi.
- Vous piquez ma curiosité, cher monsieur Rétif.
- Regardez comme nous sommes bien placés ici, à l'angle du quai Pelletier ; le tombereau va passer, nous verrons le visage du scélérat, et j'espère qu'il nous verra un peu aussi.
- Ah ! tenez, qu'est-ce que cela ?
- Parbleu ! ce sont les archers qui arrivent. Quand je vous disais... »
Et, en effet, les archers, arrivant, interrompirent cette conversation.
Derrière les archers venait une charrette.
Dans cette charrette, on apercevait un prêtre penché vers un homme en chemise, vêtu d'une culotte grise, et dont la tête inerte ballottait de l'une à l'autre des ridelles de la charrette.
Cet homme, qui n'était autre que le patient, tournait, selon l'usage, le dos au chemin qu'il parcourait ; ni Rétif ni Réveillon ne pouvaient encore voir son visage.
Rétif se haussa sur la pointe des pieds, et conseilla au fabricant de papiers peints d'en faire autant.
La charrette avançait toujours.
Enfin, elle arriva devant eux.
L'homme leur apparut alors avec sa tête basse, ses yeux stupidement ouverts, sa bouche baveuse et glacée d'avance.
« Auger ! s'écria le premier Réveillon, quoique Rétif l'eût vu avant lui.
- Oui, Auger, répondit Rétif ; Auger, mon gendre et l'assassin de ma fille !
- Mon commis ! fit Réveillon.
- Votre commis, oui : celui qui vous volait, au moment où ma fille le surprit, et fut frappée par lui. »
Réveillon et Rétif regardaient avec tant de fixité et avec tant d'acharnement, qu'ils attirèrent magnétiquement le regard d'Auger, à moitié glacé par l'approche de la mort.
Le misérable distingua les deux figures de Rétif et de Réveillon, au milieu des dix mille têtes qui oscillaient devant ses yeux.
Ses prunelles s'injectèrent de sang, sa bouche s'ouvrit pour proférer un cri qui expira dans son gosier, son corps voulut faire un mouvement en arrière pour fuir la vision et le remords.
Mais la charrette l'avait déjà entraîné ; il était arrivé au lieu du supplice, et, déjà passé depuis longtemps, il cherchait encore à voir les deux figures qu'il ne voyait plus, et qui le voyaient toujours.
Le bourreau lui frappa sur l'épaule ; il faillit s'évanouir.
Le prêtre l'embrassa.
Il détourna la tête ; deux aides le prirent sous les bras, et lui firent monter la roide échelle.
Il n'était pas au troisième échelon, que la corde serrait déjà son cou.
Il monta encore cinq échelons.
Tout à coup, un choc violent le jeta hors de l'échelle.
Un trépignement violent des pieds du bourreau le jeta hors de la vie.
Réveillon, tout pâle et tout tremblant, frémissait au bras de Rétif.
Ce dernier n'avait pas cessé de regarder le patient avec une attention froide qui accusait en lui le plus terrible ressentiment.
Lorsque le brigand eut expiré, Rétif de la Bretonne emmena le fabricant de papiers peints, plus mort que vif.
« Cela vous a-t-il bien distrait ? lui demanda-t-il.
- Oh ! fit Réveillon, je ne puis plus me tenir sur mes jambes.
- Bah ! vous plaisantez ?
- Non, d'honneur ! et je verrai toute ma vie le spectacle auquel vous venez de me condamner.
- N'importe ! dit Rétif, vous vous êtes distrait.
- Terrible distraction !
- Voyons, pendant tout le temps qu'a duré l'exécution, avez-vous pensé à votre argent ?
- Non ; mais, maintenant, j'y pense... Et, tenez...
- Quoi ?
- Je crois que je vais me trouver mal.
- Gardez-vous-en bien !
- Pourquoi ?
- Mais parce que, au milieu de cette foule, on vous prendra pour un parent, pour un ami ou même pour un complice du scélérat que l'on vient d'exécuter.
- Vous avez raison ; mais mes jambes parlent pour moi... Oh ! la ! la ! elles fléchissent.
- Eh bien, sortons un peu du monde ; prenons le Pont-Rouge, il y a plus d'air.
- Menez-moi, mon ami. »
Rétif ne se le fit pas dire deux fois ; il conduisit Réveillon du côté de la rue des Bernardins, par la rive gauche de la Seine.
Réveillon ne tarissait pas sur son malaise.
« Entrons dans un café, dit-il ; j'y prendrai un petit verre d'eau-de-vie, cela me fera du bien.
- Non pas, dit Rétif ; nous voici à deux pas de chez moi : je veux vous montrer quelque chose qui vous ragaillardira.
- Chez vous ?
- Oui ; j'y tiens en réserve une certaine substance fort propre à remettre les coeurs les plus difficiles à contenter.
- Ah ! vous me donnerez la recette, n'est-ce pas ?
- Parbleu ! c'est pour cela que je vous emmène chez moi. »
Rétif montra le chemin à Réveillon, et tous deux, passant devant le logement entrouvert du propriétaire, saluèrent celui-ci avec les mille politesses encore d'usage en ce temps pour les propriétaires.
Puis, quand ils furent dans l'appartement du bonhomme, Rétif fit passer Réveillon de sa chambre dans celle d'Auger, lui tira un fauteuil dans un certain endroit de la chambre, le fit asseoir, et lui mit une pincette entre les mains.
Réveillon ne comprenait absolument rien aux divers exercices auxquels on l'occupait.
Il fit des difficultés pour prendre la pincette.
« Prenez, prenez donc ! dit Rétif.
- Pourquoi faire ? pour me rafraîchir ?
- Non.
- Mais cette composition propre à remettre les coeurs les plus malades... ?
- Vous l'allez déboucher vous-même.
- Avec cette pincette ?
- Eh ! mon Dieu, oui.
- Où cela ?
- Ici. »
Et Rétif introduisit une des branches de la pincette entre deux carreaux.
« Pesez ! dit-il.
- Mais vous êtes fou !
- Que vous importe ? Pesez toujours. »
Réveillon, croyant avoir affaire à un fou, se décida à obéir pour le contenter.
Et, d'une pesée vigoureuse, il fit sauter le carreau et une moitié du carreau voisin.
Sept ou huit pièces d'or, refoulées extérieurement par cette secousse, jaillirent hors du trou, au grand ébahissement du fabricant de papier.
Il se baissa aussitôt pour mieux voir.
« Eh ! eh ! cela vous intéresse donc ? dit Rétif. C'est bien heureux !
- Que d'or ! s'écria Réveillon, que d'or ! »
Et il plongea ses deux mains dans le trou, et en tira l'or à poignée.
« Eh bien ? eh bien ? demanda Rétif.
- Que faites-vous donc de tout cela, vieil avare ? dit Réveillon ; vous thésaurisez ?
- Monsieur, reprit simplement Rétif, veuillez compter cet or, je vous prie. »
Réveillon compta près d'une heure.
La somme s'élevait à trois mille louis, moins un.
C'était celui qu'Auger avait tiré de la cachette, le jour que l'épiait Rétif.
« Eh bien, fit Réveillon avec stupeur, deux mille neuf cent quatre-vingt-dix neuf louis !
- Eh bien, monsieur, reprit Rétif, cet or est à vous ; car c'est l'or que mon scélérat de gendre avait volé chez vous, le jour où il assassina ma fille. »
Réveillon poussa un cri de joie, et serra entre ses bras l'honnête et spirituel bonhomme qui lui rendait cette fortune.
« Nous partagerons ! dit-il.
- Non pas.
- Si fait !
- Jamais, monsieur.
- Mais vous prendrez au moins...
- Rien.
- Pourquoi ?
- Parce que je ne pourrais plus mettre à la fin du roman que je compte faire là-dessus cette phrase si bien tournée, que j'ai ruminée depuis quinze jours, et que voici :

"L'honnête Dulis se déclara trop payé d'un remerciement, et se trouva plus riche de sa pauvreté !" »

En disant ces mots, il salua Réveillon, qui, fou de bonheur, disparut, emportant le trésor dans son chapeau.
Et, aussitôt le fabricant parti, Rétif prit ses caractères et son composteur, et se mit à composer matériellement parlant, les premiers chapitres et un roman intitulé Ingénue Saxancour ou La Femme Séparée , roman dans lequel quelques personnes prétendirent voir renaître Auger, sous le nom et dans le personnage de L'Echiné-Moresquin.

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