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Chapitre VIII
La traite des blancs

C'était pour Danton surtout que l'aspect de cette assemblée était caractéristique. Danton, né dans la bourgeoisie, avait, comme tout homme né dans un milieu, un instinct qui le tirait hors de ce milieu ; les instincts de l'un le tirent par en haut, les instincts de l'autre le tirent par en bas ; les instincts de Danton le portaient vers l'aristocratie. Danton, homme sensuel, épicurien politique, futur homme d'Etat, sanguin mais non sanguinaire, Danton aimait le beau linge, les parfums enivrants ; Danton aimait la soie et le velours ; Danton aimait, lui, l'homme à la peau encore rude et grossière, Danton aimait cette peau blanche et fine qui, aux 2 et 3 septembre, ces jours de terrible mémoire, devinrent, dans la bouche de ses agents, un arrêt de mort.
Or, Danton sortait d'une réunion où il avait trouvé tout cela : éclat des bougies, froissement de la soie, caresse du velours, balancement des plumes, lumière des diamants ; il avait respiré cette atmosphère embaumée qui se compose non seulement du mélange des parfums distillés, mais encore de cette émanation bien autrement sensuelle, bien autrement enivrante, qui s'échappe des organisations jeunes, soignées, aristocratiques, mises en contact les unes avec les autres ; et voilà que, tout à coup, sans passage, sans transition, il tombait dans les bas-fonds de la société, au milieu des chandelles fumeuses, des mains sales, des haillons infects ; il comprenait l'existence inconnue de ces autres catacombes vivantes sous cette autre Rome dont elles devaient, à un jour donné, changer l'aspect ; il comprenait ! – et, tout frissonnant, après le contraste de la vue, de l'ouïe, de l'odorat, il attendait le contraste de la parole.
Le contraste ne se fit pas attendre.
Bordier, le secrétaire du club, se leva et donna connaissance à l'assemblée des correspondances provinciales.
Le premier fait dénoncé au Club des Droits de l'homme était celui-ci :
Gilles Leborgne, laboureur à Machecoul, près de Nantes, ayant tué un lapin qui mangeait ses choux, avait, par ordre du seigneur de Machecoul, été attaché à un poteau, et fustigé.
Les faits se suivaient, et tous témoignaient de cette cruauté qu'à quelques exceptions près, les privilégiés de l'époque exerçaient sur les classes inférieures.
Pierre, dit le Sonneur, journalier au Pont-Saint-Mesmin ayant refusé de faire la corvée pour battre l'eau des fossés du château, tandis que madame était en couche, avait été enfermé dans un four encore chaud. Il y était mort asphyxié.
Barnabé Lampon, de Pithiviers, ayant une femme et six enfants, ne vivait, depuis trois mois, lui et sa famille, que d'herbe et de feuilles d'arbre ; il était si faible, qu'à peine, au bas de cette dénonciation de sa misère, il avait pu signer son nom.
Et, à chaque fait que constatait le secrétaire, Marat serrait violemment le poignet de Danton, en murmurant à demi-voix :
« Qu'en dis-tu, Danton ? qu'en dis-tu ? »
Et Danton le sensuel, Danton le voluptueux, Danton l'épicurien, sentait comme un remords descendre dans son âme en songeant à toutes ces perles, à tous ces diamants, à toutes ces dorures qu'il venait de voir ; à ces hommes poussant des soupirs, à ces femmes versant des larmes sur la misère des Africains qui souffraient à deux mille cinq cents lieues de la France, tandis que, dans la France même, sous les pieds de Paris, souffraient, palpitaient, agonisaient des misères non moins grandes, des douleurs non moins terribles.
La liste se déroulait, et chaque nouveau fait allumait un nouvel éclair dans tous ces regards flamboyants ; on sentait que ce n'était pas une cause étrangère, éloignée, la cause d'une autre race, que défendaient ces hommes, mais une cause pour laquelle ils avaient souffert, une cause pour laquelle ils allaient lutter Les poitrines étaient haletantes, gonflées, près de déborder par les lèvres ! Chacun attendait le moment où le secrétaire aurait fini la longue et douloureuse énumération pour s'élancer à la tribune et verser sa parole sur cet incendie, non pas comme une eau qui éteint, mais comme une huile qui enflamme !
Tous se précipitèrent vers la tribune informe.
Marat, sans bouger, étendit la main.
« Le citoyen Marat demande la parole, dit le président, la parole est au citoyen Marat.
- Oui ! oui ! crièrent deux cents voix ; Marat à la tribune !... Marat ! Marat ! Marat ! »
Et Marat s'avança au milieu du chemin que lui faisaient ces vagues humaines, comme Moïse s'avança au milieu des flots de la mer Rouge, reculant devant lui.
Il monta lentement l'échelle à quatre échelons qui conduisait à l'estrade, et, passant sa main noire et crasseuse dans ses longs cheveux, qu'il rejeta en arrière, comme s'il eût craint qu'un seul de ses traits hideux ne fût voilé dans son expression :
« Vous tous qui êtes ici, vous avez entendu, dit-il, vous avez entendu le râle de tout un peuple qui agonise et se lamente ! d'un peuple qui s'adresse à vous, car il n'a d'espoir qu'en vous !... Eh bien, dites ! en qui avez-vous espoir, vous ? à qui vous adresserez-vous ? Nous savons ceux que nous devons craindre : dites ceux dans lesquels nous devons espérer.
- La Fayette ! Necker ! crièrent plusieurs voix.
- La Fayette ! Necker ! répéta Marat, c'est dans ces deux hommes que vous mettez votre espérance ?
- Oui ! oui ! oui !
- Dans l'un comme général, dans l'autre comme ministre ?
- Oui ! oui ! oui !
- Ainsi, un aristocrate et un publicain, un marchand de belles paroles et un vendeur d'argent, voilà vos hommes, vos héros, vos dieux ! Savez-vous ce que c'est que La Fayette ? Je vais vous le dire d'abord. Savez-vous ce que c'est que Necker ? Je vous le dirai ensuite.
- Parle, Marat ! parle ! crièrent cent voix ».
Un sourire de haine profonde passa sur les lèvres de l'orateur, sourire du tigre qui va déchirer sa proie.
« Commençons par La Fayette, continua Marat ; ce ne sera pas long, car il est, par bonheur pour nous, au commencement de sa carrière, et je n'ai pas grand-chose à en dire ; mais ce que j'en dirai suffira, je l'espère, pour amener la défiance dans vos coeurs, car ce que j'en dirai vous le fera voir sous son véritable jour.

« Notre héros naquit à Chavagnac, en Auvergne. Si les signes cabalistiques qui accompagnèrent la naissance de l'infâme Octave, que ses flatteurs ont appelé Auguste, si ces signes caractéristiques n'ont pas présidé à la naissance du marquis de La Fayette, au moins suis-je en droit d'affirmer que l'ambition, la sotte vanité et les ridicules répandirent sur son berceau leurs malignes influences.
« Sa mère l'appelait son Rousseau ; pourquoi cela ? est-ce parce qu'il devait rivaliser de gloire avec l'immortel auteur d'Emile et du Contrat Social, ou simplement parce que la nature, prodigue pour cette jeune tête, l'avait douée d'une chevelure couleur de feu ?
« C'est ce que l'avenir nous révélera ; quant à moi, je penche fort pour la seconde explication, attendu que mon héros n'a encore rien fait pour qu'on lui applique la première.
« En attendant, c'était le fils bien-aimé, l'héritier chéri ; aussi, est-il sorti des mains des femmes, tout aussi gâté, tout aussi mutin, tout aussi ignorant, tout aussi volontaire que le dauphin actuel de la cour de France. Or, à qui confia- t-on le soin de développer ce charmant caractère ? quel fut l'intelligent, le sage, le vertueux instituteur que l'on plaça près de lui, afin de corriger la nature par l'éducation ? Vous le connaissez tous : c'est un cuistre, jadis aumônier de vaisseau ; un jésuite que la charité et la compassion avaient attiré dans l'hôtel, pour être le jouet et le bouffon des maîtres et le persécuteur de la valetaille, buvant comme un templier ou comme le vicomte de Mirabeau, jurant comme un gabier, libertin comme un prince de sang royal ; tel fut le mentor du jeune marquis, du futur Rousseau, de Blondinet, de La Fayette enfin...
« Ce fut dans les mains de cet homme, qui eût perverti même une nature honnête, que resta le futur vainqueur de La Grenade, le libérateur à venir de l'Amérique, jusqu'au moment où il entra au collège du Plessis.
« Là, qui fut son maître ? quel fut le successeur de l'homme que nous avons dit ? Un autre cuistre, un autre jésuite : le rejeton des embrassements d'un pâtissier de la rue Feydeau et de la femme de charge du duc de Fitz-James, qui, à force et intrigues et de bassesses, était parvenu à appeler le roi mon cousin, en affublant sa tête du bonnet de recteur. Grâce à ce digne maître, parcourut toutes ses classes ; grâce à ce digne maître, concourut pour le prix d'éloquence proposé par l'Université ; grâce à ce digne maître enfin, qui lui fit son amplification, sous le titre de Discours d'un général à ses soldats, Blondinet de la Fayette fut couronné ! Ce premier laurier le mit en goût.
« D'ailleurs, chacun vantait ce jeune lauréat qui avait, à l'âge de dix-huit ans, écrit un discours digne d'Annibal et de Scipion, discours qui témoignait assez de ce que ferait, un jour, dans la carrière des armes, un guerrier qui joindrait la théorie à la pratique.
« Aussi, les femmes, ces créatures frivoles et légères, commencèrent-elles à lui prodiguer les louanges les plus outrées et les plus fastidieuses, empoisonnant son amour-propre, égarant sa raison par toutes ces avances honteuses que leur faiblesse ordinaire ne sait que trop offrir à la vanité, se plaisant à corrompre et à dessécher cette jeune plante, chacune d'elles désirant, à l'exemple de la reine de Saba, qui fit tant de chemin pour passer une nuit avec Salomon – chacune d'elles désirant que le beau Blondinet de la Fayette lui jetât le mouchoir !
« Ce fut dans ces conjonctures que Blondinet de la Fayette parut à la cour de France, dans ce climat dont l'atmosphère est empoisonnée, dont la honte, la pudeur, la décence, la franchise et la sincérité sont exilées sans retour ; ce fut là que, trouvant, chaque jour, une occasion d'affermir en lui cet esprit de frivolisme qui fait le fond de son caractère, il devint successivement fat, impudent et faux ; ce fut là qu'il contracta cette habitude, qu'il a toujours conservée depuis, d'avoir le sourire sur les lèvres, l'affabilité dans le regard, et la trahison dans le coeur. Heureusement, aujourd'hui personne que les niais et les imbéciles n'est plus dupe de ce sourire et de cette affabilité : le tuf est découvert, le masque s'arrache par lambeaux ! Oh ! que ne puis-je découvrir entièrement à vos yeux cette physionomie cauteleuse et rusée du prétendu héros que la nation française, nation aveugle, place à la tête des bons patriotes, et à qui elle est prête à confier les pouvoirs les plus sérieux et les plus nuisibles à son bonheur !
« Mais, me direz-vous, vous nous montrez là le héros des ruelles, de l'étiquette, de la cour, et non pas le compagnon d'armes de Washington, l'ami de Franklin, le libérateur de l'Amérique.
« Pourquoi ne l'avez-vous pas vu tout à l'heure, comme moi ce héros d'un Nouveau Monde revenu dans l'ancien, escorté de ces souvenirs qui, contre les lois de la perspective, grandissent en s'éloignant ? Pourquoi ne l'avez- vous pas vu ramassant le mouchoir de madame la comtesse de Montesson, offrant son flacon de sels à madame la vicomtesse de Beauharnais, passant son noeud d’épée au cou du chien de madame la comtesse de Genlis, battant des mains au discours de M. de Malouet, essuyant une larme aux récits des malheurs des pauvres nègres ? Vous l'auriez estimé à sa valeur, ce général d'antichambre ! vous auriez su ce que vous devez attendre de ce messie aristocrate !
« Si La Fayette est vraiment ce qu'on dit qu'il est, pourquoi est-il là-bas, et non pas ici ? Pourquoi est-il parmi eux, et non parmi nous ? S'il a des larmes à verser, Français, qu'il verse ses larmes sur les douleurs de la France ; s'il aime véritablement le peuple, qu'il vienne à nous, qui sommes le vrai peuple, le seul peuple ; et, alors, moi qui l'attaque en ce moment, moi qui vous le montre, non pas tel que vous le voyez, mais tel qu'il est, j'irai a lui, je lui ouvrirai la porte, je m'inclinerai sur le seuil et je lui dirai : "Sois le bienvenu, toi qui viens de la part de la liberté !" »

Quelques applaudissements interrompirent Marat, mais factices et comme honteux. On voyait qu'il venait de heurter de face une des convictions populaires les mieux affermies, et que l'arme du ridicule, dont il s'était servi, n'avait fait qu'effleurer celui a qui il avait espéré faire une blessure mortelle.
Aussi ne s'obstina-t-il point davantage, pour ce jour-là, sur La Fayette, qu'il devait, pendant deux ans de suite, mordre et déchirer a belles dents.

« Quant à Necker, continua-t-il – ô pauvre peuple, comme on t'aveugle ! – quant à Necker, veux-tu savoir, à son tour, qui il est ? Je vais te le dire.
« D'abord, de mes jours, je n'ai vu M. Necker : je ne le connais que par la renommée, que par quelques-uns de ses écrits, que par ses opérations surtout ; quoique mon contemporain, il m'est aussi étranger que me le serait un habitant de l'autre monde, Séjan ou Crassus.
« Il y a douze ans que l'on ne connaissait encore M. Necker que comme banquier ; mais son opulence, qui lui attirait la considération dans le monde, n'était, à mes yeux, qu'un titre de mépris ; car, cette opulence, j'en connaissais la source. Voulez-vous que je vous la dise ? La voici : Necker est né à Genève, la patrie du grand Rousseau. Hélas ! comme Rousseau, il quitta Genève, non pas pour se dévouer au bonheur de ses contemporains, aux progrès de l'humanité, mais pour faire sa fortune. Dans cette espérance, il entra, en qualité de commis, chez le banquier Thélusson.
« A force d'assiduité et d'hypocrisie, il devint caissier ; dès qu'il eut cet emploi, il commença d'agioter pour son propre compte avec l'argent de la caisse.
« Il y avait dans la maison un teneur de livres nommé Dadret, qui, par ses longs services, était sur le point d'être associé à la banque ; Necker obtint sur lui la préférence, moyennant le versement qu'il fit à la caisse d'une somme de huit cent mille livres. Comment se procura-t-il cette somme, lui qui ne possédait rien au monde ? Je vais vous le dire encore.
« Un Anglais avait placé cette somme chez Thélusson, et M. Necker avait remis au lendemain de l'enregistrer ; l'Anglais mourut dans la nuit : aucun titre ne justifiait le dépôt, la somme ne fut pas réclamée, le Genevois se l'appropria. Voilà quel fut le commencement de sa fortune.
« Le désir d'acquérir de nouvelles richesses lui fit trouver le moyen de découvrir le secret du cabinet de Saint-James ; il proposa à M. Thélusson d'acheter des actions du Canada. Qui n'a pas entendu parler des tours de bâton qu'il employa alors pour discréditer ces billets, et les accaparer à soixante et dix et soixante et quinze pour cent de perte, peut consulter l'Eloge de Colbert par M. Pélinery. Qui n'a pas entendu parler des tours de bâton qu'il employa pour s'enrichir, en consommant la ruine de la Compagnie des Indes, peut consulter deux mémoires contenus dans un ouvrage intitulé : Théorie et pratique de M. Necker dans l'administration des finances.
« Ses admirateurs font valoir, comme un trait d'habileté, qu'il ait été cinq années en place, et en temps de guerre, sans mettre un sou d'impôt ; c'est jouer sur les termes, car les intérêts de ses nombreux emprunts sont de véritables impôts levés sur le peuple. Or, il a grevé la nation pour plus de soixante millions par an !
« La reine, au milieu des plaisirs de Trianon, était devenue enceinte.
« Vous savez tous quels étaient ces plaisirs, n'est-ce pas ? On illuminait une partie des bosquets de Trianon, dans l'un desquels on établissait un trône de fougère ; là, on jouait au roi, comme les petites filles jouent au trou- madame. Ce roi élu tenait sa cour, donnait ses audiences, rendait justice sur les plaintes qui lui étaient portées par son peuple, représenté par les gens de la cour. Et qu'étaient ces plaintes ? La parodie des tiennes, vrai peuple, qui souffres, qui te lamentes, qui agonises, tandis que les grands jouent ton agonie, tes lamentations, tes souffrances ! Or, c'était presque toujours M. de Vaudreuil qui était le roi, le roi élu. Il choisissait la reine ; la reine était toute trouvée : c'était la fille de Marie-Thérèse, c'était Marie-Antoinette, c'était l'Autrichienne ; puis il mariait les autres seigneurs aux autres dames de la cour ; puis il prononçait le mot sacramentel, le fameux decampativos ; aussitôt, chaque couple s'enfuyait, avec défense faite par le roi des fougères de reparaître de deux heures dans la salle du trône, et surtout défense d'aller plus d'un couple ensemble dans le même bosquet ! C'était un jeu charmant, comme vous le voyez. Le moyen d'entendre les soupirs du peuple à la cour, quand on y joue à de si charmants Jeux !
« Au milieu de ces jeux, la reine était donc devenue grosse ; mais, malheureusement, elle était accouchée d'une fille : il s'agissait de provoquer une seconde grossesse ; les médecins proposaient les eaux ; mais M. Necker prétendait que les eaux étaient inutiles, et que la continuation de l'ingénieux amusement appelé le decampativos pouvait lutter avec l'influence des eaux les plus génératrices, et, quoiqu'il fût prouvé que le roi élu chaque soir coûtait presque autant que le roi régnant de droit divin, il s'en tint à cette recette.
« Dieu bénit M. Necker, et la reine, devenue grosse une seconde fois, accoucha de monseigneur le dauphin.
« La reine n'était pas la seule sur laquelle la recette eût produit son effet ; madame Jules de Polignac aussi était devenue enceinte ; la reine lui donna, au moment de ses couches, une layette de quatre-vingt mille livres, et le roi un présent de cent mille francs. On devait y joindre le duché de Mayenne, qui valait quatorze cent mille livres ; car c'était un bien pauvre cadeau qu'un cadeau de cent quatre-vingt mille livres pour un cadeau royal ; mais le probe, mais l'austère M. Necker s'y opposa. Il est vrai que, quelque temps après, il réfléchit... il réfléchit que M. Turgot était tombé pour un refus pareil, et, comme il tenait beaucoup à sa place, dont la favorite menaçait de le déloger, il détermina la reine à faire à madame Jules un don de trois millions en argent, à la place du duché, qui ne valait que quatorze cent mille livres ! M. Necker était un bon courtisan, comme vous voyez, et madame de Polignac n'a rien perdu à attendre !
« Maintenant, tu comprends bien, pauvre peuple, que ce que M. Necker fait pour les étrangers, à plus forte raison le fait-il pour les siens. M. Necker a une fille qu'il a mariée à un Allemand ; car, quoiqu'il ait gagné sa dot en France, ce n'est pas pour un Français qu'il l'a réservée : cette fille s'appelle madame de Stal ; elle est jeune, elle est spirituelle ; c'est la digne fille du banquier genevois... elle n'épargne rien, rien du tout, pour faire des partisans à son père, et son père ne refuse rien aux partisans qu'elle lui a faits.
« Je vous ai dit quel était La Fayette ; je vous dis maintenant quel est Necker... et j'ajoute : ne comptez ni sur l'un ni sur l'autre, car ce serait jeter l'avenir de la nation comme une plume au vent, comme une planche à la mer ; ce serait bâtir le bonheur du pays sur le frivolisme, la trahison et la cupidité. »

Marat s'arrêta pour respirer. Cette seconde fois, il avait été mieux inspiré que la première, non pas que le banquier protestant le cédât en popularité au général aristocrate ; mais nous sommes ainsi faits dans nos sympathies tout instinctives : un homme d'argent est plus facile à attaquer chez nous qu'un homme d'épée ; on ne compte pas de l'argent toute une journée, sans que, le soir, il ne vous reste un peu de crasse aux mains.
Aussi les applaudissements, encore contenus à la fin de la période de Marat sur La Fayette, éclatèrent-ils à la fin de la période de Marat sur Necker.
Chacun avait écouté ce double discours avec son tempéraments ses instincts, ses haines. Jourdan, fanatique de l'orateur, faisait le signe d'un homme qui coupe une tête ; Legendre étendait vers la tribune son bras nu ; Collot d'Herbois balançait la tête en signe d'assentiment, dans une pose théâtrale ; Bordier trépignait ; Fournier l'Américain, les lèvres retroussées par le sourire du dédain, montrait ses dents blanches comme celles d'un tigre ; Maillard était calme et froid ; Couthon, respirant à pleine poitrine, rejetait, avec un noble mouvement de sa belle tête, ses longs cheveux en arrière.
Quant à Danton, il regardait avec une espèce d'effroi cet homme qui, obscur et sans nom, mordait ainsi la société aux parties secrètes, attaquant ces deux idoles du jour que l'on appelait La Fayette et Necker, et cette idole de tous les temps que l’on appelle la monarchie.
Et comment attaquait-il tout cela ? Avec la vérité et avec le mensonge, avec la médisance et avec la calomnie, en face ou par-derrière, peu lui importait.
Il y avait à la fois, dans cet homme, de la dent du dogue et du venin du serpent.
Mais comme cet homme savait bien à qui il parlait ! comme il laissait tomber ses paroles une à une sur cette multitude altérée, endolorie, souffrante ! comme cette parole était une chaude rosée pour cette haine qui, semée au fond du coeur de chacun, ne demandait qu'à faire éclore ses fleurs vénéneuses, qu'à porter ses fruits empoisonnés ! comme, enfin, aux lueurs que secouait la torche du pamphlétaire sur ce monde des grands jusque-là inconnu des petits, comme ceux-ci découvraient de sombres horizons dans le passé, de plus sombres horizons dans l'avenir !
Marat comprit que les esprits étaient disposés à l'entendre ; qu'après ces deux attaques, il lui fallait une charge à fond, et, après ces deux victoires disputées, un triomphe incontestable.
Il fit signe qu'il avait encore quelque chose à dire ; le silence s'établit comme par enchantement.
Marat reprit en étendant les deux mains sur cet auditoire frissonnant :

« Et maintenant, écoutez bien ce qui me reste à vous dire, tous tant que vous êtes : si deux hommes, par une lente agonie, avaient fait mourir votre mère de la plus longue, de la plus douloureuse, de la plus cruelle des morts, de la faim, leur pardonneriez-vous ? Non, n'est-ce pas ? A plus forte raison n'en feriez-vous pas vos défenseurs, vos gardiens, vos sauveurs, vos idoles ? Eh bien, ces deux hommes, l'un publicain, l'autre aristocrate, sont les représentants de deux races qui ont tué votre mère, notre mère, la mère commune, – la terre ! la terre, sur laquelle nous sommes nés, qui nous met au jour, qui nous nourrit de sa substance, qui nous reçoit après notre mort, et que nous oublions, enfants dénaturés, quand elle crie à son tour : «A moi ! j'agonise ! à moi ! je meurs ! »
« Oh ! il y a longtemps que j'ouvre l'oreille à ce chant lugubre, qui raconte l'épuisement de la France. "On ne peut plus aller !" dit Colbert, en 1681 ; et il meurt lui-même après avoir dit ces paroles qui semblent son dernier soupir. Quinze ans plus tard, les intendants, qui font le mal, le révèlent et le déplorent ; on leur demande des mémoires pour le jeune duc de Bourgogne, et ils racontent naïvement que tel pays a perdu le quart de ses habitants, tel le tiers, tel la moitié ! C'est la statistique de la mort faite par les bourreaux : elle doit être exacte.
« C'est en 1698 qu'on fait ce triste dénombrement. Eh bien, neuf ans après, en 1707 on regrette cette année 1698. "Alors, dit un vénérable magistrat nommé Bois-Guilbert, alors, il y avait encore de l'huile dans la lampe... Aujourd'hui, ajoute-t-il, tout a pris fin, faute de matière ! Maintenant, le procès va rouler entre ceux qui payent et ceux qui n'ont fonction que de faire payer ! "
« En effet, pauvre peuple, le procès est là ! procès de vie et de mort pour toi !
« Ecoutez Fénelon après Bois-Guilbert ; l'archevêque de Cambrai n'est pas plus rassurant que le magistrat normand. "Les peuples ne vivent plus en hommes, dit-il ; il n'est plus permis de compter sur leur patience : la vieille machine achèvera de se briser au premier choc !"
« Quatre-vingts ans se sont écoulés, pauvre peuple, depuis que l'auteur de Télémaque disait cela, et la vieille machine dure toujours, car tu en graisses les ressorts avec ta sueur.
« Aussi voyez quelle joie éclate en France quand Louis XIV meurt ! Ne dirait-on pas qu'un seul homme affamait le pays ?... Qui lui succède ? Hosannah ! c'est le bon duc d'Orléans ! Celui-là aime le peuple ; le peuple le croit du moins ; oui, mais il est avant tout l'ami de l'Angleterre, et il livre à l'Angleterre notre commerce, notre honneur et jusqu'à nos secrets d'Etat ; puis il meurt, laissant la dette augmentée de sept cent cinquante millions. "Si j'étais peuple, disait le régent, je me révolterais, à coup sûr."
« Puis, comme on lui répondait qu'en effet, le peuple s'était révolté "Il a bien raison, s'écriait-il, et le peuple est bien bon de tant souffrir." « Vient Fleury, ministre aussi économe que le régent était prince dissipateur ; sous Fleury, la France va se refaire : aussi, en 1739, Louis d'Orléans – le fils de celui qui disait que le peuple avait bien raison de se révolter –, Louis d'Orléans jette sur la table du conseil un pain de fougère ; c'est le pain que mange le peuple. Il est vrai que, vingt ans plus tard, Foulon – Foulon, qui vient de marier sa fille à Berthier, et qui lui a donné deux millions de dot –, Foulon dira : "Du pain de fougères c'est encore trop bon pour le peuple : je lui ferai manger de l'herbe : mes chevaux mangent bien du foin !"
« Tout empire, et de quelle façon ! voici les femmes elles-mêmes qui y voient clair ; voici les maîtresses des rois qui s'effraient à leur tour ; voici madame de Châteauroux qui dit, en 1742 : "Il y aura un grand bouleversement, je le vois, si on n'y apporte remède."
« Oui, madame, et tout le monde s'étonne que ce bouleversement tarde si longtemps ; que le peuple, qu'on altère, qu'on affame, dont on boit le sang, dont on sèche les os, que le peuple, qui va toujours maigrissant, puisse vous résister encore, à vous et a vos pareilles !
« O terrible histoire de la faim, trop oubliée des historiens ! quelle plume de bronze écrira tes sombres annales, pour là France qui t'a soufferte, et qui a gardé jusqu'aujourd'hui sa pitié pour les artisans de la famine ?
« Pauvre peuple, creuse donc ce mot : La terre produit de moins en moins !
« Pourquoi produit-elle de moins en moins, cette mère admirable, féconde depuis six mille ans ? Je vais te le dire.
« C'est que, le paysan n'ayant plus de meubles qu'on puisse saisir, le fisc saisit le bétail et l'extermine peu à peu ; le bétail saisi, plus d'engrais : la culture se restreint de jour en jour, la terre ne peut plus réparer ses forces, la mère du monde, la Cérès ne produit plus ; l'Isis aux huit mamelles n'a plus de lait le nourricière meurt de faim, elle jeûne, elle s'épuise, et, comme le bétail a fini, elle va finir elle-même.
« Maintenant, pauvre peuple, ce que je dois te dire, ce que je puis te montrer, c'est que, comme les nobles et les publicains c’est-à-dire, ceux qui sont exempts d'impôts et ceux qui lèvent l'impôt, se multiplient tous les jours, l'impôt, tous les jours, va pesant davantage sur toi qui le payes ; puis, écoute bien et regarde bien : à mesure que l'aliment devient plus rare, à mesure que le pain, par sa cherté, échappe à tes doigts amaigris, il devient l'objet d'un trafic de plus en plus productif ; les profits sont clairs, si clairs, que le roi Louis XV veut en avoir sa part, et se fait marchand de farine. C'est étrange, n'est-ce pas ? un roi qui spécule sur la vie de ses sujets, un roi qui trafique de la famine, un roi qui fait payer à la mort l'obole qu'elle avait fait payer jusque-là à tout le monde, même aux rois ! Voilà comme on finit, tant la loi du progrès est certaine, par se rendre raison de tout : pauvre peuple ! tu meurs de faim, c'est vrai, mais, au moins, tu sais comment et pourquoi tu meurs ; la disette n'est plus le résultat du trouble des saisons, des changements atmosphériques, des cataclysmes de la nature : la disette est un phénomène d'ordre naturel, légal, enregistré au Parlement ; on a faim de par Louis, et plus bas, signé Phélippeaux.
« On a eu faim sous Louis XIV, on a eu faim sous Louis XV, on a faim sous Louis XVI ; quatre générations se sont suivies, dont pas une n'a été rassasiée ; c'est que la famine est naturalisée en France ; elle y a son père et sa mère : son père, l'impôt ; sa mère, la spéculations alliance monstrueuse, qui, cependant, porte des fruits, produit des enfants, engendre une race particulière, race cruelle, affamée, inassouvie. race de fournisseurs, de banquiers, de traitants, de financiers, de fermiers généraux, d'intendants et de ministres ; tu la connais, pauvre peuple ! cette race : ton roi l'a anoblie, l'a glorifiée, l'a fait monter dans ses carrosses le jour où elle est venue à Versailles lui faire signer le pacte de famine.
« Et, pauvre peuple ! à défaut de pain, tu as des philosophes et des économistes, des Turgot et des Necker, des poètes qui traduisent Les Géorgiques, des poètes qui font Les Saisons, des poètes qui font Les Mois ; chacun parle d'agriculture, écrit sur l'agriculture, fait des essais sur l'agriculture. – Et, toi, pendant ce temps, toi, pauvre peuple ! comme le fisc a dévoré tes boeufs, tes chevaux, tes ânes, tu t'attelles à la charrue, avec ta femme et tes enfants. Heureusement, la loi défend que l'on saisisse le soc ; mais cela viendra, sois tranquille ! Cela viendra, et, alors, avec le même instrument dont tu t'ouvres la poitrine depuis cent cinquante ans, tu ouvriras la terre ! Mourant, tu gratteras la terre morte avec tes ongles !
« Oh ! pauvre peuple !
« Eh bien, quand ce jour sera venu – et il va venir ! –, quand la femme demandera une dernière bouchée de pain à son mari, qui la regardera d'un air farouche sans lui répondre ; quand la mère n'aura plus que des pleurs à donner aux cris de son enfant dont la faim dévorera les entrailles ; quand l'inanition tarira le lait de la nourrice ; quand son nourrisson affamé ne tirera plus qu'un peu de sang de ses mamelles ; quand les boutiques de tes boulangers, ouvertes ou fermées, seront vides ; quand, dans ton désespoir, tu seras forcé d'avoir recours, pour te nourrir, aux choses les plus dégoûtantes, aux animaux les plus vils, - heureux encore si ton frère ne te les arrache pas pour s'en repaître lui-même ! alors, pauvre peuple, tu seras peut-être désabusé une bonne fois, une fois pour toutes, des La Fayette et des Necker, et tu viendras à moi, à moi, ton vrai, ton seul, ton unique ami, puisque moi seul t'aurai prévenu des calamités qu'on te destine, des horreurs auxquelles tu es réservé !... »

Cette fois, Marat s'arrêta pour tout de bon ; mais ne se fût-il pas arrête, qu'il lui eût été impossible d'aller plus loin, tant l'enthousiasme croissant avait besoin d'éclater.
Il ne descendit pas de la tribune, il en fut emporté.
Mais, au moment où tous les bras s'étendaient vers lui, où toutes les mains qui ne pouvaient pas le toucher battaient en son honneur, où toutes les voix proféraient ces cris inarticulés qui font quelquefois la joie aussi terrible que la colère, on entendit frapper violemment à la porte de la rue.
« Silence ! » dit le maître de l'établissement.
Et le silence se fit.
Au milieu du silence, on entendit résonner sur le pavé de la rue la crosse des fusils du guet.
Puis on frappa une seconde fois plus violemment encore que la première.
« Ouvrez ! dit une voix, c'est moi... moi, Dubois ! le chevalier du guet en personne, qui veut savoir ce qui se passe ici... Au nom du roi, ouvrez ! »
Au même instant, et comme soufflées par une même haleine toutes les lumières s'éteignirent, et l'on se trouva dans la plus profonde obscurité.
Danton, un instant étourdi et incertain, sentit qu'une main vigoureuse lui saisissait le poignet.
Cette main, c'était celle de Marat.
« Viens ! dit-il ; il est important qu'on ne nous prenne ici ni l'un ni l'autre, car l'avenir a besoin de nous.
- Viens..., dit Danton, c'est bien facile à dire. Je n'y vois pas.
- J'y vois, moi, dit Marat ; j'ai vécu si longtemps dans la nuit, que les ténèbres sont devenues ma lumière. » Et il entraîna, en effet, Danton avec la même rapidité et la même certitude que si tous deux eussent marché en plein jour, à la face du soleil.
Danton franchit le seuil d'une petite porte, heurta la première marche d'un escalier tournant, au milieu duquel il n'était point parvenu, qu'il entendit crier les gonds et se briser les panneaux de la principale porte d'entrée, sous la crosse des fusils de la patrouille de nuit.
Puis un tumulte épouvantable succéda à ce premier bruit. Il était évident que le guet faisait irruption dans le club.
En ce moment même, Marat ouvrait une porte donnant sur la rue des Bons Enfants.
La rue était solitaire et tranquille.
Marat ferma cette porte derrière lui et derrière Danton, et en mit la clef dans sa poche.
« Maintenant, dit-il, vous avez vu deux clubs : le Club social et le Club des Droits de l'homme ; dans l'un, on discute sur la traite des Noirs, et dans l'autre, sur la traite des Blancs. Lequel, à votre avis, s'occupe des vrais intérêts de la nation ? Dites.
- Monsieur Marat, dit Danton, je vous avais compris, vous me rendrez cette justice, au premier mot, a la première vue ; seulement, je crois qu'après nous avoir compris, il faut nous connaître.
- Ah ! oui, dit Marat, et je vous connais, moi, tandis que, vous, vous ne me connaissez pas... Eh ! bien, soit ! venez, demain matin, déjeuner avec moi.
- Où cela ?
- Aux écuries d'Artois... Vous demanderez le docteur Marat ; mais, je vous en préviens, nous ne déjeunerons pas chez moi comme nous avons dîné chez vous.
- Qu'importe ! j'irai pour vous, et non pas pour votre déjeuner.
- Oh ! si vous venez pour moi, je suis tranquille, dit Marat ; comme vous serez bien reçu, vous serez content.
- A demain donc ! » dit Danton en faisant un mouvement pour s'éloigner.
Puis, se rapprochant de Marat, dont il n'avait pas tout à fait lâché la main :
« Il faut que vous ayez bien souffert » lui dit-il.
Marat se mit à rire amèrement.
« Vous croyez ? dit-il.
- J'en suis sûr.
- Allons, dit Marat, vous êtes un plus grand philosophe que Je ne le croyais.
- Ah ! je ne me trompais donc pas ?
- C'est justement cela que je compte vous raconter demain, dit Marat. Venez. »
Et, tandis que Marat, regagnait la place du Palais-Royal en prenant la cour des Fontaines, Danton s'éloignait dans la direction du Pont-Neuf par la rue du Pélican.
Cette nuit-là, Danton dormit mal : comme le pêcheur de Schiller, il venait de plonger dans un gouffre, et il y avait découvert des monstres inconnus !

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