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Chapitre XXXIII
Les noces de Clinias

Deux heures après, Corinthe tout entière savait la grande nouvelle : Clinias, disciple du philosophe Apollonius de Tyane, épousait la belle Mero.
La curiosité était d'autant plus excitée, que personne ne savait, ni dans la ville ni aux environs, qui était ni d'où venait la fiancée. Un jour, – il y avait deux mois à peu près de cela, – elle était arrivée à Corinthe par le port de Cenchrées, avec une suite de cinq ou six femmes aux costumes asiatiques, jeunes et belles comme elle. Des coffres de cèdre, de platane et de santal soigneusement fermés, et que l'on supposait contenir un trésor, avaient été débarqués par quatre esclaves nubiens portant des tuniques blanches que serraient autour de leur corps des écharpes de l'Inde, avec des cercles d'argent aux chevilles, et des colliers d'argent au cou ; puis conduits à dos de mulets jusqu'à l'auberge où s'arrêtaient d'habitude les riches voyageurs ; et, le lendemain, définitivement déposés à la charmante villa où Clinias s'était réveillé de son évanouissement, – cette villa ayant été achetée par Mero, et payée six talents d'or, le soir même de son arrivée dans la capitale de la Corinthie.
Quoique la grande quantité d'étrangers venant d'orient et d'occident, qui affluaient à Corinthe par son double port, quoique les moeurs diverses, les religions différentes de ces étrangers donnassent à chacun, dans les actes de sa vie une somme d'indépendance qu'il eût été difficile de trouver ailleurs, on n'avait pas été sans remarquer la singulière façon dont vivait la riche Phénicienne.
D'abord, aucune femme de la ville n'avait été admise près d'elle, aucun serviteur autre que ceux qu'elle avait amenés avec elle n'avait franchi le seuil de sa maison. En outre tant que durait le jour, comme l'avait remarqué Clinias cette maison demeurait hermétiquement fermée aux rayons du soleil ; il est vrai que, le soir venu, à l'instar de ces fleurs qui ne respirent que les brises nocturnes, la villa, comme un calice de marbre, commençait à s'épanouir, et, ouvrant portes et fenêtres s'éclairait, s'illuminait, s'embrasait même, eût-on pu dire, tant s'y allumaient de nombreux flambeaux. La vie, qui semblait s'en retirer avec l'aube, y entrait avec le crépuscule. alors on y entendait dans une langue étrangère, des chants pleins de merveilleuses mélodies ; il en sortait des sons d'instruments dont on cherchait vainement le nom, et qui semblaient appartenir à des orchestres inconnus. On sentait flotter dans l'air des vibrations de harpes, de lyres, de cithares qui portaient le trouble au fond des coeurs ; puis à cette atmosphère toute chargée de voluptueux frémissements, se mêlaient des bouffées de parfums âcres et enivrants. Et, jusqu'au jour, il en était ainsi, à moins que, capricieusement amoureuse de la solitude, la belle Mero n'abandonnât l'enceinte de son mystérieux domaine, cherchant, portée en litière par ses quatre esclaves noirs, le murmure de la brise à travers les feuilles de la forêt, ou préférant le reflet tremblant de la lune sur les flots, sous sa tente de pourpre, dans sa barque à deux rameurs, ne glissât à la surface argentée du golfe Saronique, ou sur le profond azur de la mer d'Alcyon.
Aussi, nous le répétons, la curiosité de Corinthe tout entière était-elle vivement éveillée.
Quant à Clinias, il avait, en quittant Apollonius, couru, éperdu d'amour, annoncer cette nouvelle à sa mère ; celle-ci avait aussitôt compris que toute observation était inutile ; le peu que possédait Clinias était à lui ; elle se contenta de prier Vénus Diôné de protéger le bonheur de l'enfant qui lui était plus cher que la vie.
C'était le soir, quand les dernières lueurs du soleil couchant auraient disparu derrière les montagnes de l'Arcadie, que le cortège nuptial devait sortir de la maison de Mero. – Dans la journée, l'acte de leur engagement avait été dressé par un officier public sur les notes de la fiancée : elle apportait en dot cent talents d'or, et en reconnaissait dix à son époux ; Clinias avait voulu refuser ; il avait dit qu'il serait toujours trop riche tant que lui resterait l'amour de la belle Phénicienne, mais il avait fallu céder ; – ce qu'il avait fait sans longue discussion, au reste, tous ces détails lui semblant si petits, qu'ils devaient se perdre dans le grand événement qui allait changer la face de sa vie.
A l'heure indiquée, les portes de la maison de Mero s'ouvrirent, et le cortège se mit en marche pour le temple de Vénus Malnide, qui s'élevait sur la route de l'Isthme à Cenchrées, près du temple de Diane, au milieu de la levée qui s'avance dans la mer. Il était inutile de traverser Corinthe ; on longeait simplement ses murailles en suivant une magnifique allée de pins dans les intervalles desquels on comptait cent statues de bronze : c'étaient celles des athlètes qui avaient remporté le prix des jeux isthmiques ; – elles avaient été respectées par Mummius lors de la prise de la ville.
Toute la route, qui pouvait être de quinze à dix-huit stades, était complètement garnie de spectateurs, et, comme, pour combattre l'obscurité, la plupart de ces spectateurs avaient apporté des torches, le chemin présentait aux regards le splendide spectacle d'une immense et riche illumination.
Les deux époux parurent les premiers. Clinias était vêtu, selon l'usage, d'un magnifique costume que, dans la journée, avait fait porter chez lui sa fiancée : c'était une tunique blanche toute brodée d'or, et un manteau trempé dans la plus fine pourpre de Tyr ; sa chaussure était un brodequin de forme persane fermé avec un lacet d'or. Mero portait une longue tunique blanche de la plus souple étoffe de l'Inde ; cette tunique, relevée jusqu'à la moitié de la cuisse droite par une attache de diamants, laissait voir la jambe, qui était d'une forme parfaite ; ses pieds étaient chaussés de sandales nouées autour des chevilles par des fils de perles ; les doigts de ses pieds resplendissaient de bagues précieuses, et un voile couleur de feu – le flammeum romain – tombait de sa tête sur ses épaules, laissant voir, à travers son tissu transparent, les perles qui s'enroulaient en triple rang autour de son cou, et les bracelets qui étincelaient à ses poignets et à son épaule.
Tous deux portaient sur leurs cheveux parfumés une couronne de pavots, de sésames et de marjolaines, plantes consacrées à Vénus. Un char les attendait à la porte, attelé de deux chevaux blancs, conduits par un esclave noir qu'on eût pris pour un roi d'Ethiopie, tant il était lui-même couvert de pierres précieuses !
Les femmes de Mero et les amis de Clinias suivaient. Parmi ces amis, le fiancé avait inutilement cherché son maître Apollonius ; mais il espérait le voir se joindre au cortège pendant la route, ou le trouver chez Mero à son retour.
L'absence d'Apollonius avait produit un effet tout opposé chez la belle Phénicienne ; d'abord, son regard rapide et inquiet avait interrogé le groupe des jeunes Corinthiens, et, voyant qu'Apollonius n'était point parmi eux, elle avait respiré avec plus de liberté, et souri avec plus de joie.
Apollonius n'était pas venu, et, probablement, ne viendrait pas. Au reste, à l'aspect de deux époux, si jeunes et si beaux, toute prévention fâcheuse, si toutefois il en existait, avait disparu. Les Corinthiens étaient, avant tout, les amants passionnés de la forme, et il était impossible de voir, même dans les temples, ou les dieux ont leurs statues, même dans l'Olympe, qu'ils habitent, un plus beau couple que celui qui passait. Aussi les jeunes filles effeuillaient-elles des fleurs, et les jeunes gens brûlaient-ils des parfums devant les fiancés.
Et les uns et les autres s'écriaient :
- Ce ne sont point de simples mortels ; c'est Bacchus et Hébé, c'est Apollon et Clythie, c'est Vénus et Adonis !
D'autres ajoutaient :
- L'union sera favorable, nous l'espérons ; car on a vu, ce matin, deux tourterelles se reposer sur le platane qui ombrage la porte de Clinias.
Et d'autres disaient encore :
- Prenez garde, prenez garde, vous qui marchez devant ! prenez garde que, du haut d'un arbre élevé, quelque corneille solitaire ne croasse à leur gauche ! Prenez garde aussi que le hibou aux yeux ronds ne leur jette au passage un de ses regards funèbres, ou que quelque chouette effarée ne les salue de son cri nocturne !
Et le plus grand nombre chantait l'hymne du mariage.

« Habitant de la colline Hélicon, fils de la Vénus Uranie, frère de l'Amour, Hymeneus, toi qui, pour voir celle que tu aimais, te glissas, sous des habits de femme, dans un groupe de jeunes filles athéniennes, – ô Hymeneus ! Hymen, Hymen, Hymeneus !
« Toi qui, pris avec ces jeunes filles par une bande de pirates, et leur inspirant un courage d'hommes, parvins, grâce à leur secours, à tuer tes ravisseurs, et qui rendis à leur patrie les plus belles vierges de l'Attique, – ô Hymeneus ! Hymen, Hymen. Hymeneus !
« Toi qui, pour récompense, obtins, alors, d'épouser celle que tu aimais, et qui, devenu un dieu pour les Grecs reconnaissants, ne vois pas se célébrer un mariage, de la pointe de Malée au mont Orbèle, et du promontoire de Phalasie au détroit de Leucade, sans que les nouveaux époux rappellent ta mémoire, et glorifient ton nom, – ô Hymeneus ! Hymen, Hymen, Hymeneus !
« Toi qui entraînes vers son époux la jeune fille rougissante, viens, dieu charmant ! accours le front ceint de la marjolaine odorante, et le pied chaussé du brodequin couleur de feu, – ô Hymeneus ! Hymen, Hymen, Hymeneus !
« Viens ! accours ! mêle ta douce voix aux chants joyeux ; effeuille des fleurs, répands des parfums avec nous ; secoue avec nous le pin enflammé qui brûle en pétillant, – ô Hymeneus ! Hymen, Hymen, Hymeneus !
« Conduis au temple, puis ramène à sa demeure la belle fiancée ; qu'à partir d'aujourd'hui, l'amour l'enlace à son époux comme le lierre enlace son feuillage flexible autour du tronc robuste de l'ormeau, – ô Hymeneus ! Hymen, Hymen, Hymeneus ! »

Et tous répétaient en choeur :

« Et nous jeunes vierges ; et nous jeunes garçons, qui verrons naître pour nous une pareille journée, répétons ensemble l'hymne que Simonide de Céos a composé en ton honneur, – ô Hymeneus ! Hymen, Hymen, Hymeneus ! »

On arriva ainsi au temple de Vénus Malaenide, à la porte duquel trois autels avaient été dressés :
Un à Diane, un à Minerve, un à Jupiter et à Junon.
A Diane et à Minerve parce que ce sont de chastes divinités qui n'ont jamais connu le joug de l'hymen ; – en conséquence, pour les apaiser, on leur sacrifiait à chacune une génisse.
A Jupiter et à Junon, au contraire, parce que, à part les petites querelles inséparables d'une éternelle cohabitation, leurs amours, qui avaient eu un commencement, ne devaient pas avoir de fin. On implorait encore, mais sans leur élever d'autels particuliers, le Ciel et la Terre, dont le concours produit l'abondance et la fertilité ; les parques, qui tiennent dans leurs mains la vie des hommes, et les grâces, qui embellissent les jours des époux heureux.
Sur le seuil du temple de Vénus, un prêtre de la déesse présenta à chacun des fiancés une branche de lierre, symbole des liens qui ne devaient être rompus que par la mort ; puis l'on chanta des hymnes devant l'autel ; puis l'on passa à l'artemisium, où Clinias et Mero déposèrent chacun une boucle de leurs cheveux : celle de Clinias roulée autour d'une branche de myrte en fleurs, celle de Mero autour d'un fuseau ; puis on entra dans le temple, où les prêtres, ayant examiné les entrailles des victimes, déclarèrent que les dieux approuvaient l'hymen du jeune Corinthien avec la belle Phénicienne.
Le mariage était consacré ; – les deux époux sortirent les premiers du temple, comme les premiers ils étaient sortis de leur maison ; seulement, à la porte du temple, les attendait un double groupe de musiciens et de danseurs.
Et l'on reprit la marche : d'abord les porte-flambeaux, puis les musiciens, puis les danseurs, puis Clinias et Mero sur leur char, l'un radieux d'amour, l'autre éblouissante de beauté ; puis les amis et les invités, puis le peuple de Corinthe tout entier. Les deux époux, en sortant du temple, jetèrent tous deux un long regard sur la foule : regard de reproche de la part de Clinias, qui cherchait Apollonius, et ne le trouvait pas ; regard d'inquiétude de la part de Mero, qui cherchait Apollonius, et qui craignait de le trouver.
En l'absence de Clinias et de Mero, la maison de l'épouse avait été, par les soins des esclaves décorée de guirlandes, et illuminée ; des tapis de Smyrne et d'Alexandrie étaient déroulés de la porte extérieure au seuil de la maison, et permettaient de traverser toute la cour sans que le pied des jeunes époux ni ceux des convives touchassent le sol ; le seuil disparaissait sous les fleurs, et sur des fleurs, on arrivait jusqu'à la salle du festin, jonchée elle-même de fleurs.
Clinias et Mero s'arrêtèrent un instant au seuil : on plaça sur leurs têtes une corbeille de fruits, présage de l'abondance dont ils devaient jouir : puis deux poètes leur récitèrent chacun un épithalame, et l'on pénétra dans la salle du festin.
C'était là que se trouvaient ceux des conviés qui n'avaient pas accompagné les époux au temple de Vénus, ou qui ne les avaient pas attendus à la sortie ; c'était là que Clinias espérait voir Apollonius ; c'était là que Mero craignait de le rencontrer. Apollonius était absent.
Un dernier nuage, à peine visible au reste, et que les yeux d'un amant pouvaient seuls distinguer, s'effaça du front de la belle Phénicienne.
Elle prit joyeusement la main de son jeune époux, et le conduisit sur l'espèce de trône qui avait été élevé au milieu de la table, disposée en fer à cheval. Tous deux s'assirent sur des peaux de panthères aux ongles d'or, aux yeux de rubis, aux dents de perle. Les autres convives se placèrent à leur fantaisie.
Cette salle était ravissante de goût ; on eût dit que Mnésiclès, l'architecte des propylées, avait lui-même présidé à son embellissement.
C'était un carré long dont les murailles étaient de marbre blanc, et dont la voûte, ouverte au milieu, mais fermée momentanément par un velarium de pourpre brodé d'or, était soutenu par vingt-quatre colonnes ; ces colonnes d'ordre ionique, et de marbre blanc, comme la muraille, étaient peintes, jusqu'au tiers de leur hauteur ; ces peintures, rappelées aux chapiteaux, représentaient des fleurs dont il semblait que le calice vint de s'ouvrir, des oiseaux et des papillons aux ailes de nacre, de pourpre et d'azur, dont le plumage éclatait des plus vives couleurs. De place en place, de légères touches d'or brillaient comme des étincelles d'un foyer à moitié éteint, ou comme ces insectes nocturnes qui, à chaque battement de leur aile, font jaillir une flamme. Les murailles étaient divisées en compartiments au centre desquels les premiers artistes du temps avaient peint les paysages célèbres de la Grèce : Delphes et son temple, Athènes et son Parthénon, Sparte et sa citadelle, Dodone et sa forêt. Une chasse où les Amours montés sur des chars traînés par des licornes poursuivaient, aux abois d'une meute de molosses, une troupe de daims, de cerfs, de chevreuils, de loups et de sangliers, courait tout le long de la frise, laquelle servait de lien entre la muraille et un plafond figurant une voûte de feuillage peuplée des plus riches oiseaux de l'Inde et du Phase. Enfin, le pavé était formé et une mosaïque que l'on attribuait à Hermogènes de Cythère, et représentant cette ravissante fable de Pyrame et Thisbé, qui a donné naissance à la non moins ravissante histoire de Roméo et Juliette.
A peine les convives eurent-ils pris leurs places sur des lits aux couvertures et aux oreillers de pourpre, qu'une pluie de parfums, tamisée par le velarium du plafond, tomba sur les convives en gouttelettes imperceptibles, et, cela, en même temps que de jeunes filles et de jeunes garçons apportaient à chaque convive deux couronnes : une grande, l'autre plus petite ; la grande pour la passer autour du cou, la petite pour la poser sur la tête ; ces couronnes étaient de myrte, de lierre, de lis, de roses, de violettes, de safran ou de nard ; mais, invariablement, entre les feuilles et les fleurs, se tordait une branche d'ache, plante préservatrice de l'ivresse.
Ce repas eût fait honte aux repas des deux gourmands contemporains dont l'histoire nous a conservé les noms : Octavius et Gabius Apicius. Outre les vins grecs de Chypre et de Samos ; outre le vieux falerne consulaire dont parle Tibulle, et qui datait de l'an 632 de Rome, outre ce breuvage nommé mulsum que l'on composait avec du vin de Corinthe dans lequel on faisait fondre du miel de l'Hymette, et infuser du nard et des roses ; outre tous ces vins, disons-nous, qui, selon qu'on devait les boire chauds ou froids s'attiédissaient dans l'eau chaude ou se glaçaient dans là neige, les trois parties du monde semblaient avoir été mises à contribution pour fournir les viandes, les poissons et les fruits qui composaient ce repas.
En effet, avec une rapidité qui tenait de la magie, ou qui indiquait combien les magasins de Corinthe étaient richement approvisionnés sous le rapport de la table, Mero s'était procuré des paons de Samos, des francolins de Phrygie, des faisans du Phase, des grues de Melos, des chevreaux d'Ambracie, des thons de Chalcédoine, des esturgeons de Rhodes, des huîtres de Tarente, des pétoncles de Chios, des jambons de la Gaule, des avelines d'Ibérie, et des dattes de Syrie.
Le souper commença ; les deux époux présidaient le magnifique festin. Fou d'amour, éperdu de bonheur, Clinias mangeait au hasard et sans s'inquiéter de ce que lui servaient les esclaves noirs, regardant Mero comme s'il eût voulu la dévorer des yeux. Mais elle, grave, presque triste, pâle d'une pâleur de marbre, souriait distraitement sans toucher à aucun des mets qu'on lui présentait ; seulement, dans un verre d'une forme charmante, et qui représentait une tulipe, on lui avait servi, d'une petite urne d'or, un vin particulier qui avait la couleur du sang et l'épaisseur du sirop ; de temps en temps, elle portait la coupe d'opale à ses lèvres, et avalait, avec une volupté étrange, quelques gouttes du breuvage inconnu, et, à mesure qu'elle buvait, ses joues reprenaient cette transparente fraîcheur que donnerait extérieurement à une urne d'albâtre un vin couleur de pourpre versé dans cette urne.
Alors, elle commença à abandonner à Clinias sa blanche main, jusqu'à laquelle semblait s'étendre une légère vapeur rose ; cette main, que lorsqu'il l'avait touchée par surprise, – car Mero l'écartait avec soin, – Clinias avait trouvée froide comme celle d'une statue couchée sur une tombe, cette main tiédissait un peu, et serrait par secousses et presque convulsivement celle du jeune homme ; on eût dit que Mero vivait dans l'attente de quelque événement terrible et prévu par elle seule, ou plutôt que, dans l'attente de cet événement, elle n'osait pas vivre. En outre, quoi que lui dît Clinias, ou quoi qu'elle lui répondît, Mero ne détournait pas son regard de la porte, comme si, d'un moment à l'autre, par cette porte, eût dû entrer quelque formidable apparition.
Le repas s'écoula ainsi, au milieu des rires et des propos joyeux des convives. A minuit, selon l'habitude, les nouveaux époux devaient passer dans la chambre nuptiale.
A minuit moins quelques minutes, une longue file de jeunes vierges que, même dans les autres parties de la Grèce on appelait la théorie de Corinthe, entra dans la salle. Lorsque, pour lui donner passage, la tapisserie qui pendait devant la porte de cèdre fit grincer ses anneaux d'or sur sa tringle de cuivre, Mero pâlit, et serrant avec terreur la main de Clinias, ne retrouva la voix qu'en apercevant les deux premières jeunes filles vêtues de blanc et tenant une branche d'aubépine à la main.
La théorie se divisa en deux files qui s'écoulèrent entre les colonnes et la muraille, enfermant la table, les convives et les esclaves servants, de leur cercle virginal. Puis, accompagnées par des instruments invisibles, elles se mirent à chanter :

« Nous sommes au printemps de notre âge ; nous sommes l'élite des filles de Corinthe, si renommées pour leur beauté... Et, cependant, ô Mero ! il n'est aucune de nous dont la beauté ne cède à la vôtre !
« Plus légère que le coursier de Thessalie, plus flexible que le roseau de Sicile, plus gracieuse que le cygne de l'Hissus, vous êtes, à nous autres jeunes filles, ô Mero ! ce que, dans un jardin aimé de Flore, le lis est aux autres fleurs.
« Tous les amours, ô Mero ! sont dans vos yeux ; tous les arts sont dans vos doigts : vous maniez avec une égale adresse le pinceau d'Apelles et l'aiguille d'Arachné... Reine des femmes, nous irons demain dans la prairie, et nous vous en rapporterons une couronne de fleurs.
« Puis nous la suspendrons au plus haut des platanes de votre jardin ; sous son feuillage, nous répandrons des parfums en votre honneur et sur son écorce argentée, nous graverons ces mots : « Mortels, offrez-moi votre encens, je suis l'arbre de Mero ! »
« Salut à vous, heureuse épouse ! salut à toi, heureux époux ! Puisse Latone, mère de Diane et d'Apollon, puisse Junon Lucine, qui préside aux naissances, vous donner, ô Clinias ! ô Mero ! des fils qui vous ressemblent !
« Et, maintenant, l'heure est venue : allez vous reposer dans le sein des plaisirs ; ne respirez plus que l'amour et le bonheur... Demain, au lever de l'aurore, nous reviendrons et nous chanterons une dernière fois : « Hymeneus ! Hymen, Hymen, Hymeneus ! »

Les jeunes vierges se turent ; alors Clinias et Mero se levèrent ; alors, tous les convives se levèrent comme eux, et jetèrent leurs couronnes sur le chemin qu'ils allaient parcourir. Et, doucement, Clinias tira à lui la belle Phénicienne en lui disant :
- O Mero ! l'heure est venue où la femme la plus chaste et la plus sévère n'a rien à refuser à son époux... Viens Mero ! viens !
Mais il l'appelait vainement, mais il l'attirait vainement à lui : les pieds de Mero paraissaient avoir pris racine en terre comme ceux de la nymphe Daphné, maîtresse d'Apollon. Clinias jeta les yeux sur la belle Phénicienne : il la vit pâle, frissonnante, les dents serrées et mises à nu par la crispation de ses lèvres ; elle se cramponnait à lui de sa main gauche, tandis que sa main droite, étendue vers la porte, semblait montrer du doigt cette vision si longtemps attendue, et qui paraissait enfin.
Le jeune Corinthien suivit du regard la ligne indiquée par les yeux, par la main, par le doigt de Mero, et, à l'autre extrémité de la salle dans la pénombre de la porte, écartant la tapisserie avec son bras, il reconnut Apollonius de Tyane, et derrière lui, la tête pâle et sombre du Juif.
C'était évidemment cette apparition qui causait le trouble de Mero. Que pouvait-elle avoir à craindre d'Apollonius de Tyane, dont elle ne lui avait pas dit un mot, et qui, de son côté, ne lui avait point parlé d'elle ?
Et, cependant, quand elle vit Apollonius entrer dans la salle, et se diriger vers elle, de pâle qu'elle était Mero devint livide, son sein se souleva haletant, et Clinias la sentit près de glisser entre ses bras. A mesure qu'Apollonius approchait, elle tirait Clinias en arrière, et, d'une voix étouffée, sans songer que, évidemment, la force lui manquerait pour faire seulement dix pas, elle murmurait :
- Viens ! viens !... Fuyons !
Mais, comme si Apollonius eût eu le pouvoir de commander aux mouvements de cette femme, il étendit vers elle sa main ouverte, et la Phénicienne demeura immobile. Le Juif était entré derrière l'illustre philosophe ; mais il était resté près de la porte, et se tenait debout, adossé à la muraille, une jambe croisée sur l'autre.
Apollonius continuait d'avancer.
- Maître, disait Clinias, que voulez-vous ? que demandez-vous ? et que vous a donc fait Mero, que vous paraissez la menacer et qu'elle paraît vous craindre ?
Mais Apollonius, sans répondre à Clinias :
- Femme, dit-il, tu me connais, n'est-ce pas et tu sais que je te connais ?
- Oui, répondit Mero d'une voix sourde.
- Eh bien, annonce la première, et de toi-même, à ce jeune homme qu'il ne peut rien y avoir de commun entre toi et lui.
- Que dites-vous, maître ? s'écria Clinias ; elle est ma femme ; je suis son époux... Un lien indissoluble nous a unis dans le temple de Vénus !
- Femme, continua Apollonius, dis donc à ce pauvre insensé que tout ce qu'il croit une réalité n'est qu'un songe, et que tu vas lui faire tes adieux pour ne le revoir jamais !
Une expression de profonde douleur passa sur le visage de Mero ; celui de Clinias n'exprimait encore que l'étonnement.
- Mais ne l'entends-tu pas, Mero ? s'écria-t-il, n'entends-tu pas qu'il dit que tu vas me quitter ?... Réponds-lui donc que c'est impossible ; réponds lui que tu m'aimes ; que tu m'as choisi parmi de plus riches et de plus beaux et parce que tu m'aimes... Ce n'est pas à moi qu'il parle, tu le vois bien ; ce n'est pas à moi qu'il s'adresse... Moi je ne sais que lui répondre !
- C'est justement parce qu'elle t'aime qu'elle doit te quitter, car son amour est mortel... Allons, femme, ajouta Apollonius d'un ton menaçant, retourne d'où tu viens : quitte à l'instant cette maison, abandonne sur l'heure ce jeune homme, et je te garderai le secret ; mais pars ! pars sans perdre une minute ! pars, je l'ordonne ! pars, je le veux !
Un combat terrible semblait se livrer dans le coeur de la Phénicienne ; il était évident qu'elle était forcée d'obéir à Apollonius, soit qu'il fût maître de quelqu'un de ces secrets terribles avec lesquels un homme force la volonté des autres hommes, soit qu'il eût, dans un art inconnu du vulgaire, mais qui leur était familier à tous deux, acquis un pouvoir supérieur au sien.
Mais, tout à coup, Mero parut prendre une résolution désespérée :
- Non, jamais ! s'écria-t-elle les yeux pleins d'éclairs.
Et, soufflant, comme une cavale, la flamme de son coeur par ses narines dilatées, elle jeta autour du cou de Clinias ses bras, raides et froids comme une chaîne de marbre.
Apollonius la regarda un instant le sourcil froncé, pour voir si la menace de ses yeux ferait plus que la menace de sa bouche ; puis, voyant que Mero, serrant de plus en plus Clinias entre ses bras, continuait de braver sa puissance ;
- Allons, dit-il, il faut en finir !
Alors, étendant la main, il prononça, à voix basse les mêmes paroles avec lesquelles, à Athènes, quelques mois auparavant, il avait délivré du démon un jeune homme de Corcyre, descendant du Phéacien AlcinoŸs, qui avait si bien accueilli Ulysse à son retour du siège de Troie. A peine ces paroles furent-elles prononcées que Mero poussa un cri comme si elle eût été frappée au coeur. En effet, à l'instant même, tous ces prestiges de jeunesse et de beauté qui l'entouraient disparurent ; ces teintes rosées qu'avait fait monter à ses yeux la liqueur magique qu'elle avait bue l'abandonnèrent pour faire place à une couleur terreuse ; son front se rida ; ses beaux cheveux noirs grisonnèrent ; le corail de ses lèvres pâlit ; le double rang de perles de ses dents s'effila ; et Clinias ne vit plus suspendue à son cou qu'une vieille femme hideuse et décharnée.
Il poussa un cri d'effroi qui se perdit au milieu des cris que poussèrent les spectateurs. Puis, par un effort subit, dénouant avec violence le lien que les bras de la fausse Mero formaient autour de son cou :
- Arrière ! magicienne ! cria-t-il, Arrière !
Et, pâle, les cheveux hérissés, la sueur au front, il s'élança hors de la salle, suivi des convives épouvantés. Apollonius resta seul au milieu des flambeaux pâlissants avec le Juif, qui s'était rapproché peu à peu de lui, et la magicienne, qui se roulait désespérée sur le pavé couvert de fleurs.
- Voilà le visage ! voilà la réalité ; dit-il.
Puis, s'adressant à la fausse Mero :
- Allons, continua-t-il, de même que tu as repris ta vraie forme, reprends ton véritable nom... Lève-toi, Canidie, et écoute ce que je vais te dire.
La magicienne eût bien voulu résister ; mais un pouvoir supérieur au sien la contraignit d'obéir. Elle se souleva sur un genou, les yeux encore mouillés des larmes du désespoir, la bouche grinçante, les mains enfoncées dans ses cheveux.
- Ordonne donc, dit-elle, puisque tu as le droit d'ordonner.
- C'est bien, reprit Apollonius, pars la première ; va nous attendre en Thessalie, dans la campagne qui s'étend entre le mont Phyllius et le Penée... Rassemble, là pour la nuit de la pleine lune prochaine, sorcières, démons, larves, lamies, empuses, centaures, sphinx, chimères, tous les monstres enfin qui prennent part aux incantations nocturnes... Nous avons besoin, pour une oeuvre immense, de toutes les ressources de la magie, ces ressources fussent-elles empruntées à l'enfer !
- Je pars, répondit Canidie.
- Soit ; mais afin d'être plus sûr de ton obéissance, je veux te voir partir, dit Apollonius.
- Alors, viens !
Apollonius et le Juif suivirent la magicienne, qui, sortant de la salle du festin, les conduisit dans une espèce de laboratoire éclairé par une petite fenêtre sans vitre ni volet, et dont l'ouverture laissait passer un rayon de lune, seul flambeau de cette sombre et mystérieuse retraite, qui servait à Canidie pour ses enchantements. Apollonius et son compagnon se tinrent à la porte.
- Regarde ! dit le philosophe au Juif.
Isaac n'avait pas besoin de cette recommandation : il commençait à comprendre combien cet homme allait lui être un puissant auxiliaire dans l'oeuvre surhumaine qu'il entreprenait ; les yeux de son corps et de son intelligence étaient donc fixés sur la magicienne.
Canidie, dans le coin le plus reculé de son cabinet magique, alluma d'abord une petite lampe dont la flamme rouge contrastait avec le rayon bleuâtre de la lune ; à cette lampe, elle brûla, en murmurant quelques paroles inintelligibles, une boule de la grosseur d'un pois qui répandit à l'instant même une forte odeur d'encens. Ensuite, elle ouvrit un coffre d'airain dans lequel était renfermée une quantité de fioles de diverses formes pleines de liqueurs de couleurs différentes, en choisit une contenant une espèce d'huile ayant presque la consistance d'un onguent ; puis, laissant tomber ses vêtements, elle frotta, depuis les pieds jusqu'à la tête, son corps décharné avec cette huile, en commençant par le bout des ongles ; – et, à mesure qu'elle se frottait, son corps diminuait et se couvrait de plumes ; des serres lui poussaient au lieu de mains ; son nez se recourbait et devenait un bec ; ses yeux s'arrondissaient, et, de leurs prunelles jaunes, lançaient une double flamme. Enfin, elle devint, en quelques minutes, une femme oiseau, et sentant suffisamment empennée, elle battit des ailes, poussa le cri lugubre dont l'orfraie fait retentir les ruines, et disparut par la fenêtre.
- Maintenant, dit Apollonius ; je suis tranquille ; voilà notre messager parti : nous trouverons chacun à son poste.
- Et, nous-mêmes, quand partirons-nous demanda le Juif..
- Demain, répondit Apollonius.

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