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Chapitre XV


Nous apprîmes cette nouvelle et la manière dont elle avait été annoncée à l'impératrice mère, par le comte Alexis, qui en sa qualité de lieutenant aux chevaliers-gardes assistait au Te Deum. Soit que cette nouvelle l'eût impressionné lui-même, soit qu'elle se rattachât à d'autres idées encore que celles qui paraissaient en devoir être la conséquence, nous crûmes remarquer, Louise et moi, dans le comte, une agitation qui ne lui était point naturelle et qui perçait malgré la puissance que les Russes ont généralement sur leurs impressions. Nous nous communiquâmes ces réflexions aussitôt le départ du comte, qui nous quitta à six heures du soir pour se rendre chez le prince Troubetskoï.
Ces réflexions étaient fort tristes pour ma pauvre compatriote, car elles nous ramenaient naturellement à la pensée de cette conspiration dont, au commencement de sa liaison avec Louise, le comte Alexis avait laissé échapper quelques mots. Il est vrai que, depuis ce temps toutes les fois que Louise avait voulu ramener la conversation sur ce sujet, le comte avait essayé de la rassurer en lui affirmant que cette conspiration avait été rompue presque aussitôt que formée : mais quelques-uns de ces signes qui n'échappent point aux regards d'une femme qui aime, lui avaient fait croire qu'il n'en était rien et que le comte essayait de la tromper.
Le lendemain, Saint-Pétersbourg se réveilla dans le deuil. L'empereur Alexandre était adoré, et, comme on ignorait encore la renonciation de Constantin, on ne pouvait s'empêcher de comparer la douce et facile bonté de l'un à la fantasque rudesse de l'autre, Quant au grand-duc Nicolas, personne ne pensait à lui.
En effet, quoique ce dernier connût l'acte d'abdication que Constantin avait signé à l'époque de son mariage, loin de se prévaloir de cette renonciation que son frère pouvait avoir regrettée depuis, il lui avait, le regardant déjà comme son empereur, prêté serment de fidélité, et envoyé un courrier pour l'inviter à revenir prendre possession du trône. Mais, en même temps que le messager partait de Saint-Pétersbourg pour Varsovie, le grand-duc Michel, envoyé par le tzarewich, partit de Varsovie pour Saint-Pétersbourg, porteur de la lettre suivante :

« Mon très cher frère,

C'est avec la plus profonde tristesse que j'ai appris hier au soir, la nouvelle de la mort de notre adoré souverain, mon bienfaiteur, l'empereur Alexandre. En m'empressant de vous témoigner les sentiments que me fait éprouver ce cruel malheur, je me fais un devoir de vous annoncer que j'adresse, par le présent courrier à Sa Majesté Impériale, notre auguste mère, une lettre dans laquelle je déclare que, par suite du rescrit que j'avais obtenu de feu l'empereur, en date du 2 février 1822 à l'effet de sanctionner ma renonciation au trône, c'est encore aujourd'hui ma résolution inébranlable de vous céder tous mes droits de succession au trône des empereurs de toutes les Russies. Je prie en même temps notre bien-aimée mère et ceux que cela peut concerner de faire connaître ma volonté invariable à cet égard afin que l'exécution en soit complète.
« Après cette déclaration, je regarde comme un devoir sacré de prier très humblement Votre Majesté Impériale de recevoir le premier mon serment de fidélité et de soumission, et de me permettre de lui déclarer que, mes voeux n'étant dirigés vers aucune dignité nouvelle ni vers aucun titre nouveau, je désire uniquement et simplement conserver celui de tzarewich, dont mon auguste père a daigné m'honorer pour mes services. Mon unique bonheur sera désormais de faire accueillir par Votre Majesté Impériale les sentiments de mon profond respect et de mon dévouement sans bornes ; j'en donne pour gage plus de trente années d'un service fidèle et le zèle constant que j'ai fait éclater envers les empereurs mon père et mon frère ; c'est dans les mêmes sentiments que jusqu'à mon dernier soupir je ne cesserai de servir Votre Majesté Impériale et ses successeurs, dans mes fonctions présentes et dans la situation actuelle.
« Je suis avec le plus profond respect.

                    « Constantin »

Les deux messagers se croisèrent. Celui qui était envoyé au tzarewich Constantin avait mission du grand-duc Nicolas de ne négliger ni prières ni supplications pour obtenir de lui qu'il consentit à reprendre la couronne. En conséquence, il pria et supplia le tzarewich ; mais celui-ci résista avec fermeté, disant que ses désirs n'avaient point changé depuis le jour où il avait abdiqué ses droits, et que, pour rien au monde, il ne consentirait à les reprendre.
Alors sa femme, la princesse de Lowicz, vint se jeter à son tour à ses pieds, lui disant que, comme c'était à cause d'elle et pour devenir son époux qu'il avait renoncé à monter sur le trône des tzars, elle venait lui offrir de reconnaître la nullité de son mariage, heureuse qu'elle était de pouvoir lui rendre à son tour ce qu'il avait fait pour elle ; mais Constantin la releva, ne voulant point permettre qu'elle insistât davantage sur ce sujet, et lui déclarant que sa résolution était inébranlable.
De son côté le grand-duc Michel arriva à Saint-Pétersbourg, porteur de la lettre du tzarewich : le grand-duc Nicolas ne voulut point l'admettre comme refus définitif, disant qu'il espérait que les instances de son envoyé auraient un heureux résultat. Mais l'envoyé arriva à son tour, porteur d'un refus formel, de sorte que, comme il y avait danger à laisser les choses dans cet étrange provisoire, force lui fut bien d'accepter ce que son frère refusait.
Au reste, le lendemain du départ du courrier que le grand-duc Nicolas avait envoyé au tzarewich, le conseil d'Etat l'avait fait prévenir qu'il était dépositaire d'un écrit commis à sa garde le 15 octobre 1823 et revêtu du sceau de l'empereur Alexandre, avec une lettre autographe de Sa Majesté, qui lui recommandait de conserver le paquet jusqu'à nouvel ordre, et, en cas de mort, de l'ouvrir en séance extraordinaire. Le Conseil d'Etat venait d'obéir à cet ordre, et il avait trouvé sous le pli la renonciation du grand-duc Constantin, ainsi conçue :

Lettre de Son Altesse Impériale le tzarevich grand-duc Constantin à l'empereur Alexandre.

« Sire,

« Enhardi, par les preuves multipliées de la bienveillance de Sa Majesté Impériale envers moi, j'ose la réclamer encore une fois et mettre à ses pieds mes humbles prières. Ne me croyant ni l'esprit, ni la capacité, ni la force nécessaires si jamais j'étais revêtu de la haute dignité à laquelle je suis appelé par ma naissance, je supplie instamment Sa Majesté Impériale de transférer le droit sur celui qui me suit immédiatement, et d'assurer à jamais la stabilité de l'empire. Quant à ce qui me concerne, je donnerai, par cette renonciation, une nouvelle garantie et une nouvelle force à celle à laquelle j'ai librement et solennellement consenti à l'époque de mon divorce avec ma première épouse. Toutes les circonstances présentes me déterminent de plus en plus à prendre une mesure qui prouvera à l'empire et au monde entier la sincérité de mes sentiments.
« Puisse Votre Majesté Impériale accueillir mes voeux avec bonté ! puisse- t-elle déterminer notre auguste mère à les accueillir lui-même et à les sanctifier par son consentement impérial ! Dans le cercle de la vie privée, je m'efforcerai toujours de servir de modèle à vos fidèles sujets et à tous ceux qu'anime l'amour de notre chère patrie.
« Je suis, avec le plus profond respect,

                    « Constantin »
                    Pétersbourg, 14 janvier 1822.

A cette lettre, Alexandre avait fait la réponse suivante :

« Très cher frère,

« Je viens de lire votre lettre avec toute l'attention qu'elle mérite : je n'y ai rien trouvé qui m'ait pu surprendre, ayant toujours su apprécier les sentiments élevés de votre coeur, elle m'a fourni une nouvelle preuve de votre sincère attachement à l'Etat et de vos soins prévoyants pour la conservation de sa tranquillité.
« Suivant vos désirs, j'ai communiqué votre lettre à notre très chère mère : elle l'a lue, pénétrée des mêmes sentiments que moi, et reconnaît avec gratitude les nobles motifs qui vous ont dirigé.
« D'après ces motifs, allégués par vous, il ne nous reste à tous deux qu'à vous laisser toute liberté de suivre vos résolutions inébranlables, et à prier le Tout-Puissant de faire produire à des sentiments aussi purs les résultats les plus satisfaisants.
« Je suis pour toujours votre très affectionné frère,

                    « Alexandre »

Or, le second refus de Constantin, renouvelé dans les mêmes termes à peu près à trois ans d'intervalle, rendait instante une décision de la part du grand- duc Nicolas ; il publia donc, le 25 décembre, et en vertu des lettres ci- dessus, un manifeste dans lequel il déclarait qu'il acceptait le trône qui lui était dévolu par la renonciation de son frère aîné ; il fixait au lendemain, 26, la prestation du serment qui devait être faite à lui et à son fils aîné le grand duc Alexandre.
A cette communication officielle que lui faisait son futur souverain, Saint- Pétersbourg respira enfin plus tranquille ; le caractère du tzarewich Constantin, qui présentait de grandes ressemblances avec celui de Paul Ier, inspirait de vives craintes au contraire, celui du grand-duc Nicolas offrait de sérieuses garanties.
En effet, tandis qu'Alexandre et Constantin se laissaient emporter, chacun de son côté et selon son caractère, l'un vers les doux plaisirs de l'amour, l'autre vers les rudes travaux de la stratégie, le jeune grand-duc, chaste et sévère avait grandi au milieu des études profondes de l'histoire et de la politique. Toujours distrait ou froid, il marchait habituellement le front penché vers la terre, et lorsqu'il le relevait pour fixer sur un homme son oeil fauve et pénétrant, cet homme, quel qu'il fût sentait qu'il était devant son maître. Aussi, peu de voix osaient répondre sans se troubler aux interrogations nettes et accentuées qu'il adressait habituellement avec sa parole brisée et fière et tandis qu'Alexandre, populaire et courtois, se mêlait, avant que sa tristesse ne l'eût relégué à Tzarko-Selo, à toutes les sociétés privées, le grand-duc Nicolas restait isolé avec sa famille, qui était à la fois un prétexte et une excuse à son isolement. Il en résulta que le peuple russe, qui sent lui- même le besoin qu'il a d'être guidé graduellement et sans secousse hors des ornières de la barbarie, avait instinctivement compris qu'avec une froide douceur, cachant une inexorable volonté, son nouveau souverain était l'homme qu'il eût dû choisir, si Dieu n'avait pris le soin de le choisir lui- même, et que pour tenir le sceptre qui devait s'étendre sur une nation, chose étrange, à la fois trop barbare et trop civilisée il fallait une main de fer dans un gant de soie.
Ajoutez à cela, ce qui est bien quelque chose pour tous les peuples, que le nouvel empereur était le plus bel homme de son royaume et le plus brave de son armée.
Chacun regardait donc le jour du lendemain comme un jour de fête, lorsque pendant la soirée des bruits étranges commencèrent à circuler dans la ville : on disait que les renonciations publiées le matin même au nom du tzarewich Constantin étaient supposées, et qu'au contraire le vice-roi de Pologne marchait sur Saint-Pétersbourg avec une armée, pour venir réclamer ses droits. On ajoutait que les officiers de divers régiments, et entre autres du régiment de Moscou, avaient dit tout haut qu'ils refuseraient le serment de fidélité à Nicolas, attendu que le tzarewich était leur seul et légitime souverain.
Ces rumeurs m'étaient venues frapper dans quelques maisons que j'avais visitées pendant la soirée, lorsqu'en rentrant chez moi, je trouvai une lettre de Louise qui me priait, à quelque heure que ce fût, de passer chez elle ; je m'y rendis aussitôt, et la trouvai très inquiète : comme d'habitude, le comte était venu, mais, quelque effort qu'il eût fait sur lui-même, il n'avait pu lui cacher son agitation. Alors Louise l'avait questionné ; mais quoiqu'il ne lui eût rien avoué, il lui avait répondu avec cette affection profonde des moments suprêmes si bien que, tout accoutumée qu'elle était à son amour et à sa bonté, la tendresse douloureuse qui cette fois en accompagnait l'expression, l'avait confirmée dans ses soupçons : sans aucun doute, quelque chose d'inattendu se préparait pour le lendemain, et, quelque chose que ce fût, le comte en était.
Louise voulait me prier d'aller chez lui ; elle espérait qu'avec moi il serait plus confiant, et, dans le cas où il me confierait quelque chose relativement au complot, elle désirait que je fisse tout ce qui serait en mon pouvoir pour le détourner d'aller plus loin. On devine que je ne fis aucune difficulté pour me charger de ce message ; d'ailleurs, depuis longtemps, j'avais les mêmes craintes qu'elle et ma reconnaissance avait vu presque aussi clair que son amour.
Le comte n'était point chez lui ; cependant, comme on avait l'habitude de m'y voir venir, du moment où j'eus dit que je désirais l'attendre, on ne fit aucune difficulté pour m'introduire ; j'entrai dans sa chambre à coucher ; elle était préparée pour le recevoir, il était donc évident qu'il ne passait pas la nuit dehors.
Le domestique sortit et me laissa seul ; je regardai autour de moi pour voir si rien ne fixerait mes doutes, et j'aperçus sur la table de nuit une paire de pistolets à deux coups ; je mis la baguette dans le canon : ils étaient chargés, cette circonstance, indifférente en toute autre occasion, dans celle-ci confirmait mes craintes.
Je me jetai dans un fauteuil, bien décidé à ne pas quitter la chambre du comte qu'il ne fût rentré ; minuit, une heure et deux heures sonnèrent successivement ; mes inquiétudes cédèrent à la fatigue, je m'endormis.
Vers quatre heures je me réveillai ; devant moi était le comte, écrivant à une table ; ses pistolets étaient près de lui ; il était très pâle.
Au premier mouvement que je fis, il se retourna de mon côté :
- Vous dormiez, me dit-il, je n'ai pas voulu vous réveiller ; vous aviez quelque chose à me dire, je me doute de ce qui vous amène ; tenez, si demain soir vous ne m'avez pas revu, donnez cette lettre à Louise ; je comptais vous l'envoyer demain matin par mon valet de chambre, mais j'aime mieux la remettre à vous-même.
- Alors, nous n'avions donc pas tort de craindre ; il se prépare quelque conspiration, n'est-ce pas, et vous en êtes ?
- Silence, me dit le comte en me serrant violemment la main et en regardant autour de lui ; silence, à Saint-Pétersbourg, un mot imprudent tue.
- Oh ! lui dis-je à demi-voix, quelle folie !
- Eh ! croyez-vous que je ne sache pas aussi bien que vous que ce que je fais est insensé ? croyez-vous que j'aie la moindre espérance de réussir ? Non, je vais droit à un précipice, et un miracle même ne pourrait m'empêcher d'y tomber ; tout ce que je puis faire, c'est de fermer les yeux pour ne pas en voir la profondeur.
- Mais pourquoi, puisque vous mesurez ainsi le danger, vous y exposez vous de sang-froid ?.
- Parce qu'il est trop tard maintenant pour retourner en arrière, parce qu'on dirait que j'ai peur, parce que j'ai engagé ma parole à des amis, et qu'il faut que je les suive... fût-ce sur l'échafaud.
- Mais comment, vous, vous, d'une noble famille ?...
- Que voulez-vous, les hommes sont fous : en France, les perruquiers se battent pour devenir grands seigneurs ; ici, nous allons nous battre pour devenir des perruquiers.
- Comment ! il s'agit ?...
- D'établir une république, ni plus ni moins, et de faire couper la barbe à nos esclaves, jusqu'à ce qu'ils nous fassent couper la tête ; ma parole d'honneur, j'en hausse moi-même les épaules de pitié. Et qui avons-nous choisi pour notre grande réforme politique ? Un prince !
- Comment ! un prince ?
- Oh ! nous en avons beaucoup de princes ; ce n'est pas cela qui nous manquera, ce sont les hommes.
- Mais vous avez donc une constitution toute prête ?
- Une constitution ! reprit en riant d'un rire amer le comte Alexis ; une constitution ! oh ! oui, oui, nous avons un code russe rédigé par Pestel, qui est Courlandais, et que Troubetskoï a fait revoir à Londres et à Paris ; et puis nous avons encore un catéchisme en beau langage figuré, qui contient des maximes comme celles-ci par exemple : « Ne te fie uniquement qu'à tes amis et à ton arme ! tes amis t'aideront, et ton poignard te défendra... Tu es Slave, et sur ton sol natal aux bords des mers qui le baignent, tu construiras quatre ports : le port Niort, le port Blanc, le port de Dalmatie, le port Glacial, et, au milieu, tu placeras sur le trône la déesse des lumières. »
- Mais quel diable de jargon me parle Votre Excellence ?
- Ah ! vous ne me comprenez point, n'est-ce pas ? me dit le comte, se livrant de plus en plus à cette espèce de raillerie fiévreuse avec laquelle il prenait plaisir à se déchirer lui-même ; c'est que vous n'êtes pas initié, voyez-vous : il est vrai que si vous étiez initié, vous ne comprendriez pas davantage ; mais n'importe, vous citeriez les Gracchus, Brutus, Caton ; vous diriez qu'il faut abattre la tyrannie, immoler César, punir Néron ; vous diriez...
- Je ne dirais rien de tout cela, je vous jure ; bien au contraire, je me retirerais en silence, et je ne remettrais pas les pieds dans tous ces clubs, mauvaise parodie de nos feuillants et de nos jacobins.
- Et le serment, le serment ? est-ce que vous croyez que nous l'avons oublié ? est-ce qu'il y a une bonne conspiration sans un serment ? Tenez, voilà le nôtre : « Si je trahis ma parole, je serai châtié, et par mes remords, et par cette arme sur laquelle je prête serment ; qu'elle s'enfonce dans mon coeur, qu'elle fasse périr tous ceux qui me sont chers, et que, dès cet instant, ma vie ne soit plus qu'un enchaînement de souffrances inouïes ! » C'est un peu mélodramatique, n'est-ce pas ? et ce serait très probablement sifflé à votre Gaîté ou à votre Ambigu ; mais ici, à Saint-Pétersbourg, nous sommes encore en arrière, et j'ai été vraiment fort applaudi quand je l'ai prononcé.
- Mais, au nom du ciel, comment se fait-il, m'écriai-je, que, voyant aussi clairement le côté ridicule d'une pareille entreprise, vous vous y soyez mis ?
- Comment cela se fait ? Que voulez-vous ? Je m'ennuyais, j'aurais donné ma vie pour un kopeck ; je me suis fourré comme un sot dans cette souricière ; puis j'y étais à peine que j'ai reçu une lettre de Louise ; j'ai voulu me retirer ; sans me rendre ma parole, on m'a dit que tout cela était fini, et que la société était dissoute ; il n'en était rien. Il y a un an, on est venu me dire que la patrie comptait sur mot : pauvre patrie, comme on la fait parler ! J'avais grande envie et envoyer tout promener, car je suis aussi heureux maintenant, voyez-vous, que j'ai été malheureux autrefois ; mais une mauvaise honte m'a retenu, de sorte que me voilà prêt, comme l'a dit ce soir Bestoujeff, à poignarder les tyrans et à jeter au vent leur poussière. C'est très poétique, n'est-ce pas ? mais ce qui l'est moins, c'est que les tyrans nous feront pendre et que nous ne l'aurons pas volé.
- Mais avez-vous réfléchi à une chose, Monseigneur ? dis-je alors au comte en lui saisissant les deux mains, et en le regardant en face ; c'est que cet événement dont vous parlez en riant serait la mort de la pauvre Louise.
Les larmes lui vinrent aux yeux.
- Louise vivra, me dit-il.
- Oh ! vous ne la connaissez pas, répondis-je.
- C'est parce que je la connais, au contraire que je vous parle ainsi ; Louise n'a plus le droit de mourir, elle vivra pour son enfant.
- Pauvre femme ! m'écriai-je, je ne la savais pas si malheureuse.
- Ecoutez, me dit le comte, comme je ne sais pas ce qui se passera demain, ou plutôt aujourd'hui, voici une lettre pour elle ; j'espère que tout ira mieux que nous ne le pensons l'un et l'autre, et que tout ce bruit s'en ira en une fumée si imperceptible, qu'on ne s'apercevra pas même qu'il y avait du feu. Alors vous la déchirerez, et ce sera comme si elle n'avait pas été écrite. Dans le cas contraire, vous la lui remettrez. Elle contient une recommandation à ma mère de la traiter comme sa fille ; je lui laisserais bien tout ce que j'ai, mais vous comprenez que, si je suis pris et condamné, la première chose qu'on fera sera de confisquer mes biens ; en conséquence, la donation serait inutile. Quant à mon argent comptant, la future république me l'a emprunté jusqu'au dernier rouble ; ainsi je n'ai pas à m'en inquiéter. Vous me promettez de faire ce que je vous demande ?
- Je vous le jure.
- Merci ; maintenant, adieu ; prenez garde qu'on ne vous voie sortir de chez moi à cette heure, cela vous compromettrait peut-être.
- Vraiment, je ne sais si je dois vous quitter.
- Oui, vous le devez, mon cher ami, songez combien il est important, en cas de malheur, qu'il reste au moins un frère à Louise ; vous ne serez déjà que trop compromis par vos relations avec moi, avec Mouravieff et avec Troubetskoï ; soyez donc prudent, sinon pour vous, au moins pour moi ; je vous le demande au nom de Louise.
- Avec ce nom-là, vous me ferez faire tout ce que vous voudrez.
- Eh bien ! adieu donc ; je suis fatigué, et j'ai besoin de quelques heures de repos, car je présume que la journée sera rude.
- Adieu donc, puisque vous le voulez.
- Je l'exige.
- De la prudence.
- Eh ! mon cher, cela ne me regarde aucunement ; je ne vais pas, on me mène ; adieu. A propos, je n'ai pas besoin de vous dire qu'un seul mot imprudent serait notre perte à tous.
- Oh !...
- Voyons, embrassons-nous.
Je me jetai dans ses bras.
- Et maintenant, une dernière fois adieu.
Je sortis sans pouvoir prononcer une parole, fermant la porte derrière moi ; mais avant que je fusse au bout du corridor, la porte se rouvrit, et ces paroles arrivèrent jusqu'à moi :
- Je vous recommande Louise.
En effet, la nuit même, les conjurés s'étaient réunis chez le prince Obolinski, et toutes les mesures avaient été prises, si l'on peut appeler mesures quelques dispositions folles, pour une révolution impossible. Dans cette réunion, à laquelle avaient assisté les principaux chefs, ceux-ci avaient communiqué aux simples membres de la société le plan général, et avaient choisi pour l'exécution le lendemain, jour du serment. En conséquence, il avait été résolu qu'on disposerait les soldats à la révolte, en leur exprimant des doutes sur la réalité de la renonciation du tzarewich Constantin, qui, s'étant spécialement occupé de l'armée, était fort aimé d'elle : alors, et avec le premier régiment qui refuserait le serment, on joindrait le régiment le plus rapproché et ainsi de suite jusqu'à ce qu'on eût une masse assez imposante pour marcher sur la place du Sénat, tout en battant le tambour pour amasser le peuple. Arrivés là, les conjurés espéraient qu'une simple démonstration suffirait, et que l'empereur Nicolas, répugnant à employer la force, traiterait avec les rebelles, et renoncerait à ses droits de souveraineté ; alors on lui aurait imposé les conditions suivantes :

1° Que les députés seraient convoqués à l'instant même de tous les gouvernements ;
2° Qu'il serait publié un manifeste du sénat, dans lequel il serait dit que les députés auraient à voter de nouvelles lois organiques pour le gouvernement de l'empire ;
3° Qu'en attendant, un gouvernement provisoire serait établi, et que les députés du royaume de Pologne y seraient appelés afin d'adopter des mesures nécessaires à la conservation de l'unité de l'Etat.

Dans le cas où, avant d'accepter ces conditions, l'empereur demanderait à en conférer avec le tzarewich, la chose lui serait accordée, mais à la condition qu'il serait donné aux conspirateurs et aux régiments révoltés un cantonnement hors de la ville, pour y camper malgré l'hiver et y attendre l'arrivée du tzarewich qui trouverait, au reste, les états assemblés pour lui présenter une constitution rédigée par Nikita Mourawieff, et lui prêter serment s'il acceptait ou le déposer s'il ne l'acceptait pas. Si le grand-duc Constantin, ce qui dans la pensée des conjurés n'était pas probable, désapprouvait cette insurrection, on la mettrait alors sur le compte du dévouement que l'on portait à sa personne. Dans le cas où, au contraire, l'empereur refuserait tout arrangement, on devait l'arrêter avec toute la famille impériale, puis les circonstances indiqueraient ce qu'il faudrait décider à leur égard.
Si l'on échouait, on évacuerait la ville, et on propagerait l'insurrection.
Le comte Alexis n'avait pris part à toute cette longue et bruyante discussion que pour combattre la moitié des propositions, et lever les épaules aux autres ; mais, malgré son opposition et son silence, elles avaient été adoptées à la majorité, et, une fois adoptées, il se croyait engagé d'honneur à courir les mêmes chances que s'il avait quelque espoir de réussite.
Au reste, tous les autres paraissaient dans une sécurité parfaite quant à la réussite, et pleins de confiance dans le prince Troubetskoï ; si bien qu'un conjuré, Boulatoff, s'était écrié avec enthousiasme en sortant et en s'adressant au comte :
- N'est-il pas vrai que nous avons choisi un chef admirable ?
- Oui, avait répondu le comte, il est d'une très belle taille.
C'était dans ces dispositions qu'il était rentré, et m'avait trouvé chez lui.

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