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Chapitre XVIII


Ce n'était pas sans raison que la mère de Waninkoff et ses deux soeurs avaient désiré savoir à l'avance le jour de l'exécution ; les condamnés, en se rendant de Saint-Pétersbourg à Tobolsk, devaient passer à Iroslaw, qui est situé à une soixantaine de lieues de Moscou, et la mère et les deux soeurs de Waninkoff espéraient voir leur fils et leur frère en passant.
Cette fois, comme l'autre, Grégoire fut reçu avec empressement par les trois femmes ; depuis plus de quinze jours, elles se tenaient prêtes et avaient leurs passe-ports. Aussi, ne s'arrêtant que pour remercier celle qui leur faisait tenir la précieuse nouvelle, elles montèrent, sans perdre un instant, dans une kabiltka, et sans que personne sût où elles allaient, elles partirent pour Iroslaw.
On voyage vite en Russie ; parties le matin de Moscou, la mère et les deux soeurs arrivèrent dans la nuit à Iroslaw ; là, elles apprirent avec une joie extrême que les traîneaux des exilés n'étaient point encore passés. Comme leur séjour dans cette ville pouvait inspirer des soupçons, et que d'ailleurs il était probable que, plus on serait en vue, plus les gardiens seraient inflexibles, la comtesse et ses filles remontèrent vers Mologa, et s'arrêtèrent dans un petit village. A trois verstes de ce lieu s'élevait une chaumière où les exilés devaient relayer, les brigadiers et les sergents qui accompagnent les condamnés recevant ordinairement l'ordre positif de ne jamais relayer dans une ville ou dans un village ; puis elles disposèrent de distance en distance des serviteurs intelligents et actifs qui devaient les prévenir de l'approche des traîneaux.
Au bout de deux jours, un des agents de la comtesse accourut lui dire que la première section des condamnés, composée de cinq traîneaux, venait d'arriver à la chaumière, et que le brigadier qui la commandait avait, comme on s'en doutait, envoyé les deux hommes qui composaient son escorte chercher des chevaux au village. La comtesse monta aussitôt dans sa voiture, et, au grand galop de ses chevaux, se dirigea vers la cabane : arrivée à la chaumière, elle s'arrêta sur la grande route, et, à travers la porte entrouverte, plongea avidement ses yeux dans l'intérieur : Waninkoff ne faisait point partie de cette première troupe.
Au bout d'un quart d'heure, les chevaux arrivèrent ; les condamnés remontèrent dans leurs traîneaux, et repartirent aussitôt à fond de train.
Une demi-heure après, le second convoi arriva et s'arrêta, comme le premier, à la chaumière ; deux courriers partirent pour aller chercher des chevaux et les amenèrent, comme la première fois au bout d'une demi-heure à peu près ; puis, les chevaux attelés, les condamnés repartirent avec la même rapidité : Waninkoff n'était pas encore de ce convoi.
Quel que fut le désir de la comtesse de revoir son fils, elle souhaitait qu'il arrivât le plus tard possible : plus il retarderait, plus il y avait de chance, en effet, que les chevaux de la prochaine poste manquassent, employés par les premières sections qui venaient de passer ; alors force serait d'en envoyer chercher à la ville, et la halte étant plus longue, favoriserait mieux les plans de la pauvre mère. Tout fut d'accord pour l'accomplissement de ce désir : trois sections passèrent encore sans que Waninkoff parût, et, à la dernière, la halte fut longue de plus de trois quarts d'heure ; on avait eu grand-peine à trouver à Iroslaw même un nombre suffisant de chevaux.
A peine ceux-ci venaient-ils de partir que le sixième convoi arriva ; en l'entendant venir, la mère et les deux soeurs se saisirent instinctivement les mains ; il leur semblait qu'il y avait dans l'air quelque chose qui les prévenait de l'approche d'un frère et d'un fils.
Le convoi parut dans l'ombre, et un tremblement involontaire s'empara des pauvres femmes, qui se jetèrent en pleurant dans les bras l'une de l'autre, les deux filles la tête sur le sein de leur mère, la mère la tête levée vers le ciel.
Waninkoff descendit du troisième traîneau. Malgré l'obscurité de la nuit, malgré le costume ignoble qui le couvrait, la comtesse et ses deux filles le reconnurent ; comme il s'avançait vers la chaumière, une des filles allait l'appeler par son nom ; la mère étouffa sa voix en lui mettant la main sur la bouche. Waninkoff entra avec ses compagnons dans la chaumière.
Les condamnés qui étaient dans les autres traîneaux descendirent à leur tour et entrèrent après lui. Le chef de l'escorte donna aussitôt l'ordre à deux de ses soldats d'aller chercher des chevaux ; mais comme le paysan lui dit qu'aux relais ordinaires les chevaux devaient manquer, il recommanda au reste de ses gens de se répandre dans les environs et de s'emparer, au nom de l'empereur, de tous ceux qu'ils pourraient trouver. Les soldats obéirent, et il resta seul avec les condamnés.
Cet isolement, imprudent partout ailleurs, ne l'est pas en Russie ; en Russie, le condamné est bien réellement condamné ; dans l'empire immense soumis au tzar, il ne peut pas fuir : avant d'avoir fait cent verstes, il serait immanquablement arrêté ; avant d'avoir atteint une frontière, il serait mort cent fois de faim.
Le chef du convoi, le brigadier Ivan, resta donc seul, se promenant de long en large devant la porte de la chaumière battant son pantalon de cuir avec le fouet qu'il tenait à la main, et s'arrêtant de temps en temps pour regarder cette voiture dételée qui était là sur le grand chemin.
Au bout d'un instant, la porte s'ouvrit, trois femmes en descendirent comme trois ombres et s'approchèrent de lui : le brigadier s'arrêta, ne comprenant rien à ce que lui voulait cette triple apparition.
La comtesse s'approcha de lui les mains jointes ; ses deux filles restèrent un peu en arrière.
- Monsieur le brigadier, dit la comtesse, avez-vous quelque pitié dans l'âme ?
- Que veut Votre Seigneurie ? demanda le brigadier, reconnaissant à sa voix et à sa mise le rang de celle qui lui parlait.
- Je veux plus que la vie, Monsieur ; je veux revoir mon fils que vous conduisez en Sibérie.
- Cela est impossible, Madame, répondit le brigadier ; j'ai les ordres les plus sévères de ne laisser communiquer les condamnés avec personne, et il y va pour moi de la peine du knout si j'y manquais.
- Mais qui saura que vous y avez manqué, Monsieur ? s'écria la mère, tandis que les soeurs qui étaient restées derrière elle debout et immobiles comme deux statues, joignaient d'un mouvement lent et machinal leurs deux mains pour prier le sergent.
- Impossible ! Madame, impossible ! dit le sergent.
- Ma mère ! s'écria Alexis en ouvrant la porte de la chaumière ; ma mère ! c'est vous, j'ai reconnu votre voix ! Et il s'élança dans les bras de la comtesse.
Le brigadier fit un mouvement pour s'emparer du comte, mais en même temps, et d'un seul élan, les deux jeunes filles bondirent vers lui ; l'une, tombant à ses pieds, lui embrassa les genoux, tandis que l'autre, le saisissant à bras le corps, lui montrait du regard le fils et la mère dans les bras l'un de l'autre, en lui disant :
- Oh ! voyez ! voyez !
C'était un brave homme que le brigadier Ivan. Il poussa un soupir, et les jeunes filles comprirent qu'il cédait.
- Ma mère, dit l'une d'elles à voix basse, il veut bien que nous embrassions notre frère.
Alors la comtesse se dégagea des bras de son fils, et présentant une bourse d'or au brigadier :
- Tenez, mon ami, lui dit-elle, si vous risquez pour nous une punition, il faut bien que vous en ayez la récompense.
Le brigadier regarda un instant la bourse que lui tendait la comtesse ; puis, secouant la tête, sans même la toucher, de peur que le contact n'amenât une tentation trop forte :
- Non, Votre Seigneurie, non, lui dit-il ; si je manque à mon devoir, voilà mon excuse ; et il montra les deux jeunes filles en larmes. Celle-là je puis la donner à mon juge ; si mon juge ne la reçoit pas, eh bien ! je la donnerai à Dieu, qui la recevra.
La comtesse se jeta sur la main de cet homme et la baisa. Les deux jeunes filles coururent à leur frère.
- Ecoutez, dit le brigadier, comme nous en avons pour une bonne demi- heure à attendre les chevaux, et que vous ne pouvez ni entrer dans la chaumière où tous les autres condamnés vous verraient, ni rester sur la route tout le temps, montez tous les quatre dans votre voiture, fermez-en les stores, et au moins, comme personne ne vous verra, il y a chance qu'on ne sache point la sottise que je fais.
- Merci, brigadier, dit Alexis les larmes aux yeux à son tour ; mais au moins prenez cette bourse.
- Prenez-la vous-même, mon lieutenant, répondit à voix basse Ivan, donnant par habitude au jeune homme un titre que celui-ci n'avait plus le droit de porter ; prenez-la, là-bas vous en aurez plus besoin que moi ici.
- Mais en arrivant, on me fouillera ?
- Eh bien ! je la prendrai alors, et je vous la rendrai après.
- Mon ami...
- Chut ! chut ! j'entends le galop d'un cheval ! montez tous dans cette voiture, au nom du diable ! et dépêchez-vous : c'est un de mes soldats qui revient du village où il n'a pas trouvé de chevaux ; je vais le renvoyer dans un autre. Entrez ! entrez !
Et le brigadier poussa Waninkoff dans la voiture où le suivirent sa mère et ses deux soeurs puis il referma le panneau sur eux.
Ils restèrent une heure ainsi, heure mêlée de joie et de douleurs, de rires et de sanglots, heure suprême comme celle de la mort car ils croyaient qu'ils allaient se quitter pour ne plus se revoir. Pendant cette heure, la mère et les soeurs de Waninkoff lui racontèrent comment elles avaient su douze heures plus tôt sa commutation de peine et vingt-quatre heures plus tôt son départ, de sorte que c'était à Louise qu'elles devaient de le revoir. Waninkoff leva les yeux au ciel et murmura son nom comme il eût murmuré le nom d'une sainte.
Au bout d'une heure, écoulée comme une seconde, le brigadier vint ouvrir la portière.
- Voici, dit-il, les chevaux qui arrivent de tous côtés ; il faut vous séparer.
- Oh ! encore quelques instants, demandèrent les femmes d'une seule voix, tandis qu'Alexis, trop fier pour implorer un inférieur, restait muet.
- Pas une seconde, ou vous me perdez, dit Ivan.
- Adieu, adieu, adieu ! murmurèrent confusément des voix et des baisers.
- Ecoutez, dit le brigadier, ému malgré lui, voulez-vous vous revoir une fois encore ?
- Oh ! oui, oui.
- Prenez les devants, allez attendre au prochain relais ; il fait nuit, personne ne vous verra, et vous aurez encore une heure. Je ne serai pas plus puni pour deux fois que pour une.
- Oh ! vous ne serez pas puni du tout s'écrièrent les trois femmes, et, au contraire, Dieu vous récompensera.
- Hum ! hum ! répondit d'un air de doute le brigadier en tirant de la voiture presque malgré lui le prisonnier, qui faisait quelque résistance. Mais bientôt, entendant lui-même le galop des chevaux qui revenaient, Alexis quitta vivement sa mère, et alla s'asseoir en dehors de la porte de la cabane sur une pierre, où, aux yeux de ses compagnons, il pouvait avoir l'air d'être resté pendant tout le temps de son absence.
La voiture de la comtesse, dont les chevaux étaient reposés, repartit avec la vitesse de l'éclair, et ne s'arrêta qu'entre Iroslaw et Kostroma près d'une cabane isolée comme la première, et d'où les nouveaux arrivants virent repartir la section qui précédait celle du comte Alexis. Elles firent aussitôt dételer la voiture, et envoyèrent leur cocher chercher des chevaux, en lui ordonnant de s'en procurer, à quelque prix que ce fût. Quant à elles, fortes de l'espérance de revoir encore une fois leur fils et leur frère, elles restèrent seules sur la grande route et attendirent.
L'attente fut cruelle. Dans son impatience, la comtesse avait cru se rapprocher de son enfant en hâtant la course des chevaux, de sorte qu'elle avait gagné près d'une heure sur les traîneaux. Cette heure fut un siècle ; mille pensées diverses, mille craintes confuses vinrent briser tour à tour les pauvres femmes. Enfin, elles commençaient à soupçonner que le brigadier s'était repenti de la promesse imprudente qu'il avait faite et avait changé de route, lorsqu'elles entendirent le roulement des traîneaux et le fouet des cochers. Elles mirent la tête à la portière, et virent distinctement le convoi qui s'approchait dans l'obscurité. Leur coeur, pris comme dans un étau de fer, se desserra.
Les choses se passèrent à ce relais avec le même bonheur qu'à l'autre. Trois quarts d'heure furent encore accordés, comme par miracle, à ceux qui avaient cru ne plus se revoir que dans le ciel. Pendant ces trois quarts d'heure, la pauvre famille arrêta tant bien que mal une espèce de correspondance ; puis, comme dernier souvenir, la comtesse donna à son fils un anneau qu'elle portait au doigt. Frère et soeurs, fils et mère s'embrassèrent une dernière fois car on était trop avancé dans la nuit pour que le brigadier permit qu'on tentât une troisième épreuve. D'ailleurs, cette troisième épreuve devenait si dangereuse, qu'il eût été lâche de la demander. Alexis remonta dans le traîneau, qui l'emmenait au bout du monde, par delà les monts Ourals, du côté du lac Tchany ; puis toute la file sombre passa près de la voiture où pleuraient la mère et les deux filles, et s'enfonça bientôt dans l'obscurité.
La comtesse retrouva à Moscou Grégoire, à qui elle avait dit de l'y attendre. Elle lui remit un billet pour Louise, que Waninkoff, pendant la seconde station, avait écrit au crayon sur les tablettes d'une de ses soeurs. Il ne contenait que ces quelques lignes :

« Je ne m'étais pas trompé : tu es un ange. Je ne puis plus rien pour toi dans ce monde que t'aimer comme une femme et t'adorer comme une sainte. Je te recommande notre enfant.
« Adieu.
                    « Alexis. »

A ce billet était jointe une lettre de la mère de Waninkoff, qui invitait Louise à la venir trouver à Moscou, où elle l'attendait comme une mère attend sa fille.
Louise baisa le billet d'Alexis ; puis, secouant la tête en lisant la lettre de sa mère :
- Non, dit-elle en souriant de ce sourire triste qui n'appartenait qu'à elle, ce n'est point à Moscou que j'irai : ma place est ailleurs.

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