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Chapitre XXIV


Les augures n'étaient pas heureux ; néanmoins il était trop tard pour reculer ; c'était Georges qui à son tour, nous pressait ; les voitures étaient rangées à la file à la porte de l'auberge ; Georges était en tête de la caravane, au milieu de laquelle était notre télègue attelé de troïka c'est-à-dire avec trois chevaux ; nous y montâmes. Ivan s'installa avec le postillon sur un banc adapté à la place du siège, qui avait disparu dans la métamorphose de notre équipage, et, à un coup de sifflet prolongé, nous nous mîmes en route.
Nous étions déjà à une douzaine de verstes du village, lorsque le jour parut : devant nous, comme si nous pouvions les toucher de la main, étaient les monts Ourals, où nous allions nous engager ; mais, avant d'aller plus loin, Georges prit hauteur, comme eût pu faire un capitaine de vaisseau, et reconnut au gisement des arbres que nous étions bien sur la route. Nous continuâmes donc, en prenant des précautions pour ne pas nous écarter, et nous arrivâmes, en moins d'une heure, au versant occidental. Là, il fut reconnu que la pente était trop rapide, et la neige encore trop peu consolidée pour que chacune des voitures put monter avec les huit chevaux qui la conduisaient. Georges décida que deux voitures seulement monteraient à la fois, et qu'on attellerait à ces deux voitures tous les chevaux de la caravane puis, ces deux voitures arrivées, les chevaux redescendraient pour en aller prendre deux autres, ainsi de suite, jusqu'à ce que les dix équipages qui composaient notre caravane eussent rejoint le premier. Deux chevaux étaient réservés pour être attelés en arbalète à notre traîneau. On voit que nos compagnons de voyage nous traitaient en frères, et cependant tout cela se faisait sans que nous eussions eu besoin d'exhiber une seule fois l'ordre de l'empereur.
Ici les dispositions changèrent. Comme notre équipage était le plus léger, nous passâmes du centre à la tête ; deux hommes nous précédèrent, armés de longues piques pour sonder le terrain. Georges prit notre premier cheval par la bride ; deux hommes nous suivirent, entamant avec leur hache la neige derrière le traîneau, afin de laisser, aux endroits où avaient passé les roues, les traces qui pussent être suivies par une seconde, puis par une troisième voiture ; je me plaçai entre le traîneau et le précipice, enchanté de trouver cette occasion de marcher un peu à pied, et nous commençâmes l'ascension, suivis par deux voitures.
Au bout d'une heure et demie de montée sans accident nous arrivâmes à une espèce de plateau couronné de quelques arbres. L'endroit parut favorable pour la halte. Il restait huit autres voitures qui devaient monter deux par deux comme les premières : c'était donc l'affaire de huit heures, sans compter le temps que les chevaux mettraient à redescendre : nous pouvions donc à peine espérer d'être réunis tous avant la nuit.
Tous les voituriers, moins deux restés en bas pour la garde des bagages, étaient montés avec nous afin d'examiner le terrain, et tous avaient reconnu que nous étions dans la véritable route. Comme il n'y avait qu'à suivre les traces faites, ils redescendirent avec les chevaux : quatre des leurs restèrent avec Georges, Ivan et moi, pour bâtir une baraque.
Louise était dans le traîneau, tout enveloppée de fourrures, et n'ayant rien à craindre du froid : nous l'y laissâmes attendre tranquillement qu'il fût temps d'en sortir, et nous nous mîmes à abattre à grands coups de hache les arbres qui nous environnaient, moins quatre destinés à être les piliers angulaires de l'édifice. Alors, autant pour nous réchauffer que pour nous faire un abri, nous nous mîmes à bâtir une cabane qui, au bout d'une heure, grâce à la merveilleuse dextérité de nos architectes improvisés, se trouva construite. Aussitôt on creusa la neige intérieurement jusqu'à ce qu'on trouvât le sol ; avec cette neige on calfeutra les dehors de la cabane ; puis avec les branches inutiles on alluma un grand feu, dont la fumée s'échappa, comme d'habitude, par l'ouverture pratiquée au milieu du toit. La cabane était achevée, Louise était descendue et assise devant le foyer ; la poule, plumée et pendue par les pattes à une ficelle, tournait symétriquement tantôt à droite, tantôt à gauche, lorsque le second convoi arriva.
A cinq heures du soir toutes les voitures étaient rangées sur le plateau, et les chevaux dételés mangeaient leur paille de maïs : quant aux hommes, ils faisaient bouillir dans une grande marmite une espèce de polenta, qui avec le lard cru dont ils frottèrent leur pain et la bouteille d'eau-de-vie que nous leur abandonnâmes, forma tout leur souper.
Le repas achevé, nous nous casâmes du mieux que nous pûmes ; les voituriers voulaient nous laisser la cabane et dormir en plein air, au milieu de leurs chevaux, mais nous exigeâmes positivement qu'ils profitassent de l’abri qu'ils avaient construit : seulement il fut convenu que l'un d'eux resterait en sentinelle, armé de ma carabine, de peur des loups et des ours, et que d'heure en heure cette sentinelle serait relevée ; c'est en vain que nous fîmes, Ivan et moi, de vives instances pour ne point être exemptés de notre tour de garde.
Comme on le voit, notre position jusque-là était très tolérable ; aussi, nous endormîmes-nous sans trop souffrir du froid, grâce aux fourrures dont nous avait pourvus en abondance la comtesse Waninkoff. Nous étions au milieu de notre meilleur sommeil, lorsque nous fûmes réveillés par un coup de carabine.
Je bondis sur mes pieds, et, prenant un pistolet de chaque main, je m'élançai vers la porte ainsi qu'Ivan ; quant aux voituriers, ils se contentèrent de soulever la tête en demandant ce que c'était, et il y en eut même deux ou trois qui ne se réveillèrent pas du tout.
C'était Georges qui venait de faire feu sur un ours : attiré par la curiosité, l'animal s'était approché à une vingtaine de pas de la cabane, puis arrivé là, et pour mieux voir sans doute ce qui se passait chez nous, il s'était dressé sur ses pattes de derrière : alors Georges avait profité de la position et lui avait envoyé une balle ; il rechargeait tranquillement sa carabine, de peur de surprise, lorsque j'arrivai près de lui. Je lui demandai s'il croyait l'avoir touché, il me répondit qu'il en était sûr.
Du moment où ceux qui avaient demandé ce que c'était eurent appris qu'il était question d'un ours, leur apathie fit place au désir de poursuivre l'animal ; mais comme effectivement l'ours était blessé, ce qu'il était facile de reconnaître aux larges traces de sang laissées sur la neige, Georges seul y avait des droits ; en conséquence son fils, qui était un jeune homme de vingt-cinq ou vingt-six ans, nommé David, lui demanda la permission de suivre la trace, et, cette permission accordée, il s'éloigna dans la direction du sang ; je le rappelai pour lui offrir ma carabine, mais il me fit signe qu'il avait son couteau et sa hache, et que ces deux armes lui suffisaient.
Je le suivis des yeux jusqu'à la distance de cinquante pas à peu près, et je le vis descendre dans un ravin, s'enfonçant dans l'obscurité, où il marcha courbé pour ne point perdre de vue les vestiges sanglants. Les voituriers rentrèrent dans la cabane ; Georges continua sa faction qui n'était pas achevée, et comme j'étais réveillé de manière à ne pas me rendormir de quelque temps, je demeurai près de lui. Au bout d'un instant, il me sembla entendre, vers la direction dans laquelle avait disparu le fils de Georges, un rugissement sourd : le père l'entendit aussi, car, sans me rien dire il me saisit le bras et me le serra avec force. Au bout de quelques secondes, un nouveau rugissement se fit entendre et je sentis les doigts de fer de Georges se crisper encore davantage : puis il y eut un silence de cinq minutes à peu près, qui durent paraître cinq siècles au pauvre père ; enfin, au bout de cinq minutes, un cri humain retentit : Georges respira bruyamment, lâcha mon bras, et se tournant de mon côté :
- Nous aurons un meilleur dîner demain qu'aujourd'hui, dit-il ; l'ours est mort.
- Oh ! mon Dieu, Georges, murmura une voix douce derrière nous comment avez-vous permis à votre fils de poursuivre seul et presque sans armes un pareil animal ?
- Sauf votre respect, ma jolie dame, dit Georges avec un sourire d'orgueil, les ours, cela nous connaît ; j'en ai pour mon compte tué plus de cinquante dans ma vie, et je n'ai jamais attrapé à cette chasse que quelques égratignures qui ne valent pas la peine d'en parler. Pourquoi arriverait-il plutôt malheur à mon fils qu'à moi ?
- Cependant, lui dis-je, vous n'avez pas toujours été aussi tranquille que dans ce moment, témoin mon bras que j'ai cru que vous alliez me briser.
- Ah ! me dit Georges, c'est que j'avais reconnu au rugissement de l'ours que lui et mon enfant se battaient corps à corps. C'est une faiblesse, c'est vrai, Excellence ; mais que voulez-vous, un père est toujours père.
En ce moment, le chasseur reparut à l'endroit même où je l'avais perdu de vue, car, pour revenir ainsi que pour aller, il avait suivi la trace du sang. Comme s'il voulait nous donner la preuve que sa faiblesse était passée, Georges s'abstint de faire même un pas au-devant de David, et j'allai seul à la rencontre du jeune homme.
Il rapportait les quatre pattes de l'animal, c'est-à-dire la partie qui passe pour la plus friande, et ces quatre pattes nous étaient destinées. Quant au reste, il n'avait pu le rapporter : l'ours était énorme et pesait au moins cinq cents.
A cette nouvelle, les dormeurs se réveillèrent tous jusqu'au dernier, et ce fut à qui s'offrirait pour aller chercher les quartiers de l'ours. Pendant ce temps, David ôtait sa peau de mouton et découvrait son épaule ; il avait reçu de son terrible antagoniste un coup de griffe qui lui avait mis l'os presque à découvert. Cependant il avait perdu peu de sang, le sang ayant gelé presque aussitôt. Louise voulut laver la plaie avec de l'eau tiède et la bander avec son mouchoir, mais le blessé secoua la tête et répondit que c'était déjà sec ; puis il remit sa peau de mouton par-dessus après avoir frotté, pour tout remède, son épaule avec un morceau de lard. Cependant son père lui défendit de quitter la cabane, et les six voituriers désignés par Georges pour aller chercher les quartiers de l'ours partirent seuls.
La faction de Georges étant finie, il vint s'asseoir près de son fils, et un autre le remplaça. J'entendis alors que le jeune homme racontait au vieillard tous les détails du combat. Pendant ce récit, les yeux de Georges brillaient comme des charbons. Lorsqu'il eut fini, Louise offrit au blessé quelques- unes de nos fourrures pour s'envelopper, mais il refusa, posa sa tête sur l'épaule du vieillard et s'endormit.
Nous étions si fatigués que nous ne tardâmes point à en faire autant, et nous nous réveillâmes sur les cinq heures du matin, sans qu'aucun autre accident eut troublé notre sommeil.
Nos guides avaient déjà attelé la moitié de nos voitures et notre traîneau. Comme la montée était beaucoup moins rapide que la veille, ils espéraient cette fois n'avoir à faire que deux voyages. Georges prit, comme il l'avait déjà fait, la bride de notre premier cheval et conduisit la caravane ; son fils et un autre voiturier marchaient devant avec leurs longues lances pour sonder le terrain. Vers midi, nous arrivâmes au point le plus haut, non pas de la montagne, mais du passage. Il était temps de faire halte, si nous voulions que le reste des voitures pût nous rejoindre avant la nuit. Nous regardâmes tout autour de nous pour voir si nous ne trouverions pas, comme la veille, quelques bouquets de bois ; mais, aussi loin que la vue pouvait s'étendre, la montagne était nue ; il fut donc convenu que le second convoi rapporterait une charge de bois suffisante, non seulement pour préparer le souper, mais encore pour faire du feu toute la nuit.
Quant à nous, nous étions désespérés de n'avoir pas eu cette idée tout d'abord, et nous étions en train d'établir tant bien que mal, avec quatre piques enfoncées en terre et la toile qui recouvrait une des voitures, une espèce de tente, lorsque nous vîmes revenir le fils de Georges avec deux chevaux qui arrivaient au grand trot, tout chargés de bois. Ces braves gens avaient pensé à nous, et, prévoyant que sans feu nous trouverions le temps long, ils nous envoyaient des combustibles. La tente était finie ; nous grattâmes la neige comme d'habitude ; le fils de Georges creusa dans la terre un trou carré d'un pied à peu près de profondeur, alluma un premier fagot sur ce trou ; lorsque le fagot fut brûlé, il remplit à moitié le trou de braise ardente, posa dessus deux des pattes de l'ours qu'il avait tué la veille ; les recouvrit de charbons allumés comme il aurait pu faire de pommes de terre ou de châtaignes, puis il plaça sur cette espèce de four de campagne un second fagot, qui, au bout de deux heures, ne fut plus qu'un amas de cendres et de braises.
Cependant, tout en soignant les préparatifs du souper, notre cuisinier allait souvent à l'ouverture de notre tente interroger le temps ; en effet, le ciel se couvrait de nuages, et un morne silence régnait dans l'atmosphère, indiquant quelque changement pour la nuit. Or, tout changement dans notre situation ne pouvait que nous être préjudiciable. Aussi, lorsque le second convoi arriva, les voituriers se réunirent-ils en conseil, examinant le ciel et tendant la main au vent afin de savoir s'il se fixait enfin quelque part ; le résultat fut sans doute assez peu satisfaisant, car ils vinrent s'asseoir tristement près du feu. Comme je ne voulais point paraître devant Louise partager cette inquiétude, je chargeai Ivan de s'informer de ce qu'ils craignaient ; Ivan revint un instant après me dire que le temps tournait à la neige : ils craignaient donc pour le lendemain, outre les tempêtes et les avalanches, de ne pouvoir suivre exactement leur chemin, et comme la route pendant toute la descente était bordée de précipices, la moindre déviation pouvait devenir mortelle. C'était justement le péril que je redoutais : aussi la nouvelle me trouva-t-elle tout préparé.
Quelque inquiétude qu'eussent nos compagnons de voyage, la faim ne perdait cependant point ses droits : aussi, à peine installés autour du brasier, se mirent-ils à couper des effilés de l'ours, qu'ils étendirent sur les charbons. Quant à nous, on nous réservait un mets plus délicat, c'étaient les pattes cuites à l'étouffé ; aussi, lorsque celui qui s'était constitué notre cuisinier jugea qu'elles étaient à point, il écarta avec précaution les braises qui les enveloppaient, et les tira l'une après l'autre du brasier.
Cette fois encore, je l'avoue, l'impression fut peu flatteuse ; les pattes avaient démesurément grossi, et présentaient une masse informe et assez peu attrayante. Après les avoir posées toutes fumantes sur un tronc de sapin que ses compagnons avaient scié la veille et avaient apporté pour nous faire une espèce de table, notre cuisinier commença, avec son couteau, à enlever la croûte qui les recouvrait. Cependant, comme à mesure que cette opération s'accomplissait une odeur des plus succulentes se faisait sentir, je ne tardai pas à faire retour sur mes opinions, d'autant mieux que, n'ayant mangé depuis le matin qu'un peu de pain et de jambon cru, j'avais une faim atroce. Quant à Louise elle regardait toutes ces préparations avec une répugnance visible, et avait déclaré positivement qu'elle ne mangerait que du pain.
Malheureusement, quand le repas fut prêt, la vue faillit me faire perdre l'appétit qu'avait excité l'odorat : en effet, dépouillées ainsi de leur peau, les pattes de l'ours faisaient l'effet de deux mains de géant. Je restai donc, au grand étonnement des spectateurs, un instant indécis, attiré par l'odeur, repoussé par la forme, et assez désireux d'avoir un dégustateur du mets tant vanté. Je me tournai donc vers Ivan, qui convoitait ce rôti avec une gourmandise très visible, et lui fis signe d'y goûter ; il ne se le fit pas dire deux fois, emprunta la fourchette et le couteau de son voisin, et, avec une satisfaction visible, il entama une des deux pattes ; comme il n'y avait à se tromper ni à son assurance désintéressée, ni à sa satisfaction évidente, j'en fis autant que lui, et, à la première bouchée, je fus forcé de convenir qu'Ivan avait pleinement raison.
Quant à Louise, nos exemples ni nos prières ne purent rien sur elle ; elle se contenta de manger un peu de pain et de jambon rôti, et, ne voulant pas boire d'eau-de-vie, elle se désaltéra avec de la neige.
Sur ces entrefaites, la nuit était venue, et l'obscurité toujours croissante indiquait que le temps se chargeait de plus en plus ; les chevaux se serraient les uns contre les autres avec une espèce d'inquiétude instinctive, et, de temps en temps, il passait des rafales de vent qui eussent emporté notre tente, si nos prévoyants compagnons n'eussent pris soin de l'adosser à un rocher, nous n'en fîmes pas moins nos dispositions pour dormir, si la chose nous était possible. Comme la tente n'offrait point un abri suffisant pour une femme, Louise rentra dans son traîneau, dont je fermai l'ouverture avec la peau de l'ours tué la veille, et je revins m'installer sous la tente que nos voituriers nous avaient abandonnée, prétendant qu'ils seraient très bien sous leurs chariots. Effectivement, la tente était trop petite pour les contenir tous ; cependant nous insistâmes pour que la moitié de la troupe la partageât avec nous ; mais ils refusèrent obstinément, et il n'y eut que le fils de Georges qui, sur l'ordre de son père, et souffrant encore de sa blessure de la veille, se décida enfin à rester notre camarade de chambrée. Quant aux autres, ils se placèrent, comme ils l'avaient dit, sous leurs voitures, à l'exception de Georges, qui, méprisant, ce sybaritisme, se coucha tout bonnement à terre, enveloppé de ses peaux de mouton et la tête sur un rocher ; un des voituriers resta comme la veille, en sentinelle à la porte de la tente.
Comme je rentrais après avoir visité toutes ces dispositions extérieures, j'en vis une que je n'avais pas remarquée : c'était un grand amas de branches placé au milieu de la route, et auquel on commençait à mettre le feu. Ce second foyer, qui ne devait chauffer personne, me paraissait à peu près inutile ; je demandai donc dans quel but il était préparé ; le fils de Georges me répondit alors que c'était pour écarter les loups, qui, attirés par l'odeur de notre rôti, ne manqueraient pas de venir rôder autour de nous. La raison me parut suffisante et la précaution des mieux conçues : la sentinelle était chargée d'entretenir le feu de notre tente et le feu de la route.
Nous nous enveloppâmes dans nos pelisses, et nous attendîmes, sinon avec tranquillité, du moins avec résignation, les deux ennemis qui nous menaçaient, la neige et les loups. L'attente ne fut pas longue et une demi- heure ne s'était point écoulée que je vis tomber l'une, et que j'entendis dans le lointain les hurlements des autres. Cependant j'étais si fatigué, que lorsque je vis, au bout d'une vingtaine de minutes, que ces hurlements, qui, je l'avoue, m'inquiétaient plus que la neige, quoiqu'ils fussent réellement moins dangereux, ne se rapprochaient point, je m'endormis profondément.
Je ne sais pas depuis combien de temps j'étais tombé dans ce sommeil, lorsque je sentis tomber sur moi une lourde masse. Je me réveillai en sursaut ; j'étendis instinctivement les bras, mais je rencontrai un obstacle ; je voulus crier, mais ma voix se perdit étouffée. Dans le premier moment, j'ignorais complètement où j'étais ; puis, en rassemblant mes idées, je crus que la montagne s'était écroulée sur nous, et je redoublai d'efforts. Aux secousses qui l'ébranlaient, je sentis que je n'étais pas le seul Encelade enseveli sous ce nouvel Etna. J'étendis la main vers mon compagnon d'infortune, qui me saisit le bras et me tira à lui ; je cédai à l'impulsion, et je me trouvai la tête dehors. La toile de notre tente, surchargée de neige, s'était abattue sur nous et nous avait enveloppés comme dans un panneau ; mais le fils de Georges, tandis que je cherchais une issue impossible à trouver, l'avait éventrée avec son poignard, et, me saisissant d'une main et Ivan de l'autre, il nous faisait sortir avec lui par l'ouverture qu'il s'était frayée.
Il n'y avait point de sommeil à espérer pendant tout le reste de la nuit ; la neige tombait à flocons si pressés, que nos voitures avaient entièrement disparu sous la couche qui les recouvrait, et semblaient des monticules adhérents à la montagne. Quant à Georges, une légère élévation du terrain indiquait seule l'endroit où il était couché. Nous nous assîmes, les pieds au feu et le dos au vent, et nous attendîmes le jour.
Vers les six heures du matin, la neige cessa ; et cependant, malgré l'approche du jour, le ciel resta terne et lourd. Au premier rayon qui parut vers l'orient, nous appelâmes Georges qui passa aussitôt sa tête à travers sa couverture de neige. Mais c'est tout ce qu'il put faire ; sa peau de mouton était prise dans la neige solide, et le retenait comme cloué au sol. Il lui fallut faire un effort violent, à l'aide duquel il entra en possession de lui-même. Aussitôt, et à son tour, il appela les autres voituriers.
Alors nous les vîmes, les uns après les autres, passer leurs têtes à travers le rideau de neige qui avait fait du dessous de chaque voiture une espèce d'alcôve fermée. Leur premier regard se dirigea vers l'orient. Un jour pâle et triste y luttait avec la nuit, et il semblait que c'était la nuit qui dût remporter la victoire ; l'aspect était inquiétant, car, aussitôt, ils se réunirent en conseil pour savoir ce qu'il fallait faire.
En effet, toute la nuit la neige était tombée, et à chaque pas que l'on faisait dans cette couche nouvelle, on y enfonçait jusqu'aux genoux. Tout chemin avait donc disparu et les rafales de vent, qui avaient passé si violentes toute la nuit, avaient dû combler les ravins, qu'il devenait ainsi impossible d'éviter. D'un autre côté, nous ne pouvions rester à la même place, manquant de tout, sans feu, sans provisions, sans abri. Quant à retourner sur nos pas, cette résolution présentait tout autant de danger que d'aller en avant ; d'ailleurs, cette opinion fût-elle celle de nos compagnons, nous étions bien résolus à ne pas l'adopter.
Au milieu de toutes ces discussions, Louise venait de sortir la tête de son traîneau et m'avait appelé ; comme les autres voitures, il était complètement enseveli sous la neige, de sorte qu'au premier aspect elle avait jugé la position et deviné ce qui se passait. Je la trouvai ferme et calme comme toujours, et décidée à aller en avant.
Pendant ce temps, la discussion continuait entre nos voituriers, et je voyais, au geste rapide et à la parole animée de Georges, qu'il soutenait une opinion qu'il avait peine à faire adopter. En effet, Georges voulait aller en avant, et les autres voulaient attendre. Georges disait que la neige pouvait continuer de tomber ainsi pendant un jour ou deux, et rester comme cela arrive quelquefois, une semaine et même plus sans prendre aucune consistance. Alors la caravane tout entière ne pourrait plus avancer ni reculer, et serait ensevelie vivante ; au contraire, en continuant la marche le jour même, et tandis qu'il n'y avait encore que deux pieds de neige nouvelle, on pourrait le lendemain matin arriver à un village qui se trouve au bas du versant oriental, à une quinzaine de lieues d'Ekaterinbourg.
Cet avis, il faut bien le dire, quoiqu'il fût celui auquel d'avance je m'étais sympathiquement réuni, présentait bien des dangers. Le vent continuait à souffler avec violence : les chasse-neige et les avalanches sont d'ailleurs fréquents dans ces montagnes. Aussi une forte opposition se manifesta-t-elle contre l'opinion de Georges, et, au bout de quelque temps, elle dégénéra en révolte complète. Comme l'autorité dont il était investi n'était qu'une concession volontaire, ceux qui la lui avaient donnée pouvaient la lui retirer, et effectivement, ils venaient de lui dire de continuer la route avec son fils et sa voiture s'il voulait, lorsque Ivan, après être venu prendre mon avis et celui de Louise, plein de confiance comme nous dans l'expérience du vieux guide, s'avança et ordonna de mettre les chevaux aux équipages. Cet ordre excita d'abord l'étonnement, puis des murmures ; mais alors Ivan tira un papier de sa poche, et, le déployant : – Ordre de l'empereur, dit-il. – Aucun des voituriers ne savait lire, mais tous connaissaient le cachet impérial. Sans s'informer comment Ivan était porteur de cet ordre, sans discuter s'ils devaient y être soumis, ils coururent aux chevaux, qui, réunis en un seul groupe, se pressaient les uns contre les autres comme un troupeau de moutons, et au bout de dix minutes la caravane se trouva prête à partir.
Le fils de Georges prit les devants pour sonder le terrain ; Georges et sa voiture se placèrent en tête de notre colonne. Notre traîneau suivait immédiatement, de sorte que, si l'équipage de Georges enfonçait dans quelque ravin, nous pourrions nous, avec notre voiture légère, l'éviter facilement. Les autres venaient sur une seule ligne, car cette fois nous pouvions marcher tous ensemble. Ainsi que je l'ai dit, nous étions arrivés au plateau, le plus élevé de la montagne, et nous n'avions plus qu'à redescendre.
Au bout d'un instant, nous entendîmes un cri, et nous vîmes s'enfoncer notre guide. Nous courûmes à l'endroit où il avait disparu : nous trouvâmes un trou d'une quinzaine de pieds de profondeur, au fond duquel la neige s'agitait, puis une main qui passait encore. En ce moment le pauvre père accourut, tenant une longue corde à la main, afin qu'on la lui attachât autour du corps, et qu'il pût s'élancer après son fils avec quelque espoir de le sauver. Mais un voiturier se présenta en disant qu'on avait besoin que Georges se conservât pour conduire la caravane, et que c'était à lui de descendre. On lui passa la corde sous les aisselles ; Louise lui tendit sa bourse, qu'il mit dans sa poche en faisant un signe de tête, et sans s'informer de ce qu'il y avait dedans ; nous prîmes à six ou huit la corde, que nous laissâmes filer rapidement, de sorte qu'il arriva au moment où la main commençait à disparaître. Alors, saisissant le malheureux par le poignet, en même temps que nous le tirions en haut, il parvint à l'enlever de la couche de neige où il était enseveli, et le prit tout évanoui dans ses bras ; aussitôt nous redoublâmes d'efforts, et en un instant l'un et l'autre furent replacés sur un terrain solide.
Le pauvre père ne savait lequel il devait embrasser d'abord, ou de son fils ou de celui qui l'avait été chercher au fond du ravin ; mais, David étant évanoui, ce fut de lui qu'il s'occupa d'abord. L'évanouissement venait évidemment du froid ; Georges fit donc avaler au malade quelques gouttes d'eau-de-vie qui le ranimèrent ; puis on l'étendit sur une fourrure, on le déshabilla, on le frotta de neige par tout le corps, jusqu'à ce que la peau fût d'un rouge de sang, et alors, comme il remuait bras et jambes et qu'il n'y avait plus de danger, David pria lui-même que l'on continuât la route, disant qu'il se sentait en état de marcher ; mais Louise n'y voulut pas consentir ; elle le plaça près d'elle dans le télègue, et un autre voiturier le remplaça. Notre postillon monta sur un de ses chevaux, je me plaçai près d'Ivan sur le siège, et nous nous remîmes en marche.
La route tournait à gauche, s'escarpant aux flancs de la montagne ; à droite s'étendait le ravin dans lequel était tombé le fils de Georges, ravin dont il était impossible de mesurer la profondeur, car, selon toutes les probabilités, David n'avait pas roulé au fond, mais s'était arrêté sur quelque accident de terrain qui l'avait heureusement retenu. Ce qu'il y avait de mieux à faire était donc de serrer autant que possible la paroi de rocher à laquelle, sans aucun doute, était adossé le chemin.
Cette manoeuvre nous réussit, et nous marchâmes ainsi deux heures à peu près sans accident. Pendant ces deux heures, la descente étais sensible, quoiqu'elle ne fut point rapide ; nous étions alors arrivés à un bouquet d'arbres pareil à celui sous lequel nous nous étions arrêtés pendant la première nuit. Personne de nous n'avait mangé encore ; nous résolûmes de nous arrêter une heure pour laisser reposer les chevaux, déjeuner et faire du feu.
Ce fut sans doute par une prévision toute miséricordieuse que Dieu plaça au milieu des neiges ces bois résineux si prompts à s'enflammer ; aussi, n'eûmes-nous besoin que d'abattre un sapin et de secouer la neige qui pendait en frange à ses branches pour nous faire un foyer splendide autour duquel, en un instant, nous fumes tous groupés, et dont la chaleur acheva de remettre David. J'ambitionnais fort une troisième patte d'ours, mais nous n'avions pas le temps de préparer le fourneau nécessaire à sa cuisson ; je fus donc forcé de me contenter d'une tranche rôtie sur les charbons, tranche, au reste, que je trouvai excellente. Nous ne mangeâmes que la viande ; le pain était trop précieux : il ne nous en restait plus que quelques livres.
Cette halte, si courte qu'elle fût, avait fait grand bien à tout le monde, et hommes et animaux étaient prêts à repartir avec un nouveau courage, quand on s'aperçut que les roues ne tournaient plus : pendant notre station, une épaisse couche de glace avait emprisonné les moyeux, et il fallut la briser à coups de marteaux pour que les roues pussent faire leur office. Cette opération nous prit encore au moins une demi-heure ; il était près de midi lorsque nous nous remîmes en route.
Nous marchâmes trois heures sans accident, de sorte que nous devions avoir fait, depuis notre premier départ, près de sept lieues, lorsque nous entendîmes comme un craquement suivi d'un bruit pareil à celui que ferait un coup de tonnerre répété d'écho en écho : en même temps nous sentîmes passer comme un tourbillon de vent, et nous vîmes l'air obscurci d'une poussière de neige. A ce bruit, Georges arrêta court sa voiture : Une avalanche ! cria-t-il, et chacun resta muet, immobile et attendant. Puis, au bout d'un instant, le bruit cessa, l'air s'éclaircit et la rafale, comme une trombe, continua son chemin, balayant la neige et renversant deux sapins qui croissaient sur un roc à cinq cents pas au-dessous de nous. Tous les voituriers poussèrent un cri de joie : car si nous eussions été d'une demi- verste plus avancés seulement, nous étions enlevés dans l'ouragan ou engloutis par l'avalanche ; en effet, à une demi-verste d'où nous étions nous trouvâmes le chemin encombré par la neige.
Ce n'était pas à vrai dire, un spectacle imprévu, car dès que la trombe avait été aperçue, Georges m'avait manifesté la crainte qu'elle ne nous laissât cette trace de son passage. Nous n'en essayâmes pas moins, comme cette neige était légère et friable, de passer au travers et nous poussâmes les chevaux dessus ; mais les chevaux reculèrent comme si on les lançait sur un mur ; nous les piquâmes avec nos lances pour les forcer d'avancer, ils se cabrèrent tout debout puis retombèrent les pieds de devant dans cette neige qui, leur entrant dans les yeux et dans les naseaux, les rendit furieux et les fit reculer. Il était inutile d'essayer de forcer le passage ; il fallait faire une trouée.
Trois rouliers montèrent sur la plus haute des voitures, et un quatrième se hissa sur leurs épaules, afin de dominer l'obstacle. L'éboulement pouvait avoir une vingtaine de pieds d'épaisseur ; le mal était donc moins grand qu'on n'aurait pu le croire d'abord : il y avait, en nous y mettant tous, pour deux ou trois heures de travail.
Le ciel était si couvert que, quoiqu'il fût à peine quatre heures de l'après- midi, la nuit venait déjà, rapide et menaçante. Cette fois nous n'avions pas même le temps de nous construire le frêle abri d'une tente, et de plus nous n'avions aucun moyen de nous procurer du feu, puisque, aussi loin que la vue pouvait s'étendre, nous n'apercevions aucun arbre. Nous nous arrêtâmes donc à l'instant même : nous rangeâmes nos chariots en un arc dont l'éboulement faisait la corde, et, dans ce demi-cercle, nous enfermâmes les chevaux et le télègue. Toutes ces précautions étaient prises contre les loups, qu'il n'était plus possible, vu le manque de feu de tenir à distance. A peine avions-nous fait ces dispositions, que nous nous trouvâmes dans une obscurité complète.
Il n'y avait guère moyen de songer à souper, cependant nos rouliers mangèrent chacun un morceau de l'ours, paraissant trouver cette viande aussi bonne crue que cuite. Quant à moi quelle que fût la faim que j'éprouvais, je ne pus surmonter le dégoût que m'inspirait cette chair crue : je me contentai donc de partager un pain avec Louise, puis j'offris ma dernière bouteille d'eau-de-vie ; mais Georges refusa au nom de tous ses camarades, disant qu'il fallait la conserver peur les travailleurs.
Alors Louise, avec sa présence d'esprit ordinaire, me rappela qu'il y avait à notre berline de poste deux lanternes que j'avais bien recommandé à Ivan de mettre dans le télègue. Je l'appelai pour lui demander s'il avait suivi mes instructions à cet égard, et j'appris avec joie que les deux lanternes étaient dans le coffre. Je les en tirai aussitôt, et les trouvai toutes garnies de leurs bougies.
Ivan fit part à nos compagnons du trésor que nous venions de découvrir, il fut reçu avec des cris de joie. Ce n'était pas un foyer qui pût écarter de nous les animaux de proie, mais c'était une lumière à l'aide de laquelle au moins nous pourrions être prévenus de leur approche. Les deux lanternes furent placées au bout de deux perches enfoncées solidement dans la neige ; puis on les alluma, et nous vîmes avec satisfaction que leur lueur, toute pâle qu'elle était, suffisait, grâce à l'éclat de la neige, pour éclairer dans une circonférence d'une cinquantaine de pas les alentours de notre camp.
Nous étions dix hommes en tout ; deux se placèrent en sentinelles sur les chariots, huit se mirent à travailler pour percer l'éboulement. Depuis deux heures de l'après-midi le froid avait repris toute sa force, de sorte que la neige présentait déjà assez de solidité pour qu'on pût y creuser un passage, quoiqu'elle ne fût pas assez compacte pour rendre cette besogne aussi fatigante qu'elle l'eût été deux jours plus tard. J'avais préféré être au nombre des travailleurs, car j'avais pensé que, forcé de me donner un mouvement continuel, je souffrirais moins du froid.
Pendant trois ou quatre heures nous travaillâmes assez tranquillement, et ce fut alors que mon eau-de-vie, si heureusement ménagée par Georges, fit merveille. Mais, sur les onze heures du soir, un hurlement si prolongé et si proche se fit entendre, que nous nous arrêtâmes tous ; en même temps nous entendîmes la voix du vieux Georges que nous avions placé en sentinelle et qui nous appelait. Nous laissâmes notre travail aux trois quarts achevé, et nous courûmes aux chariots, sur lesquels nous montâmes. Il y avait déjà plus d'une heure qu'une douzaine de loups étaient en vue ; mais, maintenus par la lumière de nos lanternes, ils n'osaient approcher, et on les voyait rodant comme des ombres sur la limite de cette lumière, rentrant dans l'obscurité, puis reparaissant, puis disparaissant encore. Enfin, l'un d'eux s'était approché si près, et Georges, à son hurlement, avait tellement bien compris qu'il ne tarderait pas à s'approcher davantage encore, qu'il nous avait appelés.
J'avoue qu'au premier moment je fus médiocrement rassuré en voyant ces animaux monstrueux qui me paraissaient le double au moins de ceux d'Europe. Je n'en fis pas moins bonne contenance, m'assurant que ma carabine, que je tenais à la main, et que mes pistolets, que j'avais à ma ceinture, étaient bien amorcés. Tout était en bon ordre, et cependant, malgré le froid, je sentis une sueur tiède me passer sur le visage.
Nos huit chariots, comme je l'ai dit, formaient l'enceinte demi-circulaire où étaient enfermés nos chevaux, le télègue et Louise ; cette enceinte était protégée d'un côté par la paroi de la montagne, tranchée perpendiculairement à plus de quatre-vingts pieds, et de l'autre par l'éboulement, qui faisait sur nos derrières comme une espèce de rempart naturel. Quant à la ligne des chariots, elle était garnie comme les créneaux d'une ville assiégée ; chaque homme avait sa pique, sa hache et son couteau, et Ivan et moi nous avions chacun une carabine et une paire de pistolets.
Nous restâmes ainsi pendant une demi-heure à peu près occupés des deux côtés à mesurer nos forces. Les loups comme je l'ai dit, faisaient quelquefois des pointes dans la lumière comme pour s'enhardir, et cependant ces pointes avaient un caractère visible d'hésitation. Cette tactique de leur part avait cela de maladroit qu'elle nous familiarisait avec le danger ; quant à moi, une espèce de fièvre avait succédé à ma crainte première, et j'étais impatient de cette situation, qui était depuis longtemps déjà le danger sans être encore le combat. Enfin un des loups s'approcha si près de nous, que je demandai à Georges s'il ne serait pas convenable de lui envoyer une balle pour le faire repentir de sa témérité.
- Oui, me dit-il, si vous êtes sûr de le tuer raide.
- Pourquoi cela ?
- Parce que, si vous le tuez raide, ses camarades s'amuseront à le manger, comme font les chiens dans un chenil ; il est vrai aussi, murmura-t-il entre ses dents, qu'une fois qu'ils auront goûté du sang, ils seront comme des démons.
- Ma foi, répondis-je, il me fait si beau jeu, que je suis à peu près sûr de mon coup.
- Tirez donc, alors, dit Georges, car aussi bien faut-il que cela finisse d'une façon ou de l'autre.
Il n'avait pas achevé, que le coup de fusil était parti, et que le loup se tordait sur la neige.
En même temps, et ainsi que l'avait prévu Georges, cinq ou six loups, que nous n'apercevions que comme des ombres, se précipitèrent dans le cercle de lumière, saisirent le mort, et, l'entraînant avec eux, rentrèrent dans l'obscurité en moins de temps qu'il n'en faut pour le dire.
Mais, quoique les loups fussent hors de vue, leur présence n'en était pas moins constatée par des hurlements féroces ; il y a plus, ces hurlements redoublaient tellement, qu'il était visible que la troupe augmentait en nombre. En effet, c'était une espèce d'appel à la curée, et tout ce qu'il y avait de ces animaux à deux lieues à la ronde était maintenant réuni en face de nous ; enfin les hurlements cessèrent.
- Entendez-vous nos chevaux ? me dit Georges.
- Que font-ils ?
- Ils piétinent et hennissent : cela veut dire que nous nous tenions prêts.
- Mais je croyais les loups partis : ils ne rugissent plus.
- Non, ils ont fini et ils se pourlèchent. Eh ! tenez, les voilà ; attention, les autres !
En effet, huit à dix loups qui, dans l'obscurité, nous paraissaient gros comme des ânes, entrèrent tout à coup dans le cercle de lumière qui nous entourait, puis, sans hésitation, sans hurlements, fondirent droit sur nous, et, au lieu d'essayer de passer sous nos voitures, bondirent bravement dessus pour nous attaquer en face. Cette attaque fut rapide comme la pensée, et, à peine avais- je eu le temps de les apercevoir, que nous en étions déjà aux prises avec eux ; cependant, soit hasard, soit qu'ils eussent vu de quel point était parti le coup de feu, aucun n'attaqua mon chariot, de sorte que je pus juger du combat mieux que si j'y eusse pris une part directe.
A ma droite, le chariot qui était défendu par Georges était attaqué par trois loups, dont l'un, à peine à portée, fut transpercé d'un coup de pique que lui lança le vieillard et l'autre tué d'un coup de carabine que je lui tirai : il n'en restait donc plus qu'un, et. comme je vis Georges lever sa hache sur lui, je ne m'en inquiétai pas davantage, et me retournai vers le chariot de gauche sur lequel était David.
Là, la chance était moins heureuse, quoique deux loups seulement l'eussent attaqué : car David, on se le rappelle, était blessé à l'épaule gauche. Il avait bien frappé un des deux loups d'un coup de pique, mais le fer n'ayant atteint, à ce qu'il paraît, aucune partie vitale, le loup avait mordu et brisé le bois de la pique, de sorte que David s'était trouvé un instant n'avoir qu'un bâton dans la main. Au même instant l'autre loup s'était élancé et se cramponnait aux cordages, afin d'arriver jusqu'à David. Aussitôt je passai d'un chariot à l'autre, et, au moment où David tirait son couteau je cassai la tête de son antagoniste d'un coup de pistolet ; quant à l'autre, il se roulait sur la neige, rugissant avec fureur et mordant, sans pouvoir l'arracher, le bois de la pique, qui sortait de six à huit pouces de sa blessure.
Pendant ce temps, Ivan faisait merveille de son côté, et j'avais entendu un coup de carabine et deux coups de pistolet qui m'annonçaient que nos adversaires étaient aussi bien reçus à mon extrême gauche qu'à ma gauche et à ma droite. En effet, au bout d'un instant, quatre loups traversèrent de nouveau la lumière, mais cette fois pour fuir ; et, chose étrange ! alors deux ou trois de ceux que nous croyions morts ou blessés mortellement se dressèrent sur leurs pattes, puis, tout en se traînant et en laissant derrière eux une large trace de sang, suivirent leurs compagnons et disparurent avec eux, si bien que, tout compte fait, il ne resta que trois ennemis sur le champ de bataille.
Je me retournai vers Georges, au bas du chariot duquel deux loups étaient gisants : c'était celui qu'il avait transpercé d'un coup de pique et celui que j'avais tué d'un coup de carabine.
- Rechargez vite, me dit-il, ce sont de vieilles connaissances dont je sais toutes les allures ; rechargez vite, nous n'en serons pas quittes à si bon marché.
- Comment ! lui dis-je en mettant à l'instant même son conseil à exécution, vous croyez que nous ne sommes pas encore débarrassés d'eux ?
- Ecoutez-les, répondit Georges ; tenez, les voilà qui s'appellent ; et puis, tenez, tenez... et il étendit la main vers l'horizon.
En effet, aux hurlements rapprochés de nous répondaient des hurlements lointains ; de sorte qu'il était évident que le vieux guide avait raison, et que cette première attaque n'était qu'une affaire d'avant-garde.
En ce moment je me retournai, et je vis luire, pareils à deux torches ardentes, les deux yeux d'un loup, qui, parvenu sur la crête de l'éboulement, plongeait de là dans notre camp. Je le mis en joue ; mais, au moment où le coup partait, il s'élançait au milieu des chevaux, et tombait cramponné à la gorge de l'un d'eux. En même temps, deux ou trois de nos compagnons se laissèrent glisser à bas des chariots ; mais aussitôt la voix du vieux Georges retentit :
- Il n'y a qu'un loup, cria-t-il, il ne faut qu'un homme ; tous les autres à leur poste... Et vous, ajouta-t-il en s'adressant à moi, rechargez vite, et tâchez de ne tirer qu'à coup sûr.
Deux hommes remontèrent sur les chariots, et le troisième se glissa ventre à terre et son long couteau à la main entre les pieds des chevaux, qui trépignaient de terreur et se jetaient comme des insensés contre les voitures qui les enfermaient. Au bout d'un instant, je vis luire une lame qui disparut aussitôt ; alors le loup lâcha le cheval, qui se dressa tout sanglant sur ses pieds de derrière, tandis qu'à terre on voyait une masse informe se rouler sans qu'on pût distinguer l'homme du loup ni le loup de l'homme : c'était quelque chose de terrible. Au bout d'un instant, l'homme se releva : nous poussâmes un cri de joie, nous avions tous le coeur oppressé.
- David, dit le lutteur en se secouant, viens m'aider à enlever cette charogne : tant qu'elle sera dans l'enceinte, il n'y aura pas moyen de jouir des chevaux.
David descendit, traîna le loup jusqu'au chariot où était son père, et le souleva avec l'aide de son compagnon. Georges alors le prit par les pattes de derrière, comme il eût pu faire d'un lièvre, et, le tirant à lui, le jeta en dehors du cercle avec les deux ou trois qui étaient déjà gisants ; puis, se retournant vers le voiturier qui s'était assis à terre tandis que David remontait sur sa voiture :
- Eh bien ! Nicolas, lui dit-il, ne remontes-tu pas à ton poste ?
- Non, vieux Georges, non, dit le voiturier en secouant la tête, j'en ai assez.
- Seriez-vous donc blessé ? s'écria Louise en sortant à demi du télègue.
- Je ne saurais trop vous dire, ma petite dame, répondit Nicolas : seulement ce que je sais, c'est que je crois que j'ai mon compte.
- Eugène ! me cria Louise. Eugène ! venez donc m'aider à panser ce pauvre homme : il perd tout son sang.
Je tendis ma carabine à Georges, je sautai à bas du chariot et je courus au blessé.
Effectivement, il avait une partie de la mâchoire emportée et le sang coulait abondamment d'une large plaie qu'il avait au cou. J'eus peur un instant que la carotide ne fût atteinte ; je pris une poignée de neige et je l'appliquai sur la blessure, sans savoir si je faisais bien ou mal. Le patient, saisi par le froid, jeta un cri et s'évanouit : je crus qu'il était mort.
- Oh ! mon Dieu ! s'écria Louise, pardonnez-moi, car c'est moi qui suis cause de tout cela.
- A nous, Excellence ! à nous ! cria Georges, voilà les loups.
Je laissai le blessé aux soins de Louise, et je remontai vivement sur mon chariot.
Cette fois, je ne pus suivre aucun détail, car j'eus assez à faire pour mon propre compte, sans m'occuper des autres. Nous étions attaqués par vingt loups au moins ; je déchargeai l'un après l'autre mes deux pistolets à bout portant, puis je saisis une hache que Georges me tendait. Mes pistolets déchargés n'étaient plus bons à rien : je les passai dans ma ceinture, et je me mis à jouer de mon mieux de l'instrument dont j'étais armé.
Le combat dura près d'un quart d'heure ; pendant ce quart d'heure, quelqu'un qui eût assisté à cette lutte eût eu, certes, sous les yeux un des spectacles les plus terribles qui se puissent voir. Enfin, au bout d'un quart d'heure, j'entendis pousser sur toute notre ligne un grand cri de victoire ; je fis un dernier effort. Un loup s'était cramponné aux cordages de mon chariot, afin de parvenir jusqu'à moi ; je lui déchargeai un coup terrible sur la tête, et quoique la hache glissât sur l'os du crâne, elle lui fit une si profonde blessure à l'épaule, qu'il lâcha prise et retomba en arrière.
Alors, comme la première fois, nous vîmes les loups faire retraite, repasser en hurlant dans l'espace éclairé, puis disparaître dans les ténèbres ; mais cette fois pour ne plus revenir.
Chacun de nous alors jeta un regard silencieux et morne autour de lui ; trois de nos hommes étaient plus ou moins blessés, et sept ou huit loups étaient gisants çà et là : il était évident que, sans le moyen que nous avions trouvé d'éclairer le champ de bataille, nous eussions probablement été tous dévorés.
Le péril même que nous venions de courir nous faisait plus vivement encore sentir la nécessité de gagner vivement la plaine. Qui pouvait prévoir les nouveaux dangers qu'amènerait la prochaine nuit, si nous étions forcés de la passer dans la montagne ?
Nous plaçâmes donc nos blessés en sentinelles sur les chariots, après avoir bandé leurs plaies, car, quoiqu'il fût probable, ainsi que l'annonçaient les hurlements de plus en plus éloignés des fuyards que nous étions décidément débarrassés d'eux, il eût été imprudent de ne point nous tenir toujours sur nos gardes ; cette précaution prise, nous nous remîmes à creuser notre galerie.
Au point du jour, l'éboulement était percé de part en part.
Alors Georges donna l'ordre d'atteler. Quatre de nos voituriers s'occupèrent de ce soin, tandis que les quatre autres dépouillaient les morts, dont les fourrures, surtout à l'époque où nous étions, avaient une certaine valeur ; mais au moment de partir on s'aperçut que le cheval qui avait été mordu par les loups était trop grièvement blessé, non seulement pour rendre aucun service, mais encore pour continuer la route.
Alors le voiturier auquel il appartenait m'emprunta un de mes pistolets, et, le conduisant dans un coin, il lui cassa la tête.
Cette exécution faite, nous nous remîmes en route en silence et tristement. Nicolas était toujours dans un état presque désespéré, et Louise, qui l'avait pris sous sa protection, l'avait fait mettre près d'elle dans le traîneau ; les autres étaient couchés sur leurs voitures ; quant à nous, nous marchâmes à pied près des attelages.
Au bout de trois ou quatre heures de marche, pendant lesquelles les voitures faillirent vingt fois être précipitées, nous arrivâmes à un petit bois que les voituriers reconnurent avec une grande joie, car il n'était distant que de trois ou quatre lieues du premier village que l'on rencontre sur le versant asiatique de l'Oural : nous nous arrêtâmes donc, et, comme le besoin de repos était général, Georges ordonna de faire halte.
Chacun mit la main à l'oeuvre, même les blessés : en dix minutes les chevaux furent dételés, trois ou quatre sapins abattus, et un grand feu allumé. Cette fois encore l'ours fit les frais du repas, mais comme nous ne manquions pas de charbon pour le faire griller, tout le monde en mangea, même Louise.
Puis, comme chacun avait hâte de sortir de ces montagnes maudites, nous nous remîmes en route aussitôt le repas de nos chevaux et le nôtre terminés. Après une heure et demie de marche, nous aperçûmes au détour d'une colline plusieurs colonnes de fumée qui semblaient sortir de la terre : c'était le village tant désiré que plus d'un d'entre nous avait cru ne jamais atteindre, et dans lequel nous entrâmes enfin vers les quatre heures du soir.
Il n'y avait qu'une mauvaise auberge dont, en toute autre circonstance, je n'aurais pas voulu pour servir de chenil à nos chiens, et qui nous sembla un palais.
Le lendemain, en partant, nous laissâmes cinq cents roubles à Georges, en le priant de les partager entre lui et ses camarades.

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1998-2010
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