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Chapitre XXVI


Je m'empressai de porter cette lettre à mademoiselle de Launay, la priant de m'excuser auprès de madame du Maine et d'obtenir d'elle qu'elle voulût bien me renvoyer à Paris. Je craignais de la mécontenter ; mais je fus toute surprise lorsque j'appris qu'elle m'approuvait beaucoup, qu'elle voulait seulement me voir avant mon départ, et qu'elle mettrait un de ses carrosses à ma disposition, aussitôt que cela me serait agréable. Lorsque je pris congé d'elle, sa dernière parole fut celle-ci :
- Je suis charmée de vous voir fidèle à vos amis, madame, et j'espère vous trouver telle, quand je serai du nombre, ainsi que je le désire.
Je partis bien vite ; le soir même, j'étais à Paris, et je me fis conduire directement chez madame de Parabère. En entendant mon carrosse, on fit ouvrir les portes, et une fille de confiance, descendant les degrés quatre à quatre, vint au-devant de moi.
- Ah ! madame, que madame la marquise va être heureuse de vous voir !
- Est-elle chez elle ?
- Oui, madame, elle y est, elle y est pour vous du moins. La pauvre dame a grand besoin de ses amis.
Je pensai à une disgrâce, et cependant ce que j'avais vu de M. le régent et ce que j'avais vu de la marquise, ne ressemblait guère à des désespoirs. Je montais tout en faisant des conjectures, soin bien inutile, car je ne pouvais deviner. Madame de Parabère vint au-devant de moi, tout échevelée, se jeta dans mes bras en pleurant, sans se soucier des valets qui nous voyaient, et m'entraîna vers sa chambre.
Nous nous assîmes l'une auprès de l'autre sur un sofa ; elle m'embrassa encore et pleura beaucoup. J'étais assez embarrassée de ma personne ; je n'ai jamais été fort tendre, et cette amitié subite n'était pas encore poussée si loin chez moi.
- Qu'y a-t-il ? qu'y a-t-il donc, madame ? et à quoi puis-je vous être bonne ? Je suis accourue à votre appel...
- Oh ! merci, merci ! Laissez-moi me remettre un peu, je vous dirai tout ; en ce moment, j'en suis incapable.
Elle était, en effet, d'un changement inouï ; jamais je n'aurais cru qu'elle prît la chose de cette façon.
Après avoir avalé des gouttes à plusieurs reprises, après avoir respiré des sels, elle se sentit plus forte apparemment, et, se retournant vers moi :
- Vous vous rappelez le comte de Horn ?
- Parfaitement, madame. J'ai eu l'honneur de le voir chez vous, il y a peu de jours encore.
- Eh bien, madame, il est arrêté !
- Arrêté ! Pourquoi ?
- Il est accusé d'un meurtre, oui, d'un meurtre, à cause de cet abominable système de Law, qui les rendra tous fous ou criminels.
- A-t-il donc commis ce meurtre ?
- Non, il ne l'a pas commis ; non, il en est incapable. Ne l'avez-vous pas vu, et en pouvez-vous douter ?
- S'il n'est pas coupable, alors justice lui sera faite.
- Justice lui sera refusée, madame ; car, pour la première fois de sa vie, le régent a une volonté. Il le hait !
- Pourquoi le hait-il ?
- Parce que je l'aime.
Je n'avais rien à répondre à cela, et c'était assez naturel.
- Il y a trois jours, le comte de Horn est venu chez moi. il y est resté assez longtemps. Dans un moment d'exaltation, il s'est jeté à mes genoux, et M. le régent est entré juste en ce temps-là. Il est devenu rouge de colère, et, montrant la porte au jeune homme :
« – Sortez, monsieur ! dit-il.
« – Nos ancêtres auraient dit : « Sortons ! » répondit M. de Horn en le regardant fièrement :
« II s'en est suivi une scène qui a duré presque toute la journée ; j'ai maltraité le prince, je lui ai dit de ces vérités qui ne s'oublient guère ; il est sorti furieux, je ne l'ai pas revu depuis.
Jusque-là, je ne comprenais pas grand-chose. Elle reprit :
- Hier matin, on m'annonça un exempt aux gardes françaises, qui désirait me remettre une lettre à moi-même. Cette lettre, la voici.
Je lus :

« Belle et adorée marquise, je n'ai plus d'espoir qu'en vous, je suis perdu si vous ne venez à mon secours. Un malheureux emportement, suite de la scène cruelle que j'ai essuyée chez vous, m'a rendu coupable d'un meurtre... »

- Mais, madame, interrompis-je, vous voyez bien qu'il l'avoue.
- Un meurtre, mais non pas un assassinat. Continuez :

« J'ai tué un homme qui m'avait insulté, un homme sans défense : c'était un misérable, un voleur ; je n'ai fait que me préserver moi-même. Faites-moi sortir de prison ; sans cela, je ne vous verrai pas, et il faut que je vous voie pour vivre. »

- Eh bien, repris-je, qu'avez-vous fait ?
- J'ai attendu, mon Dieu ! j'ai attendu la réponse d'une lettre que j'ai écrite à Dubois, n'osant pas aller droit au régent, à cause de la scène de la veille. Je ne croyais pas alors la chose bien grave, je croyais à un emprisonnement très court ; la Tournelle devait y regarder à deux fois avant de se mêler de cette affaire. Le frère d'un prince souverain étranger n'était, selon moi, justiciable que de la cour. La réponse de Dubois me tira de cette erreur ; le fait était grave, il s'agissait d'un assassinat, et, bien loin de relâcher le comte, on lui faisait son procès. J'allai tout éperdue chez M. le régent ; il ne me reçut point. Je lui écrivis, je n'eus point de réponse ; je vis dix puissances en une heure ; toutes éludèrent ; alors je compris le danger, je sentis le besoin d'une amie, je pensai à vous, je vous écrivis ; vous êtes venue, et je suis sûre que vous allez m'aider.
- Que puis je faire ?
- Nous irons ensemble chez monseigneur le régent ; il vous recevra, vous.
- Il me connaît à peine.
- Il vous connaît assez pour vous avoir trouvée belle ; cela suffit.
- N'avez-vous pas cherché à le voir aujourd'hui ?
- Au contraire ; mais il est parti dès ce matin pour Saint-Cloud, et n'est pas rentré encore. On doit me prévenir dès qu'il arrivera. Vous viendrez, n'est-ce pas ?
Quand M. Walpole m'accuse d'être romanesque, il n'a pas entièrement tort en ce qui concerne ma jeunesse ; car depuis longtemps j'en suis si bien guérie, qu'il n'en reste plus de traces. En ce temps-là, je l'étais, et je ne fus point insensible au bonheur de me trouver mêlée à tout ceci comme partie agissante. J'assurai la marquise que je ne la quitterais pas ; à quoi elle me répondit qu'on allait préparer mon appartement. J'essayai de la consoler en lui donnant de l'espérance ; elle secoua la tête et me dit :
- Vous ne savez pas tout.
- Il ne mourra point, nous le sauverons.
- Nous ne le sauverons pas, il mourra, je vous le garantis.
- Ne vous faites point de chimères, madame.
- Ce ne sont point des chimères, c'est la réalité. Tous ceux qui m'ont aimée, et à qui je l'ai permis, sont morts de mort violente. Je porte malheur.
Je fis un mouvement d'incrédulité.
- En voulez-vous la liste et la preuve ? Ecoutez-moi :
« L'abbé de Montmorency, assassiné à ma porte ;
« Le vicomte de Jonsac, précipité d'une fenêtre ;
« Les deux frères de Scheval, tués en duel pour moi ;
« Le chevalier de Breteuil, tué en duel pour moi ;
« Le jeune de Blesne, premier page de Madame, assassiné dans un fiacre, en m'attendant à la porte du bal de l'Opéra ;
« L'abbé de Gisors, empoisonné ;
« M. de Cernay, devenu fou, s'étranglant lui-même avec ses cheveux !
« Le chevalier de la Vieuville, mon cousin, qui s'est fait sauter avec son navire.
« Vous le voyez, la liste est longue, et les noms sont illustres. Le comte de Horn viendra s'y placer, vous dis-je, et, à son jour, Philippe d'Orléans, y viendra aussi ; c'est écrit là-haut.
Je vois encore le visage de la marquise en parlant ainsi ; je vois cet effroi, cette conviction empreinte si profondément dans ses traits ; elle me glaça le sang. J'eus peur comme elle : cependant j'essayais de lui répondre et de chasser ces images, lorsqu'une de ses femmes entra en disant :
- M. le régent est de retour et il attend madame la marquise.

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