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Chapitre XXIX


Il est un homme dont j'ai promis de parler en détail, et qui me revient à la mémoire, parce que la première personne que je trouvai chez moi en y rentrant, après avoir donné mes soins à madame de Parabère, ce fut lui. Cet homme, c'est lord Bolingbroke. Peu de gens en peuvent parler comme moi, car peu l'ont connu et suivi pendant sa vie ainsi que je l'ai fait. M. Walpole ne veut pas entendre ce nom-là, à cause de ses discussions avec son père, dans lesquelles celui-ci ne joua pas le beau rôle; mais, comme il ne lira ceci qu'après ma mort, il pardonnera bien à ma mémoire le souvenir d'un ancien ami, et la justice que je vais lui rendre.
Lord Bolingbroke est bien une des figures les plus remarquables et les plus singulières de ce siècle-ci. Il est difficile de réunir plus d'esprit à plus d'habileté et de hautes vues ; plus de loyauté, de droiture, à plus de générosité dans les idées et dans les actions. Il avait deux défauts qui lui nuisirent dans l'esprit des autres, sans cependant entraver sa conduite. Le premier fut la galanterie et le second la légèreté. L'âge et une passion véritable le guérirent du premier ; le second, qui tenait à la vivacité de son esprit, était plutôt apparent que réel ; il ne s'en fit pas moins accuser par les sots et méconnaître par les gens exclusivement sérieux qui prennent l'ennui pour bannière et pour enseigne. J'ai beaucoup aimé lord Bolingbroke, je pense souvent à lui, et ce sera pour moi un vrai bonheur que de consacrer quelques pages à raconter sa vie pleine d'intérêt et d'aventures dont personne, à l'heure qu'il est, ne se souvient en France, excepté MM. de Matignon, ses amis dévoués ; excepté Voltaire, Pont-de-Veyle et d'Argental, mes contemporains ; excepté le maréchal de Richelieu notre contemporain aussi ; mais celui-ci ne se rappelle que ce qui lui rapporte un profit, une gloire ou un plaisir.
Lord Henri Bolingbroke était intimement lié avec madame de Fériol. Je l'ai dit, c'était chez elle que je l'avais rencontré ; il me plut tout d'abord et je lui plus également ; il commença à venir chez moi dès le lendemain, et ne cessa plus d'y venir depuis lors.
Il avait, à cette époque, à peu près quarante ans, étant né en 1672. Il était beau, si on eût pu lui ôter un nez formidable, un véritable nez de Thomas Cocial, le compère de Sancho ; il avait une belle tournure et un fort grand air. Je conçois facilement que la marquise de Villette, plus âgée que lui de douze ans, s'en soit éprise au point de se déclarer publiquement sa maîtresse et de vivre avec lui maritalement, ce que l'on n'aurait pas souffert sous un autre régime que la régence. Lord Bolingbroke était de l'illustre famille de Saint-Jean ou Saint-John : ces Anglais nous ont pris nos noms et les habillent à leur manière. Il avait épousé une Winchescomb, qui existait encore à l'époque où j'ai connu son mari ; mais, depuis longtemps, ils n'habitaient plus ensemble. Lié d'amitié avec les plus beaux esprits de l'Angleterre, avec Pope, avec Swift, avec Dryden, il cultivait lui-même les lettres avec goût et avec succès. Il a laissé une correspondance remarquable et de nombreux ouvrages. Son éloquence était connue à la chambre des communes, et ses discours commencèrent sa fortune : il fut remarqué au Parlement. La reine Anne voulut se l'attacher, et se l'attacha en effet, car il ne cessa jamais de lui donner des preuves de son dévouement. En dépit des intrigues de toute sorte, il devint bientôt ministre de la guerre et de la marine, ce qui lui donna des rapports fréquents avec le duc de Marlborough. Il était curieux à entendre sur le compte de cet homme célèbre. J'en ai retenu bien des particularités assez inconnues que je consignerai ici, m'étant fait une loi de relater dans mes Mémoires tout ce que je sais d'intéressant, particulièrement sur les personnages historiques.
Marlborough était d'une famille noble, mais sans illustration et sans patrimoine. L'origine de sa fortune est extraordinaire et presque impossible à raconter pour une femme. Je n'ai guère de préjugés : à mon âge, on ne fait plus partie d'aucun sexe ; mais on sait que des femmes doivent vous lire, et l'on se respecte en les respectant.
Ce que l'on ne sait guère, c'est que Jean Churchill, depuis duc de Marlborough, fit ses premières armes, étant tout jeune, sous M. de Turenne. Il devint ensuite page du duc d'York, depuis Jacques II, dont sa soeur, Elisabeth Churchill, était la maîtresse. Jean et Elisabeth étaient admirablement beaux : on les remarquait partout ; et le duc d'York obtint facilement, pour son page, une place d'officier dans les gardes.
Ici commence l'histoire embarrassante. J'aurai beau tourner ma langue et ma plume sept fois, je ne viendrai jamais à bout de vous faire comprendre la chose. Il est certaines preuves de force, certains exercices laissés d'ordinaire aux saltimbanques, et que la bienséance leur défend cependant d'exécuter en public. Les hommes ont la faiblesse d'attacher un grand prix à ces avantages, et peu d'entre eux sont doués d'une telle persistance, à ce qu'il paraît.
Un jour, dans une orgie d'officiers, Churchill déploya des talents prodigieux et une vigueur que l'adresse augmentait encore. C'en fut assez pour lui faire une réputation d'hercule ; ce fut à qui raconterait les merveilles équilibristes exécutées par le bel officier. Le roi Charles II ne fut pas des derniers à l'apprendre, et il conçut une véritable admiration pour cet homme aux facultés si puissantes qui soutenait des poids inaccoutumés sans fléchir et sans perdre un pouce de sa taille. Il le rapprocha de sa personne, convaincu qu'un tel gardien le défendrait mieux que dix autres.
L'anecdote courut dans la cour et la ville. Charles II avait alors pour maîtresse une fort belle créature, accusée et convaincue de chercher, parmi la belle jeunesse de Londres, un dédommagement à la majesté de son royal amant. Cette maîtresse vaut bien la peine qu'on s'y arrête, car elle eut une vie assez singulière.
Elle se nommait Barbara Villiers, fille et unique héritière du vicomte de Grandisson. Elle épousa Roger Palmer, comte de Castelmaind, et devint bientôt favorite de Charles II, dont elle fit son esclave et son serviteur.
Pour lui plaire, il disgracia le comte de Clarendon, grand chancelier, qu'elle ne pouvait souffrir.
Elle se donna la joie de le voir passer comme il venait de remettre les sceaux, et elle eut l'insolence de l'injurier ; à quoi le comte répliqua seulement avec un calme stoïque : - Patience, patience, milady ! un jour viendra où vous serez vieille et laide. Il ne pouvait pas, en effet, lui adresser une plus grande injure que celle-là. Madame de Castelmaind, en attendant la vieillesse, usait de ses beaux jours. On lui raconta l'histoire de Churchill ; elle eut la curiosité de savoir à quoi s'en tenir, et le vaillant soldat ne resta pas au-dessous de sa réputation.
Cette bonne madame de Castelmaind, une fois qu'elle eut satisfait cette curiosité, voulut s'assurer si les baladins et coureurs de foires soutiendraient la comparaison avec le futur héros, et poussa les expériences si loin, que, malgré sa bonne volonté, Charles II ne put feindre l'ignorance, et se vit contraint de la chasser. Elle ne refusa point de partir ; seulement, elle exigea un dédommagement, et se fit faire duchesse de Cleveland.
Un gentilhomme, nommé Robert Fielding, du comté de Warvick, depuis longtemps épris de la belle duchesse, l'épousa en troisièmes noces. Sa seconde femme vivait encore aussi, lorsque madame de Cleveland commença à le trouver moins aimable, elle l'attaqua très bien en bigamie, et fit casser son mariage. Le pauvre Fielding allait être pendu haut et court, mais la reine Anne lui donna sa grâce. C'était sans doute en considération de l'alliance !
La duchesse de Cleveland eut plusieurs enfants dont une fille, religieuse à Pontoise. Sa mère envoya un singulier cadeau à l'abbaye ; elle se fit peindre avec l'Enfant Jésus, dans ses bras, et on la mit sur un autel, la prenant pour la Vierge Marie. La jeune nonne n'ayant jamais vu sa mère, qui s'en était débarrassée le plus tôt possible, n'en savait pas plus que les autres, et faisait dévotement prières et voeux à la sainte image. Cela dura jusqu'à ce qu'une âme charitable avertit l'abbesse de cette profanation, qu'on se hâta de faire cesser.
Les maîtresses des rois étaient bien, à ce qu'il paraît, dans ce pays d'Angleterre, où les dames ont des façons si prudes en apparence ! Cela se rencontre plus qu'on ne pense.

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